Chapter 4

2284 Words
III Paturot gérant de la société du bitume de MarocLe récit des aventures du pauvre Jérôme commençait à m’intéresser. Cette nature candide, accessible aux illusions et disposée aux expériences, résumait par plus d’un point l’histoire et la situation d’esprit de la jeunesse actuelle. Je me montrais donc exact au rendez-vous qu’il me donnait, et je le voyais, de son côté, devenir plus communicatif à mesure qu’il se familiarisait davantage avec moi. « Quand vous eûtes quitté le saint-simonisme, lui dis-je, quel parti prîtes-vous ? – Ne m’en parlez pas, monsieur : c’est ici que commencent mes plus tristes aventures. » Et il continua : Depuis que la porte de Ménilmontant s’était fermée sur moi, nous vivions assez tristement. J’avais vu s’effeuiller mes premiers rêves, s’évanouir mes plans imaginaires, se flétrir mon idéal. Quand on entre dans la vie, monsieur, on se la figure volontiers comme une chose éthérée ; on en fait un Éden que l’on peuple de fantômes gracieux, et où il suffit, pour se maintenir en santé et en joie, de contempler la nature et de respirer le parfum des fleurs. Tout est beau, tout est bon ; la pensée ne louche à rien sans l’embellir et le colorer. Il semble que l’humanité a le bonheur sous la main, que la douleur n’est qu’un malentendu. Des besoins, on n’en connaît pas ; des soucis, on n’a que celui d’aimer, d’être aimé, de s’épanouir, de se laisser vivre. Oh ! les illusions de la jeunesse, que c’est beau, mais que c’est court ! Je n’en étais plus là ; je touchais à la seconde période de l’existence. Malvina m’y rappelait souvent ; elle était impitoyable pour tout ce qui touche à la vie matérielle. Elle aimait la galette du Gymnase, le théâtre à quatre sous, le flan et les socques plus ou moins articulés. Elle se plaignait de la charcuterie, qui formait alors la base de nos repas ; et me tenait pour un être profondément incapable, parce que je ne lui avais pas encore donné un tartan neuf et une chaîne en or. Dîner au restaurant à quarante sous, faire une partie d’ânes à Montmonrency, aller entendre feu Marti à la Gaieté, lui semblait la plus grande somme de plaisirs que Dieu ait pu accorder à ses créatures. Je passe sous silence son goût désordonné pour les pralines, qui souvent prit un caractère ruineux. Elle, ne rêvant que macaroni au gratin ; moi, repu de chimères.Nous vivions donc tous les deux sous le même toit, dans la même chambre ; elle le réel, moi l’idéal ; elle ne rêvant que le macaroni au gratin, moi repu de chimères. Le contraste était grand, la lutte fut vive ; elle se renouvela plus d’une fois ; mais je sentais bien en moi-même que le résultat n’en serait pas douteux, que le démon dominerait l’ange, qu’Ève embaucherait Adam. Au milieu de tous les mécomptes qui m’assiégeaient, de toutes les déceptions dont j’étais la proie, je ne savais plus où reposer ma pensée ; et Malvina était là, toujours là, me traitant de cornichon et de serin, épithètes qui lui étaient familières, me montrant d’un air moqueur le luxe qui circulait sous nos yeux, ces carrosses qui sillonnent les rues, les savoureux comestibles étalés sous les vitres des traiteurs, les velours, les robes de soie, les dentelles, les bronzes, les ameublements somptueux que la capitale semble déployer sur tous les points comme une insulte à la misère. Ce spectacle, monsieur, c’est pour le pauvre la tentation de Jésus-Christ sur la montagne, et il y est en butte tous les jours. Dans la maison où nous occupions une mansarde habitait un homme de quarante ans environ, dont la physionomie et la mise m’avaient frappé. Des bagues en brillants à tous les doigts, un luxe énorme de chaînes d’or qui ruisselaient sur sa poitrine, des boutons de chemise éblouissants, des breloques, des tabatières de prix, des gilets merveilleux, des