III
La respectable famille Daly habitait un beau cottage, sur le bord du Shannon, à quelques milles de Garryowen.
M. Daly était ce qu’on appelle dans le Munster un farmer, mot que nous rendons très mal par celui de fermier, et auquel les Anglais eux-mêmes n’attachent point le sens particulier que nous avons ici en vue. Le farmer du Munster, à cette époque, était au-dessus du fermier français et du farmer anglais autant par sa position que par son éducation. Quand la contrée fut désertée par sa gentry (encore un mot dont on cherche l’équivalent), il y eut une élévation générale d’un degré pour ceux qui restaient attachés au sol. Les fermiers devinrent gentleman, et les ouvriers devinrent fermiers. Les premiers revêtirent, avec la situation et l’influence, l’esprit actif et honorable, l’amour du plaisir et l’autorité féodale qui distinguaient leurs archétypes aristocratiques, et les classes inférieures attendaient d’eux le conseil et l’assistance, avec le même sentiment de respect et de dépendance qu’ils avaient autrefois conçu pour les propriétaires du sol.
C’est en cet état qu’étaient les choses, au moment où se passe notre histoire.
Le jour de la disparition d’Eily, toute la florissante famille, grands et petits, était réunie dans la principale salle du cottage, pour une affaire qui avait bien son importance : le déjeuner. Le moment était favorable pour qui eût voulu esquisser un tableau de famille. Les fenêtres de la salle, ouvertes pour laisser entrer le bon air du matin, donnaient sur une prairie en pente, baignant joyeusement dans un beau soleil l’herbe vert clair de la saison. La rivière étendait sa vaste happe sur la lisière même de la prairie, et portait sur son sein tranquille, – ridé seulement par les vagues tournoyantes qui se rencontraient avec la marée montante, – une variété de bâtiments telle qu’on peut la supposer aux approches d’une grande cité commerçante. Vaisseaux majestueux flottant paresseusement, les voiles, à demi pliées ; en harmonie avec la beauté langoureuse de la scène ; gabares chargées de briques ou de sable ; trains de bois descendant vers les quais prochains, sous la direction de la gaffe d’un marinier ; bateaux de plaisance avec d’éclatants pavillons à leurs mâts, ou bateaux de tourbe avec leur chargement peu pittoresque et leur tournure sans grâce, avançant lentement, tandis que leurs voiles noires semblaient souhaiter un souffle pour se gonfler : tels étaient les incidents qui donnaient une douce animation à la vue, immédiatement devant les habitants du cottage. Sur le côté opposé de la rivière s’élevaient les collines de Cratloe, couronnées de nuages en quelques places, et embellies par la diversité des teintes qui revêtaient leur penchant boisé. De temps en temps, la façade de quelque belle demeure se trouvait éclairée par un rayon qui passait, et les spirales de fumée bleue s’élevant à diverses distances du milieu des arbres tendaient à écarter l’idée d’extrême solitude qui, sans cela, se fût présentée à l’esprit.
L’intérieur de la maison n’était pas moins intéressant à observer que le paysage. La principale table était placée devant la fenêtre ; la nappe damassée, d’une blancheur de neige, était couverte de mets qui rendaient bon témoignage à la position du propriétaire et à la gestion de sa compagne. Le premier, beau vieux gentleman d’une agréable physionomie, quelque peu défiant du maigre breuvage qui fumait dans la cafetière haute et luisante de mistress Daly, avait pris position devant un jambon et une volaille froide qui décoraient le bout inférieur de la table. Sa femme faisait les honneurs du bout opposé.
Arrivée à la maturité de l’âge, elle avait, elle aussi, une belle et heureuse figure ; ses yeux rayonnaient de bonne humeur et d’intelligence. À quelques pas de la table, s’appuyant sur le dos de sa chaise et les mains jointes, dans une attitude mêlée de distraction et d’anxiété, était assis M. Kyrle Daly, le premier gage d’affection conjugale qui eût été accordé à l’aimable et bon ménage. C’était un jeune homme déjà initié aux rudiments de l’étude des lois ; il était beau, et ses manières… Mais quelque chose pesait évidemment sur lui, et l’occasion est défavorable pour le dépeindre.
