VI

1767 Words
VI Le soleil était au couchant quand la société atteignit le sentier accessible seulement aux piétons et aux cavaliers et conduisant au champ de course. À la grande satisfaction de Kyrle Daly, M. Cregan avait pris son cheval, lui résignant l’agréable office de conduire Anne dans le cabriolet, tandis que lui allait en avant avec les messieurs. Rarement, je crois, les roues de ce véhicule étaient entrées dans autant d’ornières et s’étaient trouvées en contact avec autant d’obstacles que pendant ce court trajet, – effet qu’il faut attribuer plutôt à la perplexité du conducteur qu’à son défaut d’adresse ou d’habitude. Personne de la société ne sut – et personne même ne se mit en peine d’apprendre – quelle était, le long de la route, la nature de la conversation entre les deux jeunes gens. On remarqua cependant, quand le cabriolet s’arrêta, que Kyrle était pâle et agité, et qu’il avait l’air distrait, tandis que le visage d’Anne avait revêtu une gravité inaccoutumée, non sans mélange de confusion. « Tiens ! s’écria Cregan, quelles drôles de mines vous avez ! Tâchez de vous remettre avant d’arriver, car elles ne seraient point de mise là-bas, je vous assure. Vous avez encore un quart de mille à faire à travers champs. – Eh quoi ! mon oncle, la route ne se poursuit-elle pas de ce côté ? – Pas plus près que je ne vous dis, et le cabriolet ne peut avancer davantage. Allons, Creagh, donnez à ma nièce son petit cheval de chasse, et venez avec moi par les champs. Monsieur Daly, je vous restitue votre monture. Une jolie monture, en vérité ! Je voudrais la voir essayer à un steeple-chase, avec dix ou douze livres de pierres. – Je vous en prie, disait en même temps Kyrle d’une voix basse et grave, en s’adressant à miss Chute, je vous en supplie, ne me privez pas de cette dernière occasion. Je donnerais le monde entier pour une minute de conversation. – Je crois que j’aime mieux marcher, mon oncle, dit Anne avec quelque hésitation, et M. Daly est assez bon pour me dire qu’il m’accompagnera à pied. – De tout mon cœur, s’écria Cregan. Je me rappelle encore, Daly, le temps où je n’aurais pas donné une promenade à travers champs avec une belle jeune fille, par une belle soirée, pour toutes les courses de Munster. » Et ce disant, lui et Creagh pressèrent le pas de leurs montures pour rattraper le docteur et le capitaine. Je crains, reprit Kyrle avec une expression mêlée de dignité et de désappointement, je crains, miss Chute, que vous ne trouviez mon insistance importune, après ce que vous m’avez déjà dit. Mais ce rejet a été si soudain – je ne veux pas vous dire si inattendu – que je ne puis m’empêcher d’approfondir davantage le sujet. D’ailleurs, il peut, il doit se passer longtemps avant que nous ne nous retrouvions. – Je suis fâchée que vous croyiez cela nécessaire, monsieur Daly. Je vous ai toujours aimé comme ami, et je ne sache personne dont j’apprécie davantage la société à ce point de vue ; mais si vous jugez nécessaire à votre propre repos de rester éloigné de nous, il serait très déraisonnable à moi de murmurer. Cependant je crois et j’espère – ajouta-t-elle en affectant un air souriant et en regardant dans le vague au-dessus de lui – qu’il ne s’écoulera pas longtemps avant que nous puissions nous revoir avec d’autres sentiments et un esprit aussi libre que jamais. – Vous me faites tort, Anne ! s’écria Kyrle avec une subite exaltation. Je ne suis pas assez ignorant de mon caractère pour supposer que ce soit possible. Non, miss Chute. Ce n’est pas chez moi un caprice d’enfant, une prédilection soudainement formée et dont on peut aussi soudainement se défaire. Si vous m’aviez dit cela l’été dernier, quelques semaines après que je vous avais vue pour la première fois, vos paroles auraient peut-être pu avoir leur justesse. Je connaissais de vous peu de chose, si ce n’est votre beauté et vos talents, et je me rendrai cette justice : jamais ces qualités dans une femme ne pourront me