habits coupés dans le dernier genre lui donnaient, pour me servir de l’expression de Malvina, l’aspect d’un homme cossu. L’âge avait un peu dégarni son crâne ; mais un toupet, parfaitement en harmonie avec les cheveux, réparait le ravage des années. Ce toupet, suivant qu’il affectait telle ou telle nuance, telle ou telle forme, avait en outre le privilège de transformer l’individu au point de faire douter de son identité. Du reste, M. Flouchippe (il se donnait ce nom) jouissait d’une figure avenante, de manières aisées, d’une prestance heureuse. Tout en lui annonçait la richesse, la joie et l’expansion. Il occupait le premier, avait groom et cabriolet, et dînait tous les jours en ville. Depuis quelque temps, je m’étais aperçu que, à chacune de nos rencontres dans l’escalier, M. Flouchippe m’honorait de son plus gracieux sourire. Dans l’expression de ses traits se laissait entrevoir on ne saurait dire quelle intention de me faire des avances et d’engager la conversation. Cependant, comme tout se bornait à quelques témoignages de politesse, je me contentais de penser en moi-même que nous avions là un voisin bien élevé. J’en parlai à Malvina ; mais, au lieu de me répondre, elle détourna l’entretien. C’est qu’elle méditait alors avec le Crésus du premier un plan de campagne dont j’allais bientôt recevoir la confidence, et dont je devais être l’un des héros. Prêtez-moi quelque attention, monsieur : ceci est une des calamités de ma vie ; il faut que vous sachiez comment j’y ai été conduit. Un soir, nous soupions, Malvina et moi, triste souper, souper d’anachorètes, du fromage et des noix, quand ma fleuriste, frappant la table de son couteau, s’écria : « Ça n’est pas vivre, ça. On n’engraisse pas une femme avec des coquilles de noix ! » L’apostrophe allait à mon adresse : je le compris et sus me contenir. « Eh bien, qu’est-ce que ce genre-là ? poursuivit la jeune fille en élevant peu à peu le ton ; vous êtes donc de la race des poissons, que vous ne répondez pas quand on vous parle ? – Mais, Malvina, il me semble… – Il vous semble mal. Vous n’êtes qu’un être insupportable ; je ne puis pas vous souffrir. » J’étais fait à cette gamme ; je ne m’en émus pas ; je savais comment se formaient ces orages, comment ils éclataient, comment ils s’apaisaient. Cette fois, pourtant, la recette ordinaire ne fut pas suffisante. Malvina consentit bien à se calmer, mais elle prit un air grave et solennel, et ajouta : « Jérôme, écoutez-moi et parlons raison. Ça ne peut pas toujours durer ainsi. Vous vous promenez dans la lune, et moi je n’ai aucune espèce d’inclination pour ce météore. Si vous devez toujours circuler dans Paris le nez en l’air, avec l’espoir que les perdreaux tomberont tout rôtis, n, i, ni, c’est fini, il n’y a plus de Malvina. Faites-en votre deuil et portez vos bottines ailleurs, . Je ne vous dis que ça. – Malvina, comme tu le prends ! – Je le prends comme il faut le prendre, mon petit. Mon bon Jérôme, ajouta-t-elle sur un ton plus radouci, n’est-ce pas pitié de voir qu’un garçon comme toi, bien bâti, plein de moyens, agréable au physique, n’a pas la chance de faire son petit magot, de se donner quelques jouissances, de s’amasser des rentes, tandis qu’on voit un tas de pleutres, d’ignorants et de pas grand-chose entasser des millions et des milliasses, devenir aussi riches que Louis-Philippe, avoir des calèches, des femmes en falbalas, des cochers à perruque et tout le bataclan ? N’est-ce pas une honte, dis ? – Sans doute, mais.