IV
Quand les affections sont profondément impressionnées par l’image de la beauté, tout ce qui, dans la nature, est beau aux yeux, harmonieux aux oreilles, ou agréable à quelqu’un de nos sens, éveille dans le cœur un intérêt sympathique et fortifie l’impression dont il est atteint. Ainsi agissait sur Kyrle la splendeur du jour et de la campagne qu’il traversait.
Le ciel était parsemé de ces petits nuages légers que les marins regardent comme un présage de mauvais temps. De fortes masses de vapeur restaient accumulées au-dessus de l’horizon, et les ouvertures bleues et profondes qui étaient visibles par intervalles se montraient bigarrées d’un brouillard qui demeurait immobile, tandis que les nuages de dessous étaient poussés avec rapidité par un vent qui ne se faisait pas encore sentir sur la terre.
Le promontoire boisé formant le site de Castle-Chute, s’avançait considérablement dans la large rivière, à plusieurs milles de la route suivie par notre voyageur. Il formait un point de vue sur lequel l’œil se reposait avec beaucoup de charme, après avoir traversé l’étendue d’eau. Plusieurs petites îles vertes et des rochers noirs de varech, et retentissant du cri incessant des oiseaux de mer, accidentaient la surface de l’eau, tandis que ses bords étaient revêtus de cette gracieuse variété d’ombre, de lumière et de nuance, qui est particulière à la saison.
Kyrle fixait obstinément son regard sur cette pointe de terre et sur le grand château qui s’élevait au-dessus des arbres, et se réfléchissait, au-dessous, dans l’eau unie et brillante. À ce moment, un élégant bateau aux blanches voiles glissa sous ses murs, et s’avança ensuite de nouveau dans le lit de la rivière. Une lueur soudaine partit de l’avant, et, après quelques secondes, un coup de feu retentit. En même temps, le pavillon vert qui flottait au mât s’abaissa en signe de courtoisie, et reprit bientôt sa première position. Kyrle, qui reconnut la Nora Creina, sentit en lui-même un trouble subit, à la vue de cette communication télégraphique avec la famille de celle qu’il aimait. Son esprit lui offrit le tableau des effets produits par cet incident, dans l’intérieur de Castle-Chute : Anne levant les yeux et quittant sa table à ouvrage ; la mère s’appuyant sur sa canne à pomme d’or et sortant avec peine de son fauteuil pour s’approcher de la fenêtre ; le vieil intendant maussade, Dan Dawley, jetant de côté vers la fenêtre un regard grognon, détourné un instant de son pupitre ; la femme de chambre, Silly Carney, s’arrêtant, la brosse en main, et restant, comme un esprit évoqué, au milieu d’un nuage de poussière, pour ouvrir de grands yeux d’admiration. Puis le châssis d’une fenêtre se soulevait, et un mouchoir s’agitait, en réponse au salut du bateau.
Il piqua des éperons, et avança rapidement.
Le sang lui était monté au visage, et ses nerfs avaient été, ébranlés par une sensation mêlée de crainte, de douleur et de colère. Mais un moment de réflexion suffit pour rendre le calme à son esprit, et pour dissiper un premier mouvement de jalousie, dont il ne pouvait que sourire en l’envisageant de sang-froid. Hardress Cregan n’avait que de l’indifférence pour Anne ; il parlait rarement d’elle et n’allait presque jamais à Castle-Chute. En outre, il connaissait parfaitement le secret de Kyrle ; il lui avait exprimé à plusieurs reprises, les vœux les plus ardents pour son succès : et Hardress n’était pas un hypocrite. Ils avaient été amis au collège, amis, intimes, et quoique leurs relations eussent été bien interrompues depuis le retour dans leurs familles, par la différence des occupations, des habitudes et des goûts, leur amitié, demeurait constante, et ils ne se revoyaient jamais qu’avec la chaude affection de deux frères. Il est vrai qu’à son arrivée au collège, Hardress parlait avec éloge de sa cousine : mais quelques railleries avaient grandement suffi pour le rendre muet à tout jamais sur ce sujet, et il n’avait pas fallu beaucoup de flâneries parmi les beautés de Capel-Street et de Phoenix-Park pour lui faire perdre le souvenir de son attachement enfantin. Kyrle avait assez de pénétration pour pressentir qu’il ne pouvait établir de calculs précis, sur un caractère à la fois si renfermé et si incertain que celui de son condisciple, caractère qui, dès la plus extrême jeunesse, avait été inabordable, même pour les plus intimes amis. Mais Hardress n’était pas un hypocrite : c’était une garantie suffisante qu’il ne pouvait être son rival ; et, s’il y avait eu besoin d’un argument plus positif, Kyrle l’eût trouvé dans le fait d’un nouvel attachement dont son jeune ami lui-même lui avait récemment laissé comprendre l’existence.
