II-3

2074 Words
À ton aspect on rêve de pudeur, de splendeur, de félicité et de gloire ; on pense à Lakchmi, l’épouse de Vichnou, ou à Rati, la riante compagne de l’amour. De ces divinités laquelle es-tu, ô femme à la séduisante ceinture ? On aimera aussi ce soupir du poète Dhyssorh : Écoute le vent, il t’apporte mes serments et vœux ; si tu sens sous ta ceinture s’agiter l’effroyable vide que je puis remplir et le vide que mes yeux voient devant moi, ta croupe seule le pourrait emplir. Naturellement douées de bon sens et de politesse, aimant à parler et semant la conversation d’observations fines, d’expressions élégantes, les femmes indoues ont été, on peut l’affirmer, cruellement calomniées sous le rapport de l’intelligence par des écrivains qui n’ont fait que passer sur les bords du Gange. Quelle que soit la différence des éducations, il y a dans l’Inde, comme en Europe, des illustrations féminines. « Où n’a pas pénétré, s’écrie un historien oriental, la renommée de la belle Nour-Mahal et de la belle Néour-Jehan, qui se sont succédé sur le trône du monde ? Quelle oreille n’a entendu parler des charmes merveilleux et des talents politiques de l’illustre Joanna Begum ? La beauté, l’esprit, la sagesse de la Rani Kumladi sont encore populaires dans le Goudjerat ; qui pourrait oublier l’héroïsme de la mère des derniers rajahs de Tchittore ? Et enfin, quel poète n’a chanté Mallerie Sultana-Rizia, cette merveille du XIIIe siècle, dont il est écrit par son vizir Mallek-Junedi que "l’éclat de sa figure, la lumineuse auréole qui entourait toute sa personne suffisaient pour faire mûrir soudain le blé encore en herbe, tandis que son regard ranimait ses amis mourants et frappait d’impuissance ses ennemis les plus terribles. " Jugée digne de contribuer au gouvernement de l’État, du vivant même de son père, celui-ci, à la veille d’une longue absence, la choisit de préférence à tous ses fils pour lui confier la régence. « Sachez, dit-il à ses courtisans étonnés, que le fardeau du pouvoir, trop lourd pour les épaules de mes fils, fussent-ils vingt, ne l’est pas pour la délicate Rizia ; elle a dans l’âme et l’esprit plus de force qu’eux tous. » Si, à la suite des femmes dont les charmes ou le génie ont présidé aux destinées de l’Inde dans les temps modernes, on énumérait toutes celles qui se sont fait un nom dans la littérature indoustanique, et toutes les nobles et pures héroïnes célébrées par les poètes de l’antiquité sanscrite, on formerait une liste de célébrités féminines qui, pour le nombre comme pour le choix, n’aurait à redouter aucun parallèle dans l’Occident. Avant de passer de Bombay sur le continent, j’allai visiter les deux îles voisines, Éléphanta et Salcette. La première n’est qu’un îlot montueux couvert de bois magnifiques et de rochers ; elle doit son nom portugais à un éléphant de pierre sculpté non loin du lieu ordinaire de débarquement. Il a presque trois fois les dimensions d’un éléphant ordinaire ; mais, quant au mérite primitif de la sculpture, on n’en peut guère juger aujourd’hui, les temps l’ayant fort dévasté. Sur son dos, il y a un animal qu’on suppose être un tigre, mais dont j’avoue n’avoir pu distinguer la forme. De la petite plaine que domine ce monument ruiné, un sentier raide et étroit, serpentant sous d’épais ombrages et le long de profonds précipices, conduit au sommet de l’île. Aux deux tiers de la hauteur il aboutit sur une magnifique esplanade, devant la grande caverne qui a rendu le nom d’Éléphanta si célèbre. J’avais lu bien des descriptions pompeuses de ce temple creusé dans le roc ; mais, quelle que fût mon attente, la réalité la surpassa de beaucoup. Les dimensions de ce souterrain me parurent plus vastes, ses proportions plus nobles, ses sculptures plus élégantes que je n’avais osé l’imaginer. Les statues même, les colossales images qui s’élèvent de chaque côté des sanctuaires ou chapelles creusées latéralement à la nef principale, sont exécutées avec une hardiesse naïve et avec une grâce qui perce encore à travers leur état de vétusté et de dégradation. De même que les grands souterrains d’Ibsambou en Nubie, celui-ci est creusé dans un calcaire plus dur et facile à fouiller ; mais, tandis que les rochers des bords du Nil se sont durcis sous un ciel sans humidité, ceux d’Éléphanta se décomposent rapidement sous l’action des pluies périodiques du tropique. L’accumulation et le séjour de l’eau dans l’intérieur du monument y ont causé d’irréparables dégâts ; la