…… – Il n’y pas de mais ; ça doit finir. Qu’est-ce qu’il le manque pour faire fortune comme les autres ? voyons ! tu as des pieds, tu as des mains, tu es savant, tu as fait des livres. Il ne te reste plus qu’à t’ingénier, mon garçon, qu’à te pousser de l’avant. – Mon Dieu ! Malvina, est-ce que je n’ai pas cherché à me rendre utile à mes semblables ? Je leur ai parlé la langue des dieux, je leur ai apporté une religion nouvelle. – Ne dis plus de ces bêtises, Jérôme : c’est bon pour des moutards de dix-huit mois. Nous sommes des hommes : raisonnons comme des hommes. Tu as vu le monsieur du premier ? – Tiens ! ! ! tu le connais. Malvina ? – Je ne te demande pas si je le connais, ça ne te regarde pas : je le demande si tu l’as vu. – Mais oui, dans l’escalier. Bonne boule, n’est-ce pas ? figure respectable. Eh bien, il te protège, il veut te lancer. – Dans quoi ? – C’est son secret : il veut te lancer ; il t’a pris en affection ; ton air lui revient. – Mais encore faut-il savoir de quoi il s’agit. – Il te l’expliquera, mon petit. Je lui ai promis que tu irais le voir. C’est joliment meublé chez lui. – Tu y es donc entrée ? – De quoi ! il faudra vous rendre des comptes, à présent. Eh bien, excusez du peu. Vous irez chez le voisin, monsieur, et ça, pas plus tard que demain matin. » Qui aurait pu résister à ces manières si folles et si mutines ? Je cédai, monsieur, je promis : on est bien faible, quand une fois on s’est laissé prendre dans des liens pareils. Une concession en amène une autre, et cette chaîne a d’interminables anneaux. Le jour suivant, je descendis chez M. Flouchippe, qui me reçut dans son cabinet. Malvina avait eu raison de vanter le luxe de cet ameublement : c’était merveilleux, quoiqu’il y régnât un étalage de mauvais goût. On voyait que le propriétaire avait disposé les choses de manière à ce que l’œil fût frappé. L’argenterie était toute sur les dressoirs ; les portières de damas étaient surchargées d’ornements en enivre doré. Quoiqu’on découvrit beaucoup de clinquant parmi ces richesses, beaucoup d’affectation, l’ensemble n’en était pas moins magnifique, et sur des locataires des mansardes l’effet devait en être grand. Aussi fus-je ébloui comme l’avait été Malvina. M. Flouchippe me reçut avec des façons de prince. Étendu sur un sofa, il était vêtu d’une robe de chambre en soie à ramages, retenue à la ceinture par une cordelière orange d’où pendaient des glands ; à fils d’or. Un bonnet à broderies d’or était négligemment posé sur sa tête, et il agitait dans ses doigts un binocle qu’il portait de temps en temps à ses yeux. Je trouvai ces manières souverainement impertinentes, mais j’étais engagé vis-à-vis de Malvina et je voulais faire preuve de bonne volonté. En attendant qu’il daignât m’adresser la parole, j’examinais mon protecteur. Son œil noir, quoique assez bienveillant, prenait de temps à autre une expression sardonique : ses lèvres pincées indiquaient la finesse, et les airs de bonhomie que lui donnait un embonpoint précoce étaient rachetés par le sentiment général qui dominait dans sa physionomie. Malgré mon peu d’expérience, je compris que j’avais affaire à un homme fort rusé. Le cabinet dans lequel je venais de pénétrer ne renfermait que peu de meubles : le sofa, quelques fauteuils, un bureau à cylindre, une bibliothèque garnie de magnifiques reliures, des étagères en acajou suffisaient pour le garnir. Quatre gravures, qui n’étaient ni des morceaux de prix, ni des épreuves de choix, tapissaient les murailles. On voyait que ce cabinet n’était ni celui d’un homme d’étude, ni celui d’un artiste, et peut-être l’aspect on eût-il été énigmatique, si de larges cartons étiquetés n’eussent servi à dissiper les doutes et à préciser la destination du local. Les étiquettes étant tracées en fort grosses lettres, il me fut facile de lire, ici. Chemin de fer de Brives-la-Guillarde ; là. Charbonnages de Perlimpinpin ; plus loin, la Villa-Viciosa, château en Espagne, au prix de cinq francs le coupon et pour être tiré en loterie sous les yeux de la petite reine Isabelle ; enfin, ailleurs, papier de