Ainsi, ce qui motivait les involontaires agitations de notre voyageur, ce n’était, en résumé, rien qui fût personnel à Hardress, ni même à aucun rival supposé. Mais il avait de meilleures raisons d’inquiétude qu’il n’avait voulu le témoigner à ses parents, et même à sa bonne et tendre mère. Depuis qu’il avait été présenté à Anne Chute, le printemps précédent, depuis que son cœur la lui avait fait aimer, depuis que sa raison avait confirmé le choix de son cœur, depuis que l’approbation de ses parents avait rivé la chaîne qui l’attachait, jamais rien dans les manières de la jeune fille ne lui avait donné lieu de penser qu’elle pourrait répondre à ses vœux. Ce n’était pas qu’il lui déplût, bien au contraire : il ne pouvait déplaire à personne. Outre la beauté physique, il avait cette allure franche et gaie, non sans mélange d’un certain degré de délicatesse et de tendresse, qui passe pour avoir le plus sûr accès dans le cœur féminin. La bonté s’exprimait dans ses yeux, dans sa voix, dans son sourire ; il répandait autour de lui une certaine atmosphère d’aisance et de liberté, gouvernée par cette discrétion heureuse et instinctive dont ceux qui affectent la distinction cherchent en vain à s’entourer et qu’ils dépassent toujours. Mais il ne pouvait éviter de voir que c’était comme une pare et simple connaissance qu’il était considéré par miss Chute, connaissance familière, amicale et appréciée, il s’en flattait quelquefois, mais néanmoins simple connaissance. Elle avait même reçu quelquefois ses attentions avec une froideur marquée intentionnellement : mais comme une élégante froideur caractérisait en général sa manière d’être, il s’était refusé, avec l’aveuglement volontaire de ceux qui aiment, à prendre ces intimations dans le sens qu’il leur avait attribué d’abord.
Son amour était si particulier, si rationnel et réglé par un si bon jugement, que le plus sage des hommes pouvait condescendre à s’y intéresser. Naturellement doué des qualités les plus aimables et élevé par une mère qui lui avait appris à les diriger, Kyrle possédait bien certainement le caractère le plus digne d’affection et d’estime qu’il fût possible de découvrir dans tout le cercle qui l’entourait. Mais c’était surtout parmi ceux qui en avaient acquis la connaissance la plus intime, que ce caractère était compris et apprécié ; et nous n’aurons pas fait un médiocre éloge du jeune Daly, en remarquant que ses plus chauds admirateurs, comme ses meilleurs amis, se trouvaient dans sa propre famille. Quoique très populaire parmi les inférieurs et les subordonnés, il n’avait cependant qu’une place secondaire dans leurs affections, pour peu qu’on le comparât, par exemple, avec son ami Hardress Cregan. Une générosité sans souci et sans raisonnement a toujours eu l’action la plus puissante sur le cœur des paysans irlandais, qui eux-mêmes se distinguent davantage par une manière de sentir prompte et bienveillante que par une juste perception de l’excellence morale. Donc, comme le flux de la générosité n’était jamais arrêté ni gouverné, chez Hardress, par des motifs de prudence ni de justice, tandis que le bon sens et la raison le réglaient chez Kyrle, l’appréciation que l’on faisait d’eux était inégale à proportion. Les gens du peuple parlaient de Kyrle comme d’un « bon maître » ; mais Hardress était leur favori. Sa profusion illimitée leur faisait concevoir pour lui cette tendresse naturelle que nous sommes portés à sentir pour qui semble requérir la protection. « Son cœur est à la bonne place », disait-on ; puis on ajoutait : « Ce serait heureux pour lui s’il avait un peu du bon sens de Master Kyrle, le pauvre garçon ! »
Tel que nous connaissons maintenant le jeune Daly, il était impossible que, ayant conçu un amour sérieux, il l’entretînt avec tranquillité. À sa gaieté et à son enjouement habituel, à l’allure sage et mesurée de ses discours, peu de personnes auraient pu lui croire un cœur si susceptible de passion et si accessible au désappointement. Dans le cas présent, il est vrai, il était, jusqu’à un certain point, prémuni par ses doutes et par ses craintes contre la dernière éventualité ; mais il avait aussi nourri assez d’espérance pour s’assurer, en cas de rejet, un lourd fardeau de douleur. Il avait bien pesé le mérite d’Anne Chute, avant de fixer sur elle ses affections, et chaque faculté de son esprit, chaque sentiment de son cœur avait souscrit à la conviction qu’avec elle, et avec elle seule, il pouvait être heureux sur la terre.