fixer sérieusement ni produire dans mon esprit un trouble durable. Mais notre connaissance s’est trop prolongée depuis, je vous ai vue trop souvent, je vous ai aimée trop profondément et trop sincèrement, pour ressentir cette déception autrement que comme un coup terrible. Laissez-moi vous supplier, – continua-t-il avec une animation croissante, et sans prendre garde aux efforts que miss Chute faisait pour l’interrompre, – laissez-moi vous conjurer de révoquer ce refus précipité. Vous avez dit que vous n’étiez pas préparée… que vous ne vous attendiez pas à une telle demande de ma part. Je ne vous presse pas de répondre en ce moment ; la t*****e de l’incertitude elle-même est préférable au désespoir absolu. Dites que vous y penserez ; dites ce que vous voudrez, plutôt que de décider tout d’un coup de… de ma désolation, je ne puis l’appeler autrement. – Je ne dois pas, je ne veux pas agir avec tant d’injustice, dit Anne très affligée de la profonde impression qui était évidente dans la voix et les manières de son prétendant. Ce serait vous traiter très déloyalement, monsieur Daly. Il est vrai que je ne m’attendais pas à une déclaration comme celle que vous m’avez faite, – pas le moins du monde, – mais ma décision est prise néanmoins. Il m’est impossible de vous donner jamais une réponse autre que celle de tout à l’heure. Je vous en conjure à mon tour, ne laissez place à aucune espérance sans fondement, à aucune idée de modification dans mes sentiments. Il nous est aussi impossible d’être jamais unis que si nous vivions dans deux planètes séparées. » Le malheureux Kyrle offrait en ce moment l’image du pâle et lugubre désespoir. Son œil s’égarait, sa joue blêmissait, chaque muscle de son visage frémissait d’émotion. Pendant quelques instants, ses paroles furent décousues au point d’approcher de l’incohérence, et ses genoux tremblèrent d’une faiblesse maladive. Il continua cependant à insister. Ne pourrait-il pas être honoré des raisons de miss Chute ? Y aurait-il quelque chose dont elle eût été choquée dans sa conduite ? quelque chose qu’il pût changer ? L’abattement qui se manifestait dans sa voix et dans sa contenance la toucha, l’effraya presque, et elle tenta quelques efforts pour alléger son désespoir, sans cependant donner le plus léger fondement à une espérance qu’elle savait ne pouvoir réaliser. Les consolations dont elle se servit étaient tirées plutôt de la possibilité d’un changement dans les sentiments de Kyrle que dans les siens. « Vous n’êtes pas, lui disait-elle, dans des conditions qui vous permettent de juger l’état de votre propre esprit. Croyez-le, cet abattement ne durera pas comme vous paraissez le craindre. Dieu est trop juste pour mêler dans la trame de notre nature une passion que notre raison n’ait pas le pouvoir de subjuguer. – Assurément, Anne, je ne suis pas aussi ignorant que vous le supposez des effets d’une déception comme celle-ci. Je sais qu’ils ne seront pas toujours aussi violents et aussi accablants qu’à cette heure ; mais je sais aussi qu’ils seront aussi durables que la vie. J’ai souvent éprouvé un sentiment de regret qui s’élevait au degré d’une peine réelle, en jetant un regard en arrière sur des années qui ne s’étaient guère distinguées que par les plaisirs ordinaires de l’enfance. Imaginez donc, si vous le pouvez, si j’ai raison d’appréhender l’arrivée de ces heures où je serai seul, le soir, et où je penserai au temps qui fut passé en votre société. » Miss Chute écoutait avec une émotion profonde et même sympathique. Lorsque Kyrle se hasarda à lever les yeux sur elle et observa l’expression particulière de son chagrin, l’idée d’un rival, qui jusqu’à ce moment ne s’était pas une seule fois présentée à lui, brilla dans son esprit comme un éclair et changea le courant de ses impressions. La sensation de la jalousie était presque un stimulant utile dans l’excessif abattement qui l’anéantissait. « Voulez-vous me pardonner, dit-il, et recevoir ma