froment, fer de paille, parage en caoutchouc, etc., etc. Plus d’illusion, j’étais dans le cabinet de ce que l’on nomme vulgairement un homme d’affaires. C’était le moment où ces industriels florissaient.Il n’y en avait pas pour tout le monde.C’était le moment, monsieur, où ces industriels florissaient. La France était leur proie ; ils disposaient de la fortune publique. Une sorte de vertige semblait avoir gagné toutes les têtes : la commandite régnait et gouvernait. À l’aide d’un fonds social, divisé par petits coupons, combinaison bien simple comme vous le voyez, on parvint alors à extraire de l’argent de bourses qui ne s’étaient jamais ouvertes, à exercer une rafle générale sur les épargnes des pauvres gens. Tout était bon, tout était prétexte à commandite. On eût mis le Chimborazo en actions, que le Chimborazo eût trouvé des souscripteurs ; on l’eût coté à la bourse. Quel temps, monsieur, quel temps ! On a parlé de la fièvre du dernier siècle, et de l’agiotage de la rue Quincampoix. Notre époque a vu mieux. Quand Law vantait les merveilles du Mississippi, il comptait sur la distance ; mais ici monsieur, c’était à nos portes mêmes qu’on faisait surgir des existences fabuleuses, des richesses imaginaires. Et que pensera-t-on de nous dans vingt ans, quand on dira que les dupes se précipitaient sur ces valeurs fictives, sans s’enquérir même si le gage existait ? Nous étions au fort de la crise. On venait d’improviser, par la grâce de la commandite, des chemins de fer, des mines de charbon, d’or, de mercure, de cuivre, des journaux, des métaux, mille inventions, mille créations toutes plus attrayantes les unes que les autres. Chacune d’elles devait donner des rentes inépuisables au moindre souscripteur : tout Français allait marcher cousu d’or ; les chaumières étaient à la veille de se changer en palais. Seulement il fallait se presser, car les coupons disparaissaient à vue d’œil : il n’y en avait pas assez pour tout le monde. Je me trouvais donc devant l’un des souverains du moment, l’un des promoteurs de cette grande mystification industrielle. Certes, l’orgueil lui était permis, car il avait eu autan ! de puissance que Dieu. De rien il avait fait quelque chose : il avait donné une valeur au néant. Aussi le sentiment de sa puissance et de sa position se peignait-il sur son visage ; il était content de lui-même, il s’épanouissait. Enfin, il daigna jeter les yeux sur moi, et se souvint que j’étais là. « Mon cher, me dit-il, excusez ma distraction : je combinais une affaire. Quatre millions deux cent mille francs : coupons, deux cents francs ; sous-coupons, cinquante francs. C’est cela ; ça doit marcher. Je suis à vous maintenant. Votre nom, s’il vous plaît ? – Jérôme Paturot. – Jérôme ! mauvais nom, s’écria-t-il ; trivial, sans couleur. Nous changerons cela : nous mettrons Napoléon Paturot. – Mais, monsieur… – Jeune homme, pas de mots perdus. Vous m’êtes recommandé comme un sujet docile, prêt à tout. Tâchez d’obéir et de signer ; le reste nous regarde. » Je compris que Malvina me livrait pieds et poings liés ; je dévorai l’outrage et me tus. « C’est bien : voilà que vous devenez raisonnable, ajouta-t-il. Nous ferons votre fortune, mon cher, comptez là-dessus. – Monsieur, croyez bien… – Voici la chose. La mine de charbon baisse, le chemin de fer est usé : il n’y a plus que le bitume aujourd’hui. Le tour du bitume est arrivé. Napoléon, décidément, nous vous mettrons à la tête d’un bitume. – Encore faut-il… – Oui, Napoléon Paturot, je vous garde cela : on ne peut moins faire pour votre protectrice. Capital, six millions ; coupons, cinq cents francs ; sous-coupons, vingt-cinq francs. C’est parfait, c’est enlevé : revenez me voir demain. » Je sortis stupéfait de cette entrevue.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD