V

2051 Words
V Une vieille portière, parlant irlandais et portant à la ceinture un énorme trousseau de clés ; une grille rouillée, des colonnes élevées, et surmontées par une paire de vases en marbre cassés, et dont les fûts, loin de présenter cet aspect de solidité tant admiré dans les restes de l’architecture grecque, étaient ornés de touffes de longues herbes dans toutes leurs fissures ; une avenue avec des rangées d’ormes, formant une échappée sur la rivière ; un détour soudain, faisant apparaître une pelouse verte et dorée par le soleil ; des tas de foin, des faucheurs à l’ouvrage, une allée sinueuse, jonchée de gravier et perdue dans un bosquet ; la maison se montrant par-dessus les arbres, les fenêtres à carreaux étroits brillant entre les branches, le vieux château couvert de lierre contrastant singulièrement avec les parties plus modernes de la construction ; les choucas croassant autour des cheminées, les hérons se reposant sur les tourelles ou poursuivant leur vol majestueux à travers le « paisible royaume des vents » ; le cri perçant d’un paon dans la profondeur du bois ; une colline verte, resplendissante de soleil, se détachant sur un horizon nuageux ; la lourde voûte normande, les bosquets solitaires et odorants, la bruyante basse-cour et les communs situés, comme c’était alors l’usage, tout près de l’habitation ; le rosier de tout mois embrassant le simple fronton au-dessus de la porte du vestibule ; le marteau pesant, le pignon élevé, les fragments de sculpture brisée et de frais feuillage, qui présentaient à l’esprit les images de la jeunesse et de la vieillesse, de la grandeur en ruine et de la beauté naissante, mêlées et entrelacées ensemble, sous la forme la plus charmante : tels étaient les principaux traits de la scène à travers laquelle Kyrle Daly entrait dans la demeure de celle qu’il aimait. Il fut introduit par une voûte gothique richement ornementée, tandis que Lowry restait à promener son cheval à l’ombre des arbres. Reçu d’abord dans le vestibule par le domestique, Pat Falvey, il monta un escalier en colimaçon, composé d’étroites marches en pierre, en haut duquel il trouva Syl Carney. La vive et causante femme de chambre lui fit traverser une ancienne salle de banquet qui avait été, au temps d’Elisabeth, le siège d’une assemblée des Chieftains de Munster ; puis, descendant quelques marches de bois, ils se trouvèrent au milieu d’une galerie d’architecture beaucoup plus moderne. Avant d’arriver là, et d’entendre les voix et les rires dans le salon adjacent il avait appris, à sa grande surprise, et en un sens à son désappointement, qu’il allait trouver au château beaucoup plus de monde qu’il ne comptait : plusieurs gentleman y étaient venus pour assister à des courses données dans les environs. La société se leva, et le reçut avec ce pompeux déploiement d’affabilité et d’attention que nos pères prenaient pour la politesse, mais que leurs descendants ont bannie des salons, comme nuisible à la facilité et à la sincérité de la vie sociale. Mistress Chute était hors d’état de se lever ; mais son salut fut à la fois cordial et digne. Anne tendit la main au nouvel arrivant, de l’air d’une parente affectionnée. M. Hyland Creagh plaça ses deux talons ensemble, ajusta l’ample jabot de sa chemise, et s’inclina jusqu’à ce que la queue de sa perruque poudrée culminât au zénith ; tandis que Pincher, remuant la queue, regardait son maître comme pour s’informer de la nature de ses mouvements, et finalement se pelotonnait sur le tapis et s’endormait. M. Barnabe Gregan serra la main du jeune homme, jusqu’à faire craquer les os, et exprima, dans un langage très concis, le souhait que son âme fût condamnée au malheur éternel, dans l’autre monde, s’il n’était pas véritablement enchanté de le voir. Le docteur Leake lui tendit un doigt que Kyrle saisit énergiquement, et, en revanche peut-être de la t*****e à lui infligée par Gregan, secoua avec une si vive expression de considération que le digne médecin fut tenté de regretter sa condescendance. Quant au jeune officier, – un Anglais, – Kyrle lui fut présenté avec la formule ordinaire : Capitaine Gibson, Monsieur Daly. – Monsieur Daly, le capitaine Gibson. » Sur quoi ils se saluèrent aussi froidement et aussi roidement que les figures d’un étalage d’horloger de Holborn, et chacun reprit sa place. Après les informations ordinaires sur la santé des deux familles, Kyrle Daly se livra à un bref examen des personnes qui l’entouraient. Le lecteur va profiter des renseignements que pouvait fournir cet examen. Mistress Chute, la vénérable maîtresse de maison, était assise dans un fauteuil richement