II
Quand j’abordai à Bombay, royale capitale de l’Inde occidentale, on était au mois d’août. Du voyage, rien de très important à relater. Les passagers étaient de stupides fonctionnaires de l’Inde, retournant à regret vers le siège de leur fonction et emportant dans cette contrée chaude le souvenir de leur court séjour en Angleterre. Ce n’était pas la saison où bien des dames vont visiter l’Inde avec l’espoir que leurs charmes replets ou leurs joues pleines de santé et de fraîcheur pourront captiver quelque époux. Nous formions au contraire une compagnie assez triste. Quelques-uns comme moi avaient laissé leurs femmes en Angleterre ; d’autres étaient accompagnés des leurs, mais ils étaient tous d’un âge où le temps a apaisé les ardeurs brûlantes de la passion et où la dernière pensée en se couchant est d’essayer de profiter encore, si possible, des restes de beauté qui reposaient à leur côté.
Parmi mes compagnons de voyage, avec les officiers et les civilians de tout grade, retournant à leur poste après un congé prolongé par tous les moyens possibles, il y avait aussi des jeunes gens, la plupart attachés à quelque grande maison de commerce de Londres ou de Manchester, qui devaient se répandre sur divers points de l’Hindoustan ou de l’Empire chinois, et enfin de blondes jeunes misses assez putains avec leurs airs de n’y pas toucher et qui, sous la protection de l’honneur et du pavillon anglais, allaient rejoindre leurs fiancés, pour se marier et échanger, après quelques mois de séjour dans l’Inde, le frais incarnat de leur teint contre la pâleur mate ou la teinte jaunâtre que le climat de ce pays appose sur le visage de l’Européen.
Notre capitaine était un homme de fort bonnes manières, sans prétention, mais sans l’autorité réelle nécessaire à bord d’un vaisseau de cette importance. Sous le rapport administratif, il était subordonné au purser, sorte de commissaire ou d’homme de confiance de la Compagnie, chargé des premiers de ses intérêts, de ses intérêts d’argent ; et, sous le rapport de la navigation, il ne pouvait avancer ou s’arrêter, ancrer ou déraper qu’avec l’autorisation de l’agent spécial que l’administration des postes entretient à bord de tous les paquebots.
À la poupe de ces bâtiments est une dunette traversée par une galerie sur laquelle s’ouvrent des deux côtés d’élégantes cabines, aérées par des persiennes. Sous cette dunette s’étend la pièce principale du navire, la salle à manger, donnant accès encore à quelques cabines, qui complètent les chambres de la première classe. Celles de la seconde sont sur l’avant, avec les logements des officiers et des matelots.
Pendant toute la traversée, nos habitudes furent celles de la société anglaise à terre. Nous nous levions de bonne heure pour prendre un bain, auquel succédait une tasse de thé ou de café. Vers neuf heures, les dames, en toilette du matin, sortaient de leurs cabines, et, non sans flirter, on procédait au déjeuner pendant lequel le négligé des dames laissait apparaître quelque sein rose, un pied blanc et parfois (un peignoir s’entrouvrant), tout un joli corps toisonné ; seconde toilette à deux heures et second repas, le lunch ; troisième toilette pour dîner, et après on se rendait sur la vaste poupe, où chacun, selon ses goûts, se promenait, causait ou dansait, car le bâtiment possédait quelques musiciens portugais engagés à Bombay ; puis on servait le thé, et ce n’était qu’après cette collation, qui est encore un repas, que chacun se retirait chez soi.
C’étaient des festins de Lucullus, une bombance perpétuelle, et encore trouvait-on moyen de faire des extra. Deux fois par semaine la boucherie du navire état en activité, et ces jours-là on servait du champagne, c’est-à-dire qu’on ne buvait pas d’autre vin. J’aurais préféré, je l’avoue, payer moins cher et être traité avec plus de simplicité ; ces toilettes sans fin et cette bonne chère sans trêve étaient également fatigantes et m’excitaient. Mais l’exagération du luxe et des dépenses entre précisément dans les combinaisons de la société britannique, et il suffisait pour s’en convaincre de considérer ce qui se passait aux secondes places.
Après avoir successivement laissé à notre gauche le mont Sinaï et le golfe de Tor, les côtes de l’Hedjaz, où se cachent Médine et la Mecque, les villes sacrées de l’Islam, puis les terrasses volcaniques de l’Yémen, où mûrit la fève de Moka, nous vînmes jeter l’ancre, le sixième jour de notre voyage, dans le port d’Aden, ancien cratère éboulé, que nous appelons le Gibraltar de la mer Rouge.
Aussi, ce fut avec un vif sentiment de joie que j’aperçus, dans cet affreux bassin, le paquebot de Bombay, sur lequel notre steamer, qui poussait jusqu’à Singapour, devait verser tous ceux de ses passagers et de ses colis qui n’avaient pas à doubler le cap Comorin. J’étais dans cette catégorie.
Dès le lendemain, notre nouveau navire débouchait dans l’Océan Indien, nous laissant entrevoir à tribord, dans l’horizon embrasé du sud, la masse élevée du cap Gardafui et les arides rochers de Socotora, la Dioscoride des anciens. Après huit jours d’une navigation paisible, sur ces flots que les flottes des Ptolémées mettaient trois mois à traverser, nous aperçûmes à notre avant une longue ligne de côtes, courant du nord au sud, basse, boisée, chargée de chaudes vapeurs et doublée sur l’arrière-plan d’une seconde ligne de hauts sommets. C’étaient les rivages de l’Inde, la côte du Concan, l’archipel de Salcette et de Bombay, et dans l’horizon lointain la chaîne des Ghauts occidentaux.
En ce moment, le soleil, incliné au couchant, étendait horizontalement ses rayons sur la surface plane de l’océan, en la diaprant de tous les reflets de la nacre et de l’opale, tandis qu’il pénétrait de ses vivifiants effluves les chaudes vapeurs dont le voile diaphane flottait sur les contours boisés de la côte et sur les gradins étagés des montagnes de l’arrière-plan. Seule, la zone de forêts qui couvre les terres basses de l’île de Salcette demeurait dans l’ombre, et sur cette ombre veloutée, d’un pourpre presque noir, se détachaient d’une manière admirable les monuments de Bombay, ses villas, ses palmiers et les agrès de ses vaisseaux.
À peine le disque solaire eut-il disparu qu’un jet immense d’un vert pâle et transparent, qu’on eût dit lancé par un prisme invisible, vint occuper sa place et marquer jusqu’au zénith la route qu’il avait suivie dans l’espace. Ni la plume ni le pinceau ne sauraient rendre la variété de tons, d’accidents et de mouvements que cette apparition répandit à travers les magiques ondulations de la lumière défaillante ; un réseau d’or et de feu, semé d’une éblouissante poussière de pierres précieuses, n’eût rien produit qu’on pût lui comparer.
Je remarquai en cette occasion un fait que j’ai été à même de constater depuis, en dépit de l’opinion de la plupart des voyageurs et des savants. L’intervalle qui s’écoule entre la disparition du soleil et la tombée de la nuit est plus grand dans ces régions qu’on ne le pense et qu’on ne le dit généralement. Je fis part de mes doutes à cet égard à un missionnaire qui se trouvait à bord, homme instruit et qui a fait de longs séjours dans ces latitudes ; il les partageait entièrement. Plus de trois quarts d’heure après le coucher du soleil, la lueur du crépuscule suffit encore pour éclairer notre débarquement et nos premiers pas dans Bombay.
Héritière de toutes les grandeurs déchues de la côte occidentale de l’Inde, de tout le commerce qui fit autrefois la renommée et la fortune de Cochin, de Calicut, de Goa, de Surate et de Cambaye, Bombay s’élève au milieu d’une forêt de palmiers, sur un îlot coralligène qu’une chaussée unit à la grande île de Salcette. Son port, où aboutissent tous les produits de l’ouest et du nord de l’Inde à la destination de la Chine et de l’Angleterre, ne le cède à aucun autre en importance et en activité. Ses relations commerciales sont plus étendues que celles de l’ancienne Carthage ou des républiques marchandes de Gênes et de Venise, au temps de leur splendeur.
Cette grande cité est dans les meilleures conditions pour préparer le nouveau débarqué à l’étude du monde indou. À la première vue de ces hommes à demi vêtus de blanc, à la peau couleur de bronze, ayant presque toujours le visage et le buste saupoudrés de curcuma ; de femmes demi-nues aussi, délicieuses, et dont les seins sont aussi doux que la soie, et dont les jambes sont étrangement drapées de gaze rouge, blanche ou violette, chargées d’ornements d’argent et d’or aux pieds, aux mains, aux bras, au cou, au nez et aux oreilles, et couronnant leurs longs cheveux noirs de guirlandes de fleurs aromatiques ; à l’aspect de ces petits temples indiens, où de monstrueuses idoles sont sans cesse entourées de fakirs décharnés, aux ongles longs et crochus comme des serres de vautour ; en contemplant ces vastes étangs bordés d’escaliers de pierre, où il y a toujours encombrement de vivants qui se purifient et de cadavres que l’on lave ; et surtout en plongeant le regard dans ces chapelles silencieuses des Guèbres, où brûle, éternellement entretenu, le feu sacré, allumé au principe des choses humaines par les patriarches de la primitive Asie, on se sent entraîné au fond des mœurs de l’Inde et des siècles écoulés.
En circulant dans les rues des quartiers indigènes, on voit souvent des habitations légères comme des cages à jour laisser échapper de longs jets de lumière et de discordantes symphonies. Là se passent des cérémonies de noces indoues. Ce sont de petits enfants qu’on marie : un garçon de dix ou douze ans à une fille de cinq ou six. Ils sont tout nus, mais chargés d’anneaux et de bracelets, barbouillés de jaune, entourés d’une multitude de parents. Tour à tour on les lave et on les enduit de nouveau de curcuma ; puis, à plusieurs reprises, on leur présente de l’eau, qu’ils prennent dans la bouche pour se la jeter mutuellement sur leurs petits corps et particulièrement sur les parties pudiques. Ces absurdités se prolongent pendant trois ou quatre jours et autant de nuits sans interruption, accompagnées d’un tintamarre de tambours et de violons qui passe toute idée.
À côté de cette poésie un peu puérile des temps primitifs, Bombay tient en réserve, dans sa partie européenne, tous les raffinements de la civilisation moderne : d’excellentes chaussées en macadam sur lesquelles passent et repassent d’élégants cavaliers anglais, et, dans de riches équipages, des femmes mises avec la recherche de Londres et de Paris. Quand on parcourt en calèche légère les environs de la ville et que, à l’ombre d’arbres et d’arbustes merveilleux, on aperçoit les belles villas anglaises, aux larges terrasses, aux longues colonnades, on pourrait se croire à Naples ou à Palerme ; mais lorsque, sur le fond vert clair des bananiers ou sous les fûts élancés des cocotiers et des sveltes aréquiers au panache aérien, on voit passer comme des ombres les indigènes bruns et nus, à la longue chevelure flottante, on est vite ramené aux réalités de la terre du soleil.
Le lendemain de mon arrivée, je me rendis chez l’important lord Barrye, pour lequel j’apportais d’Europe des lettres de recommandation. Il habite un palais superbe, au centre d’un beau jardin. Chaque marche du vaste escalier qui conduit au perron est garnie d’Hindous accroupis, habillés aux couleurs des armes d’Écosse.
La pièce de réception est une salle immense et très élevée ; dans toute sa longueur, au haut du plafond, est attaché un énorme éventail (punka), avec des franges en toile, que des serviteurs ad hoc agitent continuellement au moyen de cordes. Les fenêtres sont revêtues de stores tressés en herbes odoriférantes et constamment mouillées ; à travers cette sorte de tamis l’air s’imprègne d’une certaine fraîcheur, malgré la chaleur suffocante du dehors.
Lord Barrye m’invita à une fête qu’il donnait le soir même : « Je ne vous presserais pas d’y venir, me dit-il, si vous n’y deviez rencontrer que des visages et des uniformes européens ; mais parmi mes invités il y a bon nombre d’indigènes et vous pourrez ainsi prendre contact avec la population aborigène. »
Effectivement, dans la foule animée qui, le soir, vint remplir le palais, je rencontrai des représentants de toutes les races que les siècles et les révolutions ont juxtaposées dans l’Inde : Hindous brahmaniques descendants directs des Arians-sanscrits, musulmans, fils de Sem, issus des envahisseurs du Xe et du XVe siècle, et Guèbres exilés de l’Iran. Beaucoup de ces natifs, pour plaire à leurs maîtres actuels, ont adopté d’assez vilains costumes de fantaisie, dans le goût étriqué de l’Europe, et se rendent chez le gouverneur dans des cabriolets qu’ils conduisent eux-mêmes. Mais il y avait là un jeune Hindou revêtu du pittoresque costume de ses ancêtres et qui, loin de donner tant bien que mal dans nos usages, affectait de rester tout à fait oriental. Il s’exprimait cependant assez bien en anglais ; mais sa jeunesse, ses traits fins et réguliers, ses longs cheveux d’ébène flottant demi-bouclés, sa taille souple et élancée et la coupe antique de sa robe de gaze brochée d’or me faisaient songer involontairement aux héros déifiés de Kalidasa et de Valmiki. J’en devins presque amoureux, et si j’avais été pour hommes, je n’aurais pas hésité à lui faire la cour, ce qu’il semblait attendre de ma part. En somme, je le déçus. À sa beauté réelle, j’aurais pu le prendre pour une exception parmi les siens, si je n’avais su dès longtemps que, toute vieillie qu’est aujourd’hui la grande famille indoue, toute déchue qu’elle est de son ancienne suprématie dans les arts, dans les lettres, dans les armes et dans les aspirations de l’âme vers les choses d’en haut, elle n’en demeure pas moins une des plus belles variétés de notre espèce, la plus remarquable peut-être par le nombre autant que par l’uniformité et la distinction du type.