Autant et plus encore que les Hindous brahmaniques, les Parsis que je vis chez lord Barrye reportèrent ma pensée vers les âges écoulés.
Descendants des Guèbres de Perse qui échappèrent aux-persécutions mulsumanes, lors de la conquête de leur patrie par les califes, ils ont trouvé un asile parmi les frères dont les avait séparés, il y a plus de quarante siècles, l’antique rivalité des Asouras et des Dêvas. Comme au temps de Zoroastre leur législateur, ils révèrent encore dans le soleil l’image la plus noble de l’être suprême, Ahourad Mosda, et dans le feu sacré entretenu dans leurs temples le symbole de l’astre divin. Descendus dans l’Inde, il y a plus de mille ans, ils se sont répandus dans la partie occidentale de la Péninsule ; la ville de Bombay seule en compte de quinze à vingt mille. Ils se distinguent de tous les autres habitants par leurs belles physionomies, leur aisance et leur industrie. Dans les ports du Concan, du Goudjerat et du Malabar, il n’y a pas de maison de commerce européenne dans laquelle, au moins un d’eux ne soit intéressé, et c’est ordinairement le Parsi qui fournit le plus de capitaux. Propriétaires des deux tiers de la grande ville de Surate, ils possèdent la plus grande partie de Bombay et de sa banlieue. Ayant demandé à un de ces Guèbres, qui alors même faisait construire de magnifiques habitations dans la ville et de fort jolies villas dans la campagne, pourquoi il plaçait ainsi à trois ou quatre pour cent, tout au plus, sa fortune, dont il pouvait si facilement tirer dix ou douze en opérations de banque ou de négoce, il me répondit : « Cette terre est maintenant mon pays ; mes pères y ont vécu, j’y suis né et j’y mourrai comme eux. Il est donc naturel que nous cherchions à y fonder quelque héritage durable pour nos enfants. Si les Anglais, qui ne sont ici que pour un court espace de temps, aiment à faire valoir leur argent le plus possible, c’est, j’imagine, pour regagner au plus vite leur patrie et y faire sans doute ce que nous faisons en ces lieux. »
S’ils ont appris à connaître et à aimer le luxe intérieur des Anglais leurs maîtres, si leurs maisons sont ornées avec profusion de glaces, de gravures, de meubles européens, on doit dire qu’ils ne fournissent pas la moindre recrue aux cohortes de danseuses, de courtisanes et de gitons aux croupes remuantes, qui abondent à Bombay. Leurs femmes cependant jouissent de plus de liberté que les autres femmes de l’Orient. En somme et sous tous les points de vue, ils sont, de tous les natifs de l’Inde, les plus vigoureux, les plus actifs et les plus intelligents.
Bien plus que les Hindous gardiens fidèles des plus anciennes traditions religieuses de l’Asie centrale, ils rendent encore un culte sans images, sans idoles, aux forces élémentaires de la nature, mais donnent au feu la prééminence. La beauté de l’esplanade de Bombay, baignée par les longues lames bleues de l’Océan, revêtait pour moi un nouvel attrait par la présence de ces adorateurs du soleil, qui le matin et le soir y venaient en foule, avec leurs brillants costumes blancs et leurs turbans aux couleurs éclatantes, pour saluer l’astre à son lever ou offrir leurs hommages à ses derniers rayons. Que de fois me suis-je arrêté à les contempler, à genoux sur le sable humide, les mains jointes et priant avec un air de profonde émotion dans une langue qu’ils ne comprennent plus ! À ces heures, leurs femmes ne se montrent point avec eux ; c’est le moment où, comme les compagnes des anciens patriarches, elles s’assemblent autour des puits pour y faire la provision d’eau nécessaire à leurs ménages.
Le cimetière des Parsis est sur une colline qui domine la côte ; dans une de mes courses journalières je rencontrai un cortège funèbre qui la gravissait. Le corps, enfermé dans une bière recouverte d’un linceul blanc, était porté par six hommes, tous vêtus de longues robes blanches et voilés de capuchons, comme les pénitents des confréries de Provence. Ils étaient précédés et suivis d’une nombreuse procession costumée de même et marchant deux à deux, chaque couple attaché par un mouchoir blanc. Le haut de la colline est excavé d’un trou large et profond, intérieurement divisé en trois compartiments : l’un pour les hommes, l’autre pour les femmes, le troisième pour les enfants. Autour de l’ouverture béante est un petit mur d’appui sur lequel on dépose les cadavres. On les y laisse en proie aux vautours qui planent sans cesse autour de cet endroit, tandis que les parents des défunts se tiennent à une certaine distance pour épier quel œil leur sera arraché le premier, augurant de cette circonstance la destinée bonne ou mauvaise de l’âme.