sculpté, près d’une table à ouvrage en ébène sur laquelle étaient posés des lunettes en argent et le nouvel almanach des courses. Une canne à pomme d’or était appuyée contre son siège, et un petit épagneul se tenait à côté d’elle, dans l’attitude que les héraldistes appellent couchant. Quoique dans le déclin et presque la destruction de ses charmes, on découvrait en elle une grâce, une dignité, un éclat adouci, et même une beauté, qui éveillaient le respect du spectateur, et parfois relevaient au degré de l’admiration. Tout en ne lui ôtant rien de sa dignité, l’âge lui avait communiqué cet air d’abnégation féminine dont elle passait pour avoir trop manqué dans sa jeunesse, et avait remplacé en tendresse et en intérêt ce qu’il lui avait enlevé de beauté. Sa fille, qui lui ressemblait beaucoup par la forme des traits aussi bien que par l’expression, était extrêmement belle, avec son amazone bleu foncé ; sa chevelure, d’un noir brillant, coupée court et gracieusement bouclée, sortait de son petit chapeau rond, et accompagnait un visage où brillait en ce moment une gaîté douce et fascinante. – Il est bon de dire : en ce moment, car beaucoup de gens auraient été loin de reconnaître Anne à ce trait. Ceux qui ne la voyaient qu’en visite, de loin en loin, remarquaient que son aspect habituel était froid et réservé. À leur avis, il y avait dans l’éclat glacé de ses grands yeux noirs et dans le noble port de sa belle personne, une fierté qui refoulait l’enthousiasme et l’arrêtait court à la simple admiration. Mais ceux qui la voyaient plus longuement et plus intimement trouvaient un attrait de plus dans cette froideur même, tenant à distance les connaissances ordinaires, et qui était dépouillée pour eux si gaiement et si gracieusement. On peut comparer les impressions qui accompagnaient une intimité croissante avec cette jeune fille, à celles d’un homme dont les yeux cherchent, à l’aide d’une faible lueur, à découvrir les charmes d’un paysage qu’il sait être beau, mais qu’il ne peut apprécier avant que la lumière du matin ne se répande sur le tableau, et ne le présente dans toute son exquise réalité. Le reste de la société n’est pas assez intéressant pour réclamer une égale attention. Le père de Hardress, M. Barnabé Cregan, de Roaring-Hall, vieux gentleman dont le nez racontait plus d’une nuit d’orgie, était assis près de mistress Chute, et profondément engagé dans une discussion sur les coqs et les cochets, leurs divers genres de combats, leurs divers mérites, la longue loi, la courte loi, et toute autre loi ayant quelque rapport avec sa passion dominante. Le capitaine Gibson, rose dans son habit rouge, homme de talent et d’habileté dans sa profession, écoutait avec beaucoup d’intérêt le docteur Lucas Leake, qui possédait quelque petite science d’antiquaire, et lui montrait en ce moment la différence, entre la tactique du roi Lugh-Lamb-Fada, et celle du War-Office de sa très gracieuse Majesté. M. Hyland Creagh, qui, malgré la parfaite maturité de ses années, continuait encore à faire le galant, était debout près de miss Chute, et considérait d’un air demi-embarrassé, demi-souriant, un paysage qu’elle lui avait mis dans les mains. De temps en temps il le tournait vers le jour, et dirigeait de côté un regard répulsif sur Kyrle, qui rôdait négligemment autour du bel objet de ses attentions, en cherchant à donner à son approche l’apparence du hasard plutôt que d’un dessein arrêté. L’expérience de M. Creagh en société l’avait depuis longtemps averti que la jeunesse est une qualité qui contribue essentiellement au succès auprès des femmes, et la conséquence de cette découverte était une cordiale détestation (un terme plus modéré n’exprimerait pas son sentiment) de tout gentleman qui se permettait d’être plus jeune que lui. « Les fats ! s’écriait-il. Ils se donnent des airs d’hommes, quand ils devraient encore porter bavette, et ils montent un cheval pur-sang quand leur principal coursier devrait être la canne de leur grand-père. » Mais il avait la mortification de voir que ses sentiments sur ce chapitre n’étaient partagés par aucune femme non mariée, si ce n’est par celles dont la sagesse et l’expérience étaient égales aux siennes ; et sur leurs opinions, malheureusement, M. Creagh était aussi indifférent que les jeunes fats qu’il censurait. « J’avoue mon ignorance, dit-il, après avoir contemplé le tableau pendant plusieurs minutes. Le dessin est adorable ; le coloris a une profondeur et une douceur de tons que j’ai vu rarement produire par l’aquarelle ; tout porte l’empreinte de la vérité ; mais j’avoue mon ignorance du lieu représenté. – Vraiment ! dit