base d’un grand nombre de piliers a été minée, exfoliée, fendue, et de quelques-uns il ne reste plus que les chapiteaux et une partie des fûts, appendus à la voûte comme de gigantesques stalactites. Comme tous les monuments hindous, celui-ci est sans date. Il y a bien au fond de la caverne, dont la forme de croix rappelle une basilique gothique, un énorme buste à trois visages qui s’élève du sol au plafond du temple, et dans lequel on a voulu longtemps voir une image de la Trimourti ou Trinité indoue, que compose Brahma, Vichnou et Civa. Mais de plus récentes découvertes ont démontré que Civa, aux légendes duquel se rapportent uniquement les bas-reliefs et les ornements du souterrain d’Éléphanta, a été très anciennement représenté avec trois visages, alors que, divinité suprême des Surastras, tribus de la côte de Cambaye, il concentrait en lui seul, au sommet de l’Olympe orgiaque de ces peuples kouchites, le culte et les attributions que plus tard, après une lente élaboration de syncrétisme religieux entre les populations superposées dans l’Inde, il fut obligé de partager avec Brahma, le dieu des prêtres arians, et Vichnou, le patron des Kchattryas. Si le temple d’Éléphanta remonte à l’époque reculée que nous fait atteindre ce point de vue, il n’y a nul empêchement à voir en lui le modèle et le type de l’architecture souterraine que les troglodytes émigrés du Sind et du Concan importèrent en Éthiopie avec la division de la société humaine en quatre castes, avec la répartition du Panthéon primitif en triades divines, avec la consécration du bœuf, du serpent naja et des fleurs du lotus comme symboles religieux, avec une infinité de notions dérivées du sol, du ciel, des traditions et du langage de l’Asie centrale, et dont les éléments servirent plus tard aux Égyptiens à composer de toutes pièces leurs origines mythiques, la légende d’Asiri et le personnel de leurs premières dynasties. Les cavernes de Kennery, dans l’île de Salcette, sont des monuments du même genre que ceux d’Éléphanta ; on ne peut de même préciser la date de leur origine, car à une époque inconnue les images de Boudha et les symboles de son culte y ont usurpé la place d’images et de symboles plus anciens. À côté de ces témoignages muets mais positifs des luttes religieuses qui ont agité les générations des vieux âges, Salcette garde aussi des débris vivants de ces mêmes générations. Ses bois épais recèlent une race d’hommes singulière, dont les mœurs, à deux pas du chef-lieu de la présidence, sont aussi peu connues que celles des tribus les plus isolées de l’Inde centrale. Ils forment une caste à part et n’ont qu’une fonction, un gagne-pain : la fabrication du charbon. Ils ont pour coutume de se m*******r après le congrès conjugal, auquel assiste toujours un vieillard que l’on paye pour cela. Ils ne fréquentent jamais les Indous du rivage ou les habitants des villes ; ils ne leur parlent pas, ne les voient même pas pour leur vendre les produits de leur industrie. Comme certaines peuplades d’Afrique dont parlent les voyageurs du XVIe siècle, ils ont l’habitude de déposer ce qu’ils veulent vendre dans des endroits convenus, puis de se retirer à l’écart. L’acquéreur s’approche ensuite, prend la marchandise et dépose silencieusement aussi un prix réglé par l’usage en riz, en vêtements et en outils de fer. Les officiers anglais ont en vain cherché à faire plus ample connaissance avec ces pauvres indigènes ; ils n’ont jamais pu gagner leur confiance, tant est grande leur timidité héréditaire ! si profondément ont pénétré dans ces âmes flétries les stigmates du mépris dont les accablent, depuis des siècles, les Indous leurs voisins ! Dans la zone des forêts qui s’étend le long du Concan et du Canara, entre les montagnes et la mer, vit un nombre indéterminé de créatures semblables. Là on leur donne le nom de Pouliahs, et la loi qui régit les castes leur interdit d’habiter les villages et même de se construire des huttes au fond des bois. Malheur à celui d’entre eux qui viendrait par mégarde à se trouver en contact avec les Indous brahmaniques ! il est tenu de faire connaître son approche par ses cris, afin qu’on ait le temps de l’éviter ; faute de cette précaution de sa part, il court le risque d’être tué comme un animal malfaisant. Plus d’une fois, me promenant en palanquin sur les pourtours continentaux de la vaste rade de Bombay, j’ai entendu les hurlements de ces sauvages qui me demandaient l’aumône ; j’ai aperçu leurs corps