Chapter 8

2377 Words
VII Paturot feuilletonisteAprès une courte pause. Jérôme continua son récit : Vous n’ignorez pas, monsieur, que le feuilleton a pris dans notre ordre social une importance au moins égale à celle de la tasse de café et du cigare de la Havane. C’est devenu un besoin chronique, une consommation obligée. Que, par impossible, demain, les journaux déclarent à leur clientèle qu’ils suppriment la suite des aventures de trente Arthurs ou Mathildes actuellement en circulation, à l’instant vous verrez éclater une insurrection de jupes, de cornettes, et j’oserai ajouter de chapeaux. Il y a toujours de l’enfant dans l’homme : le merveilleux l’enchaîne malgré lui, et l’existence la plus sérieuse accorde une petite part à l’inconnu, ce mobile des âmes inquiètes. On a des échéances à payer, des écritures à tenir, mais on n’est pas fâché de savoir ce que devient le héros du roman à la mode : on a une affaire à plaider comme avocat : comme juge, une sentence à rendre : huissier, on instrumentera ; notaire, on passera des actes : mais au milieu de ces graves occupations, on trouvera un moment à donner aux infortunes d’une héroïne innocente et persécutée. Que l’on songe ensuite aux femmes, si avides de tout ce qui est imaginaire, et le succès de la littérature romanesque sera expliqué. Le feuilleton à aventures a donc sa raison d’être, comme on dit dans la langue philosophique. Je le compris dès l’abord, monsieur, et je vis que cette industrie pouvait donner de l’emploi à bien des plumes. Il ne faut pas traiter avec dédain ce moyen d’action sur le public : aucun n’est plus efficace. À mes côtés, j’en avais un exemple. La passion de Malvina pour Paul de Kock prenait souvent un caractère dont tout autre que moi aurait pu s’inquiéter. Elle en raffolait, elle se meublait la mémoire de ses drôleries, ne parlait de lui qu’avec extase, et l’invoquait à tout instant comme autorité. Malvina avait oublié son catéchisme, mais elle savait Paul de Kock par cœur. Veuillez croire que je n’établis pas de comparaison, je me borne à constater un fait. Cet empire du romancier sur les esprits n’a jamais été plus évident que de nos jours. Beaucoup d’entre eux en ont a***é pour répandre des idées fiévreuses et malsaines, pour exalter le culte des sens et élever des autels au désordre. Les imaginations les plus brillantes ne se sont pas défendues de cette déviation, et leur passage dans les voies sociales a été marqué par de douloureuses empreintes. Le mal, hélas ! a été d’autant plus grand que l’instrument avait plus de puissance. Se servir des ressources de l’imagination dans un meilleur dessein, voilà quelle pensée s’empara de moi. Il ne s’agissait pas d’écrire à l’aveugle ; il fallait, avant de prendre la plume, faire l’éthique et l’esthétique du feuilleton, s’assurer d’un plan de conduite, se proposer un résultat et ne rien négliger pour l’atteindre. J’y songeai longtemps : je poursuivais une théorie complète. Au sommet je plaçai la forme, sans laquelle nulle œuvre ne résiste au temps. Pour que l’idée laissât des traces, je me proposais de la revêtir de toutes les ciselures de mon style, d’y prodiguer ces arabesques capricieuses qui sont le sceau de l’artiste, son cachet et son blason ; je me promettais, tantôt de faire osciller ma phrase dans le balancier de l’antithèse, tantôt de la faire chanter comme un triolet, ou bien de la faire bondir sur la cataracte de rémunération, au milieu de substantifs bruyants et d’épithètes écumeuses. La forme d’abord, la forme au-dessus de tout ; mais avec la forme, l’idée morale, l’idée philosophique ! ! ! Je ne sacrifiais ainsi, ni à des idoles vulgaires, ni à des dieux immoraux : je planais au-dessus de la sphère des passions maladives et des mœurs triviales, j’ouvrais au feuilleton une ère nouvelle, je le retrempais dans le baptême de l’art et de la vertu. Voilà quelle était ma théorie et la manière de s’en servir. De l’idée spéculative je passai à la réalisation. Je rédigeai quelques feuilletons qui devaient servir de types et de spécimens de ma manière. Vous dire, monsieur, à quel point je soignai ce travail, serait impossible. Ni mon poème babylonien, ni mes sonnets, ni mes articles de l’Aspic, n’avaient tendu à ce point les ressorts de mon esprit. Je fis trois nouvelles, trois chefs-d’œuvre, je puis le dire sans vanité aujourd’hui que je ne rédige plus que des prospectus de bonneterie. « Heureux le journal, me disais-je, sur qui tomberont mes préférences ! » Je délibérai longtemps pour savoir à qui je porterais ce fruit de mes veilles, et me décidai enfin en faveur d’un fort organe accrédité de la publicité parisienne. Une lettre de recommandation assez pressante m’introduisit auprès du rédacteur en chef, qui me fit un accueil plein d’affabilité et de bienveillance. Ce rédacteur en chef était un petit homme, jeune encore, mais amaigri par le travail. Son regard, froid en apparence, s’éclairait de temps en temps d’une finesse soudaine et d’une pénétration particulière. Il y avait en lui un mélange de bonhomie et de réserve qui n’était ni sans grâce ni sans dignité. On pouvait voir que l’habitude de juger les hommes l’avait rendu à la fois attentif et circonspect. Il ne se livrait que peu à peu et jamais tout entier. Du reste, il subissait les visites dans le genre de celle que je lui faisais alors comme un accessoire obligé de fonctions assez délicates. Aux prises avec des amours-propres peu traitables, il cherchait des diversions pour les rendre moins farouches, et des formules pour les apprivoiser. Ces ménagements n’étaient pas toujours couronnés de succès, mais la politesse des formes n’en demeurait pas moins une des qualités de l’emploi et des nuances du rôle. Quand j’eus décliné le but de ma visite, le rédacteur en chef toussa ; c’est le prologue ordinaire de ceux qu’une réponse embarrasse. Enfin, il se décida à parler. « Môsieur aurait donc le dessein, dit-il, de s’essayer dans notre feuilleton ? Nous sommes un peu encombrés pour le moment : il y a des traités passés avec les auteurs en vogue. Cependant, on pourra voir ; j’aime les essais, mes sympathies sont pour la jeunesse… – Croyez bien, monsieur… – Mon Dieu, qu’étions-nous hier encore, môsieur ? Des débutants comme vous, cherchant une porte qui voulût bien s’ouvrir, un débouché à nos pensées, un organe, une tribune. Qui de nous n’a passé par là ? – Monsieur, vos paroles m’encouragent. Permettez-moi de vous dire rapidement ce que j’ai voulu faire. Je crois que j’ai trouvé une veine encore inexploitée dans le domaine de l’art. » À ce dernier mot, je vis mon interlocuteur se renverser dans son fauteuil comme un homme qui se résigne, mais qui a désormais une opinion faite. J’étais jugé. Cependant je ne me rebutai pas. Rappelant mon courage et soutenu par la conscience de mon œuvre, je développai ma théorie, et expliquai à quel point de vue j’avais compris le feuilleton. C’était une corde très sensible que je touchais là ; je m’adressais à un maître expert dans la matière. Aussi ne me laissa-t-il pas aller jusqu’au bout. – Môsieur, dit-il en m’interrompant, brisons, s’il vous plaît. Ce que vous appelez la question d’art ne peut venir qu’en seconde ligne lorsqu’on s’adresse à un public nombreux. Voyons, ne sortons pas des réalités. De quoi se compose la masse des lecteurs de journaux ? de propriétaires, de fermiers, de marchands, d’industriels, assaisonnés de quelques hommes de robe et d’épée ; encore sont-ce là les plus éclairés. Eh bien, dites maintenant quelle est la moyenne de l’intelligence de cette clientèle ? Croyez-vous que vos théories sur l’art pourront la toucher, qu’elle s’y montrera sensible, qu’elle vous comprendra seulement ? Quand on parle à tout le monde, môsieur, il faut parler comme tout le monde. – Mais, monsieur, répondis-je, sans vouloir lutter contre une expérience pareille à la vôtre, ne peut-on pas croire que précisément parce que