Anne, affectant le désappointement et enchantée de mettre à la t*****e la galanterie du vieux gentleman. Il faut que j’aie tristement échoué, car la scène doit vous être familière. – Il n’y a personne de pire que moi pour découvrir une ressemblance, reprit M. Greagh, décidément embarrassé ; peut-être avez-vous eu l’intention de représenter Ballylin-Point ? – Oh ! M. Creagh ! pouvez-vous trouver quelque ressemblance ! Quelle misérable barbouilleuse il faut que vous me supposiez ! Vous avez bien fait de dire l’intention : ce mot indique si exactement le degré de ressemblance, entre mes esquisses et les originaux ! – Sur mon honneur, miss Chute, sur mon honneur de gentleman… – Monsieur Daly ! » Kyrle se précipita auprès d’elle. « Peut-être pouvez-vous me rendre ma propre estime. Figurez-vous que M. Creagh a pris ceci pour une esquisse de Ballylin-Point. Tâchez de rétablir mon crédit, car il baisse rapidement, même dans ma propre appréciation. – Ballylin-Point ! s’écria Kyrle, prenant le paysage dans ses mains, je ne vois pas la moindre ressemblance. » Les yeux de M. Creagh lancèrent du feu à cette déclaration peu cérémonieuse. Mais il réprima son ressentiment, et félicita miss Anne sur cette preuve que le tort était dans un manque de justesse du côté de l’observateur, et non dans un manque de talent du côté de l’artiste. « Et reconnaissez-vous l’endroit ? continua miss Chute, qui connaissait le faible du vieux galant et aimait à s’en faire un jouet. Apprenez-moi si j’ai véritablement été si malheureuse. » Kyrle tardait à répondre, non qu’il partageât la difficulté de M. Creagh, mais parce qu’il était plongé dans l’admiration. C’était en réalité un charmant paysage, exécuté avec beaucoup plus de goût et de finesse de touche qu’on n’en rencontre d’ordinaire dans les essais des demoiselles bien élevées. Le premier plan du tableau présentait une pente gazonneuse, formant une sorte de péninsule dans une magnifique nappe d’eau, et tournant un peu sur la gauche pour se terminer en une pointe gracieusement boisée. Les restes d’un vieux château apparaissaient au milieu des arbres, et la sombre majesté de cette partie du paysage ressortait d’une manière frappante par un bel effet de soleil sur l’eau et sur le gazon. Deux petites îles, offrant un mouillage à quelques bateaux, rompaient l’étendue de l’eau, sur la droite ; tandis que la petite baie formée par la pointe de gauche était animée par des pêcheurs jetant leurs filets. Les eaux étaient bornées, dans le lointain, par une rangée de collines bleues, dont quelques-unes s’avançaient en promontoires rocheux ou boisés. L’ensemble était adouci par cette teinte bleue, riche et profonde, qui est particulière à l’humide atmosphère de ce climat, et qui, communiquant à la fois la netteté et la douceur au paysage, est beaucoup mieux adaptée aux scènes de solitude rurale que la splendeur même d’un soleil toscan. « Ballylin ? répéta M. Cregan qui s’était approché pour regarder l’œuvre de sa nièce. Cela ressemble autant à Ballylin que Roaring-Hall au château de Dublin. C’est Castle-Chute, et bien touché encore, de par le diable ! » À cette réflexion, il ajouta dans un langage que nous nous dispensons de transcrire mot pour mot, qu’il souhaitait que l’ennemi spirituel du genre humain s’emparât de lui si ce n’était pas là une admirable ressemblance. M. Hyland Creagh avait ses raisons pour ne s’offenser d’aucun avis émis par son bon ami et fréquent amphitryon, M. Cregan ; mais il n’oublia pas la différence d’opinion hasardée par sa jeune connaissance. À la raillerie de la belle artiste, il répondit avec un salut et un air de politesse à la vieille mode, que, « si fréquemment qu’il eût l’honneur de visiter Castle-Chute, il n’était pas encore familiarisé avec le site, car ses pensées, en approchant, étaient exclusivement occupées d’un objet. » « Et quand bien même elles seraient libres, ajouta Kyrle, il est plus que probable que M. Creagh n’a jamais envisagé Castle-Chute de ce point de vue, de sorte qu’on ne pouvait guère s’attendre à ce qu’il se le rappelât. » Puis, s’approchant d’Anne et baissant la voix : « C’est précisément le site dont je vous ai dit que Hardress Cregan était un admirateur si enthousiaste. Vous l’avez dessiné depuis ? » Elle répondit affirmativement, et, se détournant vite, replaça l’esquisse dans son portefeuille. Puis, abandonnant ce commencement de conversation pour s’adresser à Creagh, elle lui dit qu’il allait tout à l’heure être à même de donner son opinion de visu, puisqu’on devait passer dans l’endroit en question pour se rendre à la course.
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