noirs et décharnés, glissant comme des ombres à travers les arbres, et jamais je n’ai pu parvenir à les joindre pour les interroger. En vain, à chaque fois, je leur montrais des pièces de monnaie et leur faisais signe de venir les prendre : d’une part, mes porteurs hâtaient le pas pour s’éloigner de ces êtres immondes ; de l’autre, les Pouliahs se contentaient de me suivre à distance, criant et gambadant comme des singes, jusqu’à ce que, lassé de leur obstination et de leurs clameurs, je leur jetasse de loin la monnaie que je leur destinais ; ils ne se hasardaient à la ramasser que lorsque nous avions disparu à leurs yeux. Être les maîtres d’un pays où se passent de telles choses, c’est, dans notre siècle, encourir une grave responsabilité. Il est beau d’appeler l’Inde le plus brillant joyau de la couronne britannique, mais il serait plus beau d’épurer ce joyau de ses taches originelles et de mettre un terme aux tyranniques préjugés qui, dans la société indoue, ont ravalé d’innombrables créatures humaines au niveau des brutes des forêts. Mon départ pour l’intérieur fut un peu retardé par une affaire qui m’appela dans la colonie portugaise de Goa, située à quatre-vingts lieues au sud de Bombay ; c’est un voyage de vingt-quatre heures en pyroscaphe et de trois jours dans les embarcations du pays. Bien que l’on passe à une assez grande distance de la côte, on peut distinguer de loin en loin, dans la verdure, des villes et des forteresses, sur lesquelles flottent des pavillons autres que celui de la Grande-Bretagne. Ils appartiennent à des souverains indigènes ; pauvres princes dont les noms sont inconnus, le pouvoir ignoré, et qui s’appliquent à donner des dimensions exagérées à ce dernier signe d’une indépendance perdue. Goa est, on le sait, la métropole de tous les établissements portugais à l’est du cap de Bonne-Espérance. Son gouverneur a la suprématie sur ceux de Diu, de Mozambique, de Macao et de Timor ; sa banlieue renferme encore 35 000 habitants et une trentaine de forts ou de bourgades en bon ou mauvais état. Bien qu’elle ait dû céder à Bombay le sceptre de l’océan Indien, Goa a conservé sur son heureuse rivale l’avantage de la position qui fut admirablement choisie par le grand Albuquerque, son fondateur. Bombay s’enorgueillit de sa vaste rade couverte de vaisseaux ; mais Goa en possède une autre bien mieux fermée, que la mousson ne peut troubler comme la première et dans laquelle l’escadre la plus nombreuse peut dormir à l’abri des vents, des flots et de l’ennemi. Que sont les routes qui entourent Bombay, quoique nombreuses et bien entretenues, comparées au large fleuve qui traverse la colonie portugaise, en relie toutes les parties et répand sur toutes la fertilité ? On aborde à Panjim, résidence actuelle des autorités portugaises, par un beau quai nouvellement construit. De nombreuses embarcations, des navires de tout tonnage sont occupés à charger et à décharger leurs marchandises ; de toutes parts on voit s’élever des constructions nouvelles. Met-on pied à terre, on observe que toutes les rues sont larges et tirées au cordeau ; une population considérable les parcourt, et il s’y fait un tumulte auquel on ne s’attendait guère. On n’y est pas, il est vrai, frappé de ce luxe qu’on remarque à Bombay ; les équipages brillants ne s’y croisent pas au milieu de milliers de porteurs de palanquins faisant assaut de cris et de gémissements. Ici le gentleman ose parler affectueusement au boutiquier ; il peut saluer un ouvrier sans se perdre de réputation, et c’est plaisir de voir combien ces habitudes de notre continent, transportées dans des pays si lointains, servent mieux la cause de la civilisation que les lois écrites. L’ancien Goa, la cité des conquérants du XVIe siècle, repose, aujourd’hui abandonnée, à trois lieues plus haut que Panjim, sur les bords du fleuve. Ses maisons, semblables à des forteresses, ses églises, ses couvents, ses palais, égalant en magnificence tout ce qu’on admire en Europe dans le même genre, ne sont plus que des carrières de métaux à bâtir. Ce ne sont pas les menaces de la guerre ou les ravages du temps qui ont forcé l’homme à déserter ces demeures, monuments de sa puissance et de son orgueil ; mais il a fui devant la malaria, ce souffle empesté du ciel de l’Inde, ce fléau de Dieu, qui s’installe auprès de toute la société en décadence, pour en hâter la décomposition par le typhus ou par le choléra.
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