situation actuelle pour excuse, s’il y a quelque chose d’offensant dans la question que je vais vous adresser ? Un seul motif de refus ménagerait mon orgueil, en m’évitant la mortification de me croire tout à fait indigne. J’éprouverais quelque consolation à penser que ma propre infortune a servi d’instrument à votre bonheur. En vérité, je ne songerais pas à exhaler un seul mot de plus sur ce sujet si je croyais que vos affections eussent déjà été engagées. » L’agitation parut alors avoir passé du côté d’Anne ; son front devint d’un rouge foncé, puis revint à une blancheur plus marquée encore que celle dont il était naturellement revêtu. « Je n’ai point d’autre engagement, dit-elle après une pause ; si j’en avais, il me serait difficile de juger légitime une telle enquête : mais, je vous l’assure, je n’en ai aucun. Puisque vous avez parlé de mes projets d’avenir, je serai plus explicite, et je vous avouerai qu’il ne me semble pas probable d’en former jamais. J’aime ma mère : sa société est tout ce que je désire, tout ce dont j’espère jouir actuellement. Laissez-moi maintenant vous prier comme un ami, par considération pour moi aussi bien que pour vous-même, de ne jamais renouveler aucune conversation sur ce sujet. » Ceci fut dit d’un ton de décision tel que Kyrle vit l’impossibilité d’ajouter un seul mot, sans risquer de perdre l’amitié de miss Chute. Tous deux continuèrent donc leur promenade en silence, sans échanger même une observation indifférente, jusqu’à ce qu’ils atteignissent le sommet du talus d’où l’on voyait le champ de course. Leurs pensées cependant n’étaient pas soumises à une même contrainte, et, ni chez l’un ni chez l’autre, le cours des réflexions n’était capable d’exciter l’envie de ceux qui auraient pu le scruter. « Elle a reçu ma question avec embarras, pensait Kyrle, et elle a évité de répondre. J’ai un rival, c’est évident, et un rival favorisé, sinon déclaré. Eh bien ! si elle doit être heureuse, je suis content, mais incontestablement le plus malheureux des hommes contents qu’il y ait sur la terre. » Les méditations d’Anne tournaient aussi sur la même phrase de la conversation. « Tout ce que je désire ? répétait-elle mentalement, se citant à elle-même ses propres paroles. Ai-je donc si bien dominé mes sentiments que je puisse émettre, avec une parfaite sincérité, une assertion comme celle-là ? ou si elle est sincère, suis-je sûre que je ne cours aucun risque de perdre cette liberté d’esprit, en acceptant l’invitation de mon oncle ? Mais il n’est pas possible, vraiment, que ma tranquillité soit compromise dans la société de quelqu’un qui me traite d’une façon plus froide que l’indifférence elle-même ; et quand cela serait, ma décision est déjà prise, et il serait trop tard pour me rétracter. Pauvre Kyrle ! il dépense son éloquence à exciter ma commisération sur une situation d’esprit qui m’a été si longtemps et si douloureusement familière. S’il savait quelle puissante sympathie est éveillée par ma propre expérience, il n’aurait pas besoin de chercher à l’accroître. » De bruyantes acclamations de bienvenue, poussées en l’honneur de l’héritière de Castle-Chute, patronesse des courses, interrompirent leurs sombres réflexions. Kyrle, remarquant que miss Chute faisait des efforts pour paraître affranchie de toute préoccupation, et sentant, dans la sincérité de son affection, un véritable chagrin du malaise qu’il lui avait causé, se contraignit à prendre son air de bonne humeur habituel, et entra avec quelque animation dans l’esprit de la scène, qui ne laissait pas d’être grotesque ; mais cette contrainte était trop violente pour durer longtemps. Aussi prit-il congé de miss Chute, lorsqu’il la vit bien installée et engagée dans une conversation amusante avec le capitaine Gibson, qui, tout rempli des souvenirs d’Ascot et de Duncaster, ne pouvait retenir ses éclats de rire à la vue de cette course, genre Téniers.
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