Lorsque la chair a été tout entière rendue aux éléments, on précipite les ossements dans le puits, où ils se décomposent pêle-mêle.
Au pôle opposé de cet usage funéraire, il faut placer celui des Hindous, qui brûlent leurs morts. En me promenant un jour sur le rivage de Pile de la Salcette, qui fait face à Bombay, j’atteignis sans le chercher un des lieux consacrés à l’incinération des cadavres ; plusieurs bûchers, composés en grande partie de bûches artificielles en bouse de vache desséchée, étaient allumés et répandaient au loin une chaleur intense et une odeur de côtelettes brûlées à soulever le cœur. Je m’empressai de fuir et j’eus longtemps le flair affecté par les exhalaisons révoltantes que j’avais respirées en ce lieu.
Le soir, je me rendis avec plusieurs jeunes gens des bureaux et de l’état-major du gouverneur à une natch ou fête de nuit, qu’un riche banian donnait pour l’inauguration de sa maison nouvellement bâtie. Une brillante illumination éclairait l’édifice et dessinait en traits de feu tous les détails de son architecture orientale. Une foule immense encombrant la rue et la porte d’entrée, ce ne fut pas sans peine que je pénétrai jusqu’à la grande salle de réception, qui n’était autre que la cour intérieure de l’édifice, recouverte, selon la coutume des Hindous, en pareille occasion, d’une vaste tente écarlate ; le sol était caché sous un beau tapis de même couleur ; tout alentour régnaient deux rangs de galeries soutenues par de hautes colonnes de marbre ou de stuc jouant le marbre, et des portes ouvrant sur ces galeries conduisaient dans les petits appartements. L’étage supérieur était habité par les femmes de la famille : nous n’en vîmes aucune, mais elles pouvaient jouir, à travers les jalousies, du coup d’œil de la fête, qui n’était pas à dédaigner : une moisson de fleurs en gerbes, en guirlandes, en festons ; une prodigieuse quantité de très grands candélabres en cristal ; l’animation de la foule, la variété et la beauté des costumes formant un ensemble digne des Mille et une nuits.
Lorsque nous entrâmes, on faisait cercle autour d’un chœur dansant de bayadères habillées de gazes roses, blanches, lilas ou cerise, brochées d’or ou d’argent, et dont la coupe remonte aux siècles de Sita et de Savitri. Chargées d’anneaux et de chaînes à leurs pieds nus, ces brunes mais gracieuses créatures produisaient, en frappant la terre de leurs talons, comme un bruit argentin d’éperons.
Le rythme de leur danse est si différent de tout ce que j’avais pu voir auparavant, si ravissant de grâce et d’originalité, leurs chants sont si mélancoliques et si sauvages, leurs gestes si doux, si voluptueux et si vifs parfois, la musique qui les accompagne si discordante, qu’il est bien difficile d’en donner l’idée.
Croupes merveilleuses, melons à deux tranches, seins se haussant en cadence, nombrils parcourant une ellipse comme le soleil, vous attisiez tous mes désirs.
Quand on songe que cette danse, d’une signification inconnue, remonte probablement à l’antiquité la plus reculée, et que ces filles répètent, sans se rendre compte de ce qu’elles font, les pantomimes que leurs pareilles exécutaient, il y a plus de trois mille ans, devant les chefs divinisés de leurs ancêtres, on s’égare dans de profondes rêveries sur les mystères de cette Inde merveilleuse. Je n’ai jamais vu, en Europe, de danseuses de profession avoir plus de décence que ces bayadères dans le costume et dans les attitudes. Mais les maîtres actuels du pays apprécient peu ces choses, et la fin de ces danses mystiques fut brusquement troublée par de jeunes Anglais qui, sans égard pour leur hôte, ou croyant faire une charmante plaisanterie, voulurent entraîner ces Terpsichores indoues dans le tourbillon prosaïque d’une valse. Effarouchées de ce procédé, elles éclatèrent en cris et en pleurs et se retirèrent immédiatement.
Trop préoccupés des intérêts positifs, je le dis avec franchise à mes compatriotes, les Anglais ne savent pas jouir de tout ce que l’Inde leur offre de si original, je dirai même de si exquis ; pour eux, tout y est trivial et commun. En vain la nature indienne se développe à leurs yeux, gracieuse et naïve, sauvage et grandiose ; ils lui préfèrent la nature conventionnelle et un peu chétive de leurs parcs.
Autour de leurs habitations ils écartent avec soin tout ce qui pourrait leur rappeler l’Asie et le tropique. Leur premier soin, en établissant un jardin ou un parc, est d’abattre tous les palmiers, d’arracher toutes les plantes qui donnent au sol son caractère spécial, d’y substituer des casuarinas ou des cèdres déodars dont le port rappelle un peu celui du sapin du Nord, et de semer sous leurs maigres ombrages des pelouses de gazon anglais, contre lesquelles proteste un implacable soleil. Voilà à quoi s’ingénie dans l’Inde le patriotisme des Anglais. La grâce sans apprêt de leurs vassaux asiatiques est lettre close pour eux, car le naturel choque l’esprit habitué au factice. À cet égard, l’antagonisme de goût et de génie des deux races se révèle au premier coup d’œil dans leurs costumes nationaux : quoi de plus déplorable, sans autre parallèle, que la toilette grotesque qui défigure nos femmes, comparée aux admirables draperies du vêtement antique des Hindoues, dont la nature elle-même forme les plis et dont la réminiscence semble avoir inspiré les artistes de la Grèce et de Rome aux plus belles époques de l’art ancien.
Les hommes de l’Hindoustan forment une race remarquablement belle ; plus belles encore sont leurs femmes, et presque toujours aimables et belles à la fois. Chaque province a son type, chaque type ses traits distinctifs de beauté ; nous devons nous contenter de les caractériser ici d’une manière générale.
Droite, gracieuse, délicieusement arrondie, la taille des jeunes Hindoues peut servir de modèle au sculpteur le plus exigeant. Leurs membres souples et délicats sont d’une symétrie parfaite. Elles ne sont pas grandes, et cependant leur port est celui des nymphes d’Homère ; leurs gestes sont dignes, aisés, expressifs ; leurs pieds et leurs mains d’une petitesse mignonne. Leurs seins sont les plus divins des fruits tropicaux, elles ont des hanches qui peuvent faire mourir d’amour. Leur tête peu forte, leur visage ovale, leur angle facial présentent ces lignes, ces contours que l’on admire tant dans les œuvres de l’art grec ; leur bouche, je dois l’avouer, est parfois trop grande, souvent trop droite, ou roide et pincée, si elle est petite… Mais leurs yeux de houris, noirs comme la mort et brillants de vie, leurs yeux surmontés d’admirables sourcils et voilés de longs cils d’ébène défient la critique et la comparaison. L’abondance et la noirceur brillante de leur chevelure est proverbiale. Suivant la latitude et le niveau du sol, le soleil a doré leur peau satinée et diaphane de ses teintes les plus variées, depuis le blanc mat de la Languedocienne et de la Catalane jusqu’aux nuances du safran, de l’olive et du bronze. Ne riez pas : c’est sous le charme de la fascination exercée par les brunes filles de l’Inde que tous les voyageurs, tous les auteurs, depuis Orme, Sousa, Bernier, ont sanctionné ce proverbe à l’usage des conquérants européens de cette contrée, proverbe aussi vrai de nos jours qu’au temps des Portugais : « Il y a cent portes pour entrer dans l’Indoustan, pas une seule pour en sortir. »
Est-ce à dire que cet éloge s’applique à toutes les femmes de l’Inde, et que cette vaste contrée ait échappé à cette terrible loi qui, depuis Adam, veut que partout la laideur, comme la sottise, soit en majorité ? Hélas ! ne savons-nous pas que les réputations de beauté physique ou intellectuelle, attribuées comme privilège à certains sols, à certains milieux, ne sont dues qu’aux rayonnements épars d’exceptions plus ou moins nombreuses ? Bien des vierges d’Albion figureraient fort mal dans les albums de Lawrence ; toutes les Parisiennes, avouons-le, ne sont pas des types d’amabilité ; tous les académiciens ne sont pas des immortels ; eh bien ! dans l’Inde comme ailleurs, quand on parle de type, c’est de la minorité qu’il s’agit. Je dois même reconnaître que l’amateur de l’antique et du grimé ne trouverait nulle part une collection de figures ratatinées et décrépites, ayant incontestablement droit au titre de vieilles femmes, comparable à celle que lui offrira ce pays où tout croît, se développe et se fane avec une désespérante rapidité… Mais nulle part aussi, parmi les créatures de douze à seize ans, âge de l’épanouissement complet des fleurs humaines dans cette serre chaude, le poète rêvant l’idéal de l’éternelle beauté ne trouvera plus souvent à faire l’application de cette lyrique apostrophe, échappée il y a trente siècles au moins à l’enthousiasme du vieux Valmiki :