Avant d’arriver au terme de son voyage, il devait voir que, fût-il repoussé, tous les chagrins de ce monde ne seraient pas encore pour lui seul.
Un villageois à cheval arriva tout à coup au galop sur Kyrle et son domestique. Il portait un costume complet, à poil frisé, fait de la peau non teinte de mouton noir. Son visage était pâle, mouillé de sueur, souillé de poussière. Sa perruque jaune, repoussée de ses tempes, laissait à découvert une masse de cheveux gris, rendus humides par un exercice v*****t, il regarda attentivement les deux voyageurs, avec une expression mêlée d’égarement et de douleur ; puis, éperonnant de nouveau son cheval, il prit son élan et disparut à un détour de la route.
Lowry Looby ne put retenir une exclamation de la plus extrême surprise.
« Dieu me pardonne, il fouette Europe ! Il est arrivé quelque chose de grave, à coup sûr !
– Qui est-ce donc, Lowry ? je crois connaître cette figure.
– Mihil O’Connor, monsieur, Mihil le cordier. Il a l’air d’être dans la peine. Bon ! voici le petit Foxy Dunat, le perruquier, qui trotte après lui : il va nous dire cela. »
En effet, le petit homme aux cheveux rouges arrivait au même instant, paraissant garder son équilibre avec beaucoup de difficulté. La bête qu’il montait, quoique maigre, était de grande taille, et présentait une circonférence beaucoup trop étendue pour être embrassée par les courtes jambes du perruquier. Pour plus de sûreté, ses pieds étaient fixés entre les étrivières, tandis que les étriers vides restaient à pendiller au-dessous. Puis, afin de se procurer double sécurité, il se cramponnait solidement d’une main au pommeau élevé de la selle, et entortillait l’autre main dans la crinière longue et inculte.
« Lowry, Lowry, cria-t-il, arrêtez-la, je vous en prie, arrêtez-la, et que Dieu vous bénisse ! C’est à en mourir, en vérité ! Votre serviteur, M. Daly ! Je suis dans un état à faire horreur. Voyez ma perruque – et il en tira une de sa poche – : j’ai été obligé de la retirer et de la mettre dans ma poche, tant elle était ballottée par les secousses que j’attrape. Je n’étais jamais monté à cheval que pour l’enterrement de Molly Mac, et je n’y monterai plus jamais, jusqu’au mien… Eh bien ! M. Daly, j’espère que le maître a été content de sa nouvelle perruque ? Je la lui ai gardée longtemps, c’est vrai… Ah ! non, je ne me remettrai jamais de cette journée à cheval. Avez-vous vu Mihilna-thiadrucha passer par ici ? je suis tué, voilà ce que je suis !
– Je l’ai vu, dit Lowry ; qu’a-t-il donc ?
– Sa fille Eily s’est enfuie de chez lui.
– Vous ne dites pas cela sérieusement ?
– Elle s’est enfuie, vous dis-je, et il court après elle comme un fou. Le voici lui-même qui revient. »
En effet, O’Connor reparaissait au détour de la route. Il poussa rudement son cheval sur le groupe, regarda Lowry d’un œil féroce, lui dirigea son bâton vers la figure, et rugit en tremblant de rage dans tout son corps :
« Dites-le moi, l’avez-vous vue ? Dites-le à l’instant même, ou je vous enfonce mon bâton dans la gorge. Si vous savez quelque chose, dites-le, je vous le conseille !
– Je ne sais rien », dit Lowry, avec une égale violence. Puis comme s’il avait honte de se choquer des paroles prononcées par le pauvre vieillard, sous l’empire d’une si terrible excitation, il changea de ton et répéta plus doucement :
« Je ne sais rien, Mihil, et je ne sais pas non plus quelle raison je vous ai jamais donnée pour me parler de cette façon. »
Le vieux cordier laissa tomber la bride ; ses mains crispées s’affaissèrent sur le pommeau de la selle, il baissa la tête et respira péniblement pour articuler ces mots :
« Lowry, le Ciel vous garde ! Dites-moi si vous savez ou si vous pouvez me mettre sur la voie d’apprendre quelque chose d’elle.
– Quelque chose de qui ?
– D’Eily, de ma fille ! Oh ! Lowry ! ma fille ! ma pauvre enfant !
– Que lui est-il arrivé, Mihil ?
Ce qui lui est arrivé ? Partie ! perdue ! partie de chez son vieux père, et aucune nouvelle de ce qu’elle est devenue !
– Ce n’est pas possible.