Une seconde table était placée dans une partie plus retirée de la chambre, pour le service des plus jeunes membres de la famille. Des écuelles brillantes, remplies d’un lait épais, flanquaient les côtés de cette table, tandis qu’au centre fumait un grand plat de pommes de terre. Une b***e de garçons et de filles, entre quatre et douze ans, entourait ce simple repas, mangeant et buvant avec toute l’heureuse avidité de l’appétit enfantin. Toutefois cette occupation ne les absorbait pas complètement, car leur babil devenait souvent assez bruyant pour dominer la conversation des gens raisonnables et leur attirer une remontrance paternelle.
L’ameublement de la pièce était en rapport avec l’aspect et les manières des habitants. Le plancher était couvert d’un beau tapis, le foyer entouré d’un grand garde-feu. Les murs boisés étaient ornés de quelques-unes des gravures populaires de l’époque, telles que le Roastbeef d’Hogarth, le prince Eugène, Schomberg à la Boyne, et Mandane, se pavanant sous les bosquets de son palais de Perse, en haute perruque et en jupe à paniers. Il y avait aussi quelques portraits de famille, faits par mistress Daly quand elle était en pension, et dont nous ne sommes disposés à rien dire, si ce n’est qu’ils étaient bien encadrés. Pour rendre pleine justice à l’artiste, il faut ajouter toutefois que, contrairement à l’usage établi, ses dessins n’étaient jamais retouchés par la main du maître, – particularité que M. Daly aimait à insinuer, et que nul de ceux qui voyaient ces tableaux n’était tenté de mettre en question. Une petite bibliothèque, suspendue dans un coin, contenait une collection assez considérable d’ouvrages sur l’histoire d’Irlande, étude pour laquelle M. Daly avait une prédilection nationale fort déplorée par les impatients auditeurs de son voisinage, et même de sa propre maison, s’il faut en croire ce que quelques personnes donnaient à entendre ; on y remarquait aussi des livres religieux et quelques volumes de cuisine et d’agriculture. L’espace libre au-dessus de la haute cheminée était assigné à quelques ornements d’un genre plus effrayant. Un long fusil, une espingole à canon de cuivre, un coutelas et une boîte de pistolets, manifestaient la détermination de M. Daly de soutenir au besoin par la force des armes son droit aux belles possessions que son honnête industrie avait acquises.
« Kyrle, – dit M. Daly en enfonçant sa fourchette dans une aile d’oie froide, – tu devrais me laisser mettre un peu de cette volaille sur ton assiette. Il te faut prendre des forces pour ton expédition. »
Le jeune homme ne parut pas entendre. Mistress Daly, qui comprenait plus intimement la nature des réflexions de son fils, empêcha par un regard significatif son mari d’entamer aucune plaisanterie sur un sujet si délicat.
« Kyrle, du café ! » dit-elle, mais sans mieux réussir à attirer l’attention.
« Kyrle ! cria M. Daly, d’une voix contre laquelle la distraction même d’un prétendant n’était pas à l’épreuve, entends-tu ce que dit ta mère ?
– Je vous demande pardon mon père, de ma distraction, je… que disiez-vous, ma mère ?
– Elle disait, continua M. Daly en souriait, que tu composais un beau discours pour Anne Chute, et que tu étais en train de réfléchir si tu le débiterais à genoux.
– Fi ! mon ami ! Kyrle, je n’ai rien dit de semblable. Je ne comprends pas que vous puissiez parler ainsi, mon cher, et avec les enfants qui écoutent.
– Bah ! les petits anges sont trop occupés et trop innocents pour faire attention, reprit le père, baissant cependant la voix. Mais pour parler sérieusement, mon enfant, tu prends cette affaire trop à cœur ; et que ce soit dans la poursuite de la richesse, de la renommée, ou même en amour, une préoccupation excessive de réussir est le meilleur moyen de manquer son but. En outre, cela fait voir un défaut de calme et de résignation. J’ai quelque expérience en affaires de cette sorte, ajouta-t-il en souriant et en regardant sa belle compagne qui rougit avec la simplicité d’une jeune fille.
– Ah ! mon père, dit Kyrle en s’approchant de la table, avec une magnanime affectation de gaieté, j’ai bien, peur de n’avoir pas de raisons d’espoir aussi bonnes que vous deviez les avoir. Il est facile, mon père, d’être résigné au désappointement quand on est sûr du succès.
– Il est vrai que rien ne m’obligeait à désespérer, éprit M. Daly, entendant la main à sa femme, tandis qu’ils échangeaient un calme sourire, empreint de tendresse et de mélancolique souvenir. Je ne sais, mon cher fils, quelles espérances tu as formées, ou sous quel aspect tu t’es figuré l’avenir. Mais je ne pais te souhaiter de meilleur sort que d’approcher autant que moi de la réalisation, et de voir le temps agir avec toi aussi favorablement qu’avec ton père.
– Et c’est là, dit le jeune homme, pendant la pause émue qui suivit ces mots, c’est là justement la question qui va se décider ce matin. Mon âge mûr ressemblera-t-il au tableau que j’ai sous les yeux ? ou bien serais-je destiné à m’avancer dans l’hiver de la vie, vieux garçon isolé, égoïste, triste, avare ? N’est-ce pas assez pour rendre un peu d’inquiétude excusable, ou pardonnable du moins ? »
Un autre membre de la famille avait saisi cette pause, lui aussi. Voyant que ses parents avaient un air qui n’était pas celui de tous les jours, et que personne ne faisait attention, un petit joufflu avait déserté le camp des mangeurs de pommes de terre et avait opéré une descente soudaine sur la corbeille en laque qui contenait le pain, à la belle table. Mais à une exclamation du père : « Ah ! le petit voleur ! » – il lâcha son butin, et recula un peu, en lançant, en dessous de ses cils, un regard demi-effrayé et demi-honteux.
« Charles n’est pas bien portant aujourd’hui », dit la mère d’un ton compatissant, en lui coupant un gros morceau de son meilleur pain de ménage, que le gamin commença à démolir avec une rapidité qui ne corroborait guère l’assertion.
Il faut le dire, la préoccupation affectueusement reprochée à Kyrle était au fond partagée par ses parents. Ils désiraient son succès autant que lui-même, mais avec le calme apporté par la maturité des années et par une soumission éprouvée à la conduite providentielle. Mistress Daly aimait Anne Chute pour sa tendresse et son dévouement envers sa mère, et M. Daly, chez qui la vertu sans dot n’aurait rencontré qu’un accueil un peu lent et un peu froid, n’était pas resté insensible à la possession de la résidence et du domaine de Castle-Chute. Aussi n’était-ce pas uniquement pour rompre le silence qu’il reprit :
Eh bien ! comment saurons-nous le résultat de ta démarche ? car je ne pense pas que tu rentres ce soir ?
– Probablement non. Si j’ai de bonnes nouvelles, je vous les enverrai par Lowry Looby, qui vient avec moi… Et si – quelque chose s’attacha à sa gorge, et il s’efforça de le chasser en riant, – et si je ne réussissais pas… je m’en irais à la ferme de Gurtenaspig, où Hardress Cregan m’a promis de se trouver.
– Hardress Cregan ? répéta M. Daly, dont les yeux étaient fixés sur la fenêtre ouverte. Du caractère que je le connais, je ne sais pas trop si ce serait bien lui qui pourrait te remettre l’esprit en repos, au cas où tu devrais renoncer à sa cousine Anne. Mais ce que je sais bien, c’est que, quand on parle du loup, comme dit le proverbe… Et voilà son bateau de plaisance, la Nora Creina, qui descend la rivière ; et voilà ton condisciple, en propre personne, la barre du gouvernail en main, comme de coutume. Patey, apporte-moi le télescope ; il me semble voir un costume de femme à bord. »
Le télescope fut apporté et ajusté au point convenable, tandis qu’une douzaine de figures curieuses se rassemblaient devant la fenêtre, l’une au-dessus de l’autre, à la manière de ces groupes que les peintres appellent études de tête.
« C’est bien lui, continua M. Daly, appuyant le télescope sur la barre de la fenêtre et le dirigeant sur l’objet de son attention : il n’y a pas à méconnaître cette belle figure sombre, toute cachée qu’elle est sous l’énorme chapeau en auvent. Et voilà son batelier, Danny Mann, ou Danny le Lord, comme on l’appelle depuis son malheur. Mais cette femme, – il y a là une femme, incontestablement, en manteau bleu, le capuchon ramené sur les yeux, – qui peut-elle être ?
– Peut-être la cousine de Danny Mann, Cotch Coonerty, dit mistress Daly ; ou quelque marchande de l’ouest, qui est montée à Limerick, acheter un renfort d’épingles, d’aiguilles, de whisky et d’alphabets pour sa boutique de village, et qui a obtenu du jeune Master Hardress un passage gratuit pour rentrer chez elle.
– Assez probable, assez probable. Ho ! ho ! le drôle va couler bas cette barque de pêche, je crois ! »
Un cri rauque de : « Au large ! » retentit sur l’eau, et fut répété avec addition de quelques augmentatifs que tous ceux qui connaissent l’énergie d’un dialecte de bateliers comprendront sans qu’il soit besoin de les transcrire. Le bateau de plaisance, peu soucieux de ces rudes remontrances, et peu disposé apparemment à céder la moindre partie de son chemin, tenait son beaupré serré contre le vent, et continuait à voguer sans accorder la moindre attention au péril du bateau plébéien. Les pêcheurs manœuvrèrent aussi rapidement que possible, avec force imprécations, mais sans pouvoir éviter le choc de la Nora Creina, qui toucha leur poupe assez fortement pour les lancer en avant presque d’une longueur de rames, et pour jeter les rameurs sur le dos dans le fond du bateau. Heureusement le vent, ne s’étant pas élevé avec le retour de la marée, n’était pas assez fort pour rendre la secousse plus dangereuse.
« Absolument comme son orgueilleuse mère ! dit M. Daly. Voyez-vous avec quel air majestueux il se retourne et considère la confusion qu’il a causée ? C’est l’orgueil de sa mère mêlé à la rudesse écervelée et à la paresse d’esprit de son père.
– Le bateau de Hardress Cregan est le plus beau de la rivière, – déclara Patcy, celui qui avait apporté le télescope, enfant robuste, brûlé par le soleil. – Quelle jolie coque verte ! Que je voudrais être à son gouvernail ! »
M. Daly fit un signe d’intelligence à sa femme, et lui glissa dans l’oreille qu’il avait vu des vice-amiraux venir de commencements moindres que ceux-là. Mistress Daly répondit, avec un petit frisson, qu’elle ne désirait pas voir Patcy vice-amiral, la marine étant un état trop dangereux. Son mari lui fit observer, pour la tranquilliser, que le danger n’était pas encore à la porte.
En effet, les bons parents avaient quelques soucis à prendre avant celui-là.
Lowry Looby, le domestique, entra sur les interminables jambes qui portaient son petit corps et sa tête, trop petite pour ce petit corps, se dirigea lentement vers Kyrle, laissa tomber le long de lui les petits bras courts qui, par leur contraste avec ses longues jambes, faisaient penser aux pattes de devant d’un kangourou, et, s’inclinant d’un air d’importance solennelle, comme s’il allait faire une communication profonde, annonça à son jeune maître que le cheval attendait.
Kyrle se leva aussitôt et repoussa sa chaise. Son père lui souhaita une chance meilleure qu’il ne paraissait l’espérer. Sa tendre mère, qui avait senti la fièvre de la main serrée dans la sienne, l’accompagna jusqu’au perron.
Il était déjà en selle.
« Mon enfant, – lui dit-elle en souriant et en abritant de sa main ses yeux que le soleil empêchait de se lover jusqu’à lui, – mon enfant, si Anne Chute voulait faire le tyran avec toi, souviens-toi que le Munster ne manque pas de jeunes filles aussi jolies – et meilleures, pour peu qu’elle soit capable de jouer un rôle semblable. »
Kyrle semblait au moment de répondre, mais son jeune cheval s’impatienta, et comme en résumé le cavalier était assez indécis sur ce qu’il devait dire, il trouva dans cette impatience une excuse pour se taire, et s’éloigna rapidement, en adressant à sa mère un salut d’adieu.
« Et si elle fait le tyran avec toi, Kyrle, – continua l’excellente femme, par forme de monologue, en le regardant disparaître dans le lointain – si elle fait le tyran avec toi, Anne Chute n’est pas de mon goût. »
Ainsi se disait-elle, et beaucoup auraient dit de même si elles avaient aussi bien connu Kyrle Daly.