l’on a sous la main un public nombreux, il faut essayer de l’élever au sentiment de l’art, et non faire descendre l’art jusqu’à lui ? Certes, tout habitant de l’Attique n’était pas un Phidias, et cependant les marbres de Phidias étaient admirés de toute l’Attique. Quand Cicéron occupait la tribune aux harangues, il ne s’inspirait pas du goût de son auditoire, mais il lui imposait le sien. Un véritable artiste n’obéit pas, il règne. – Môsieur, répliqua le vétéran du feuilleton, quand on fait un journal, on n’est ni orateur, ni statuaire. On vise à un grand nombre d’abonnés, et la meilleure théorie est celle qui les fait venir. Vous parlez d’ailleurs de deux siècles éminemment artistes, de deux peuples qui suçaient avec le lait le goût des grandes choses. Rien de pareil ici. Nous vivons dans un siècle bourgeois, môsieur, au milieu d’une nation qui s’éprend de plus en plus pour la camelote. Que faire ? résister ? se retirer sur le mont Hymète pour y vivre du miel de la poésie ? Il faut être très jeune pour avoir de ces idées, et vous vous en guérirez. – Ce serait une triste cure, dis-je en étouffant un soupir. – Pas si triste ! Écoutez, môsieur, votre candeur me plaît. Si vous consentez à vous laisser guider, nous ferons quelque chose de vous. Il s’est déjà formé dans la maison quelques adolescents qui sont parvenus à une célébrité européenne. Qu’ont-ils fait pour cela ? ils ont compris leur public, et si vous voulez, après votre théorie, je vais vous exposer la mienne. – Ce sera m’obliger, répondis-je en m’inclinant. – Thèse générale, môsieur, aujourd’hui, pour réussir, il faut faire un feuilleton de ménage, passez-moi l’expression. Dégusté par le père et par la mère, le feuilleton va de droit aux enfants, qui le prêtent à la domesticité, d’où il descend chez le portier, si celui-ci n’en a pas eu la primeur. Comprenez-vous quelles racines un feuilleton ainsi consommé a dans un ménage, et quelle situation cela assure sur-le-champ à un journal ? Désormais ce journal fait partie intégrante de la famille. Si, par économie, on le supprime, la mère boude, les enfants se plaignent ; la maison entière est en révolution. Il faut absolument le reprendre, se réabonner, pour rétablir l’harmonie domestique et le bonheur conjugal. Voilà, môsieur, comment le feuilleton joue désormais un rôle social, et s’est placé avec avantage auprès du pot-au-feu et de la batterie de cuisine. – Mais encore, monsieur, répliquai-je en insistant, dans ces conditions mêmes, comment faut-il s’y prendre pour plaire à cette clientèle ? Vous savez ce qu’il en coûte à l’esprit pour se plier à des formes vulgaires, pour déroger, pour s’amoindrir. – Bagatelle ! môsieur, bagatelle pure ! Quand vous aurez fait un seul feuilleton dans ce goût, cela ira comme de source : vous en ferez vingt, trente, sans le moindre effort. Vous prenez, môsieur, par exemple, une jeune femme malheureuse et persécutée : Vous lui adjoignez un tyran sanguinaire et brutal, un page sensible et vertueux, un confident sournois et perfide. Quand vous tenez en main tous ces personnages, vous les mêlez ensemble, vivement, en deux, trois, quatre cents feuilletons ; et vous servez chaud. Il faut que vous m’ayez séduit, môsieur, pour que je vous livre ainsi le secret du métier. – Je vous en dois mille grâces. – C’est surtout dans la coupe, môsieur, que le vrai feuilletoniste se retrouve. Il faut que chaque numéro tombe bien, qu’il tienne au suivant par une espèce de cordon ombilical, qu’il inspire, qu’il donne le désir, l’impatience de lire de suite. Vous parliez d’art, tout à l’heure : l’art, le voilà. C’est l’art de se faire désirer, de se faire attendre. Vous avez, je suppose, un M. Arthur à qui votre public s’intéresse. Faites manœuvrer ce gaillard-là de façon qu’aucun de ses faits et gestes ne porte à faux, ne soit perdu pour l’effet. À chaque fin de feuilleton, une situation critique, un mot mystérieux, et Arthur, toujours Arthur au bout ! Plus