– Si, vous dis-je ! – Il jeta autour de lui un regard lugubre. – On l’a volée ou elle est partie. Si on l’a volée, que le Tout-Puissant pardonne à ceux qui me l’ont prise ; et si elle est partie de sa propre volonté, que ma malédiction…
– Arrêtez ! arrêtez ! je vous le dis ! s’écria Lowry d’une voix forte. Ne maudissez pas votre fille sans savoir ce que vous faites. Est-ce que vous croyez que je ne la connais pas ? Est-ce que je ne sais pas qu’elle ne serait pas la fille que vous dites, quand on lui mettrait de l’or plein son tablier ?
– Vous êtes un bon garçon, Lowry ; vous êtes un bon garçon, dit le vieillard se tordant les mains : mais elle est partie. Je n’avais qu’elle, et ils me l’ont prise. Sa mère est morte il y a trois ans, et tous ses frères et sœurs sont morts jeunes, et je relevais comme une lady, et voilà la manière dont elle m’a quitté !
– Les Mac-Gregor étaient hier à la foire de Garryowen, dit Lowry réfléchissant. Je me demande s’ils n’y seraient pour rien. Il y a de mauvais gars parmi eux, je vous le dis.
– Si je croyais que ce fût l’un d’eux, – s’écria O’Connor étendant le bras dans toute sa longueur et secouant avec véhémence son poing fermé – et si je savais lequel me l’a volée, je le découvrirais, fût-il aussi rusé qu’un lapin, et je le déchirerais avec mes mains, fût-il aussi fort qu’un cheval. Ils pensent se jouer de moi, parce que j’ai les cheveux gris. Mais je peux encore tenir tête aux coquins. Si quelque chose peut leur tenir tête, – soit acier, soit feu, soit pique, soit poudre, – je le ferai. Lâchez la bride de mon cheval et ne me retenez pas ici quand je devrais voler comme le vent derrière eux. »
Ici il regarda Kyrle Daly, lorsque celui-ci, qui avait assisté silencieusement à cette scène, lui demanda s’il n’avait pas déposé sa plainte devant un magistral.
Au lieu de répondre, le vieillard, qui reconnaissait Kyrle pour la première fois, ôta son chapeau avec un sourire où le chagrin et la colère se mêlaient à la courtoisie native, et dit :
« Monsieur Daly, mon cher monsieur, je vous demande pardon de ne pas vous avoir reconnu. Je n’avais pas l’intention de vous offenser, ni vous ni le fils de votre père. Comment allez-vous, monsieur ? Comment vont le maître et la maîtresse ? Que le Seigneur les conduise et leur garde leurs enfants !… » Ses yeux devinrent humides et les paroles s’arrêtèrent dans sa gorge. « Déposé ma plainte ? continua-t-il, reprenant la question de Kyrle. Non, non, monsieur. Ma position n’est pas si misérable dans le pays que j’aie besoin de faire une chose si basse.
– Et quel autre moyen prendrez-vous pour obtenir justice ?
– Je vais vous dire la justice qu’il me faut, – reprit O’Connor, serrant fortement le poing et fronçant les sourcils, tandis que sa barbe se hérissait de colère sur son menton. – Le planter droit devant moi, au milieu de la foire de Garryowen, ou n’importe où il voudra, et lui donner un bâton et me faire justice sur ses os ! » À ces mots, il brandit le bâton d’épine noire au-dessus de sa tête, ce qui mit considérablement en danger celle du jeune gentleman auquel il s’adressait.
Au même moment, un voisin d’O’Connor arriva au galop, et s’écria :
« Eh bien ! Mihil, aucune nouvelle encore ?
– Rien que le chagrin.
– Et vous vous arrêtez là à parler, et les bandits emmènent votre fille ? Vous êtes un drôle d’homme aujourd’hui. »
Hamlet lui-même, dans cet accès passionné, sur la tombe de la belle Ophélia, où il s’exaspère contre le tendre Laërte pour la hardiesse de sa douleur, et la traite comme une infraction à sa propre prérogative de douleur, – Hamlet le Danois ne put mettre plus de fierté et de reproche dans son regard que Mihil O’Connor, en regardant le téméraire ami qui avait ainsi osé mettre en question son amour paternel. Plus modéré toutefois que le prince danois, il ne laissa pas sa colère se déchaîner. Il se tourna vers Kyrle en touchant son chapeau, pria Lowry Looby de rester son ami, et s’éloigna rapidement, suivi du nouvel arrivé, et de l’infortuné perruquier, trottant de son mieux et se lamentant tout haut à chaque mouvement qui le jetait de-ci sur le pommeau et de-là sur l’arçon de derrière.
« Singulière histoire ! grommela Lowry ; singulière histoire ! » Mais, réellement affecté du malheur de Mihil, il n’essaya pas davantage de rompre le silence qui se rétablissait. Son jeune maître eut toute facilité de se livrer à ses propres réflexions, jusqu’au moment pu ils arrivèrent à l’entrée du beau domaine de Castle-Chute.