le public aura mordu à votre Arthur, plus vous devez en tirer parti, le lui présenter comme amorce. Et si, dans un cas donné, vous pouvez mettre cet Arthur à cheval sur un renouvellement d’abonnés, en laissant les retardataires avec la crainte d’ignorer ce que devient le héros favori, vous aurez réalisé le plus beau succès d’art que puisse ambitionner un homme de style comme vous l’êtes. – J’y tâcherai, monsieur, j’essayerai. – Écoutez, j’ai rompu la glace avec vous. Vous m’avez plu, je ne vous le cache pas, môsieur. Vous avez un air naïf et sincère qui a gagné ma confiance. Je veux vous pousser : travaillez pour nous ; travaillez sur ces données. Tenez, je viens de recevoir une série de feuilletons d’un adulte qui me doit tout, son génie, sa gloire, sa réputation. Aujourd’hui il est devenu d’une force qui m’épouvante ; il m’a trompé, je ne croyais pas qu’il pût jamais s’élever si haut. Par curiosité, je vais vous lire la fin de son premier feuilleton, ce que nous appelons la coupure, l’endroit où le véritable artiste se révèle. Ce sera une étude pour vous. » Mon interlocuteur chercha sur son bureau le manuscrit dont il venait de parler, passa plusieurs feuillets, et arriva ainsi aux dernières pages. « Ah ! bon ! nous y voici, » dit-il. Il faut vous avertir que la scène se passe dans un château mystérieux. C’est très nouveau comme effet. Il lut alors ce qui suit : « Ethelgide, après que sa suivante l’eut débarrassée de ses atours, se mira pendant quelque temps dans une glace. Elle repassait dans sa mémoire les paroles qui étaient échappées à Alfred dans la scène du bosquet. Peu à peu pourtant ce souvenir s’effaça pour faire place à d’autres pensées. Elle regarda autour d’elle, et ne put retenir son effroi à l’aspect d’une tapisserie sombre sur laquelle était cloué un grand christ en ivoire. Il lui sembla que, dans le silence de la nuit, un gémissement sourd se faisait entendre, et que des cliquetis de chaînes partaient de la pièce voisine. La clarté des bougies devint tout à coup vacillante, sans qu’on pût deviner quelle était la cause de cette agitation. Ethelgide, épouvantée, se jeta sur son lit, et chercha à se faire un rempart de ses rideaux ; mais quel fut son effroi, quand elle vit sortir des parois du mur qui faisait face à sa couche un bras nu et une main livide tenant par les cheveux une tête sanglante et défigurée. Quelle était cette main ! ! ! Quelle était cette tête ! ! ! ! » « Voilà, môsieur, reprit le rédacteur en chef, ce que j’appelle arrêter un feuilleton. C’est-à-dire que, sur deux millions de lecteurs, il n’en est pas un seul qui ne voudra savoir ce que c’est que cette tête si hardiment suspendue entre deux numéros. On peut qualifier le moyen de triomphant. C’est du la bonne besogne : prenez modèle là-dessus. Vous feriez dans ce goût quarante-quatre volumes en quarante-quatre parties et cinq cent cinquante feuilletons, que le public y mordrait. Ajoutez-y quelques horreurs ; assaisonnez l’action de plusieurs chenapans pour relever votre but moral, ouvrez un cours de dialecte pittoresque, et vous jouirez d’un succès européen. Les grands artistes ne procèdent pas autrement. » En achevant cette phrase, mon protecteur se leva : évidemment, il me donnait congé. Il fut convenu que je renoncerais au roman exécuté d’après ma méthode esthétique, et que je m’essayerais dans le feuilleton à l’usage des familles. L’un m’aurait peut-être donné la gloire, mais l’autre, avec un peu de pratique, m’assurait le pain de chaque jour. Le rédacteur en chef avait raison : rien n’est plus aisé que de se gâter la main. Je fis donc comme les autres, j’ouvris un atelier de feuilletons à prix fixe, et recommençai, pour mes débuts, l’histoire de Geneviève de Brabant et du farouche Golo. Cette nouveauté obtint un succès de larmes et une moisson d’éloges. Je me décidai alors à traiter la mort de M. de la Palisse : c’était hardi.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD