II
Paturot saint-simonienJérôme continua ainsi ses confidences :
Monsieur, quand je me décidai à entrer dans le saint-simonisme, la religion avait déjà revêtu l’habit bleu-barbeau, inventé par Auguste Chindé, tailleur spécial du nouveau pape. Je me fis culotter par cet artiste, et j’eus toutes les peines du monde à empêcher Malvina d’en faire autant. Ma jeune fleuriste s’était fait une idée exagérée de ses nouveaux devoirs : elle se croyait obligée à tirer vengeance en ma personne de l’oppression que son s**e subissait de temps immémorial, et il fallut l’intervention d’un de nos Pères en Saint-Simon pour que son zèle de néophyte ne la portât point à des extrémités fâcheuses. Il faut vous dire que Malvina a la main naturellement prompte. Jugez de ce que cela devait être sous l’empire d’un sentiment religieux ! La première période de son émancipation fut rude à passer.
Ce ne fut pas ma seule épreuve. Vous avez vu, monsieur, quelle figure je faisais dans la phalange romantique. Mon nom avait percé parmi les poètes chevelus, et je pouvais me flatter de jouir dans leur cénacle d’une certaine réputation. Quand il s’agit de me donner un grade parmi les saint-simoniens, je fis valoir ces titres, une physionomie heureuse, comme vous le voyez, et une foule d’autres avantages que ma modestie, me défend d’énumérer. Je devais croire que les gros bonnets du saint-simonisme, ceux qu’on nommait les Pères, seraient flattés d’ouvrir leurs rangs à un homme aussi littéraire que je l’étais. J’avais compté, monsieur, sans l’économie politique et la philosophie transcendante. On me fit subir un examen qui roula sur ces sciences barbares, après quoi les juges me délivrèrent mon brevet de capacité. Le croiriez-vous ? j’étais saint-simonien de quatrième classe : on me proposait en second à la rédaction des b****s du journal de la religion.
Mon premier mouvement fut de la colère, une colère d’auteur sifflé. Je voulais donner au diable et les Pères, et les examinateurs, et le brevet de capacité. On me calma, on me promit de l’avancement. Mes supérieurs me firent l’œil en coulisse, comme c’était leur usage quand ils voulaient magnétiser les récalcitrants. Je me laissai attendrir en pensant que, tôt ou tard, on rendrait justice à un homme de style. Je réfléchis d’ailleurs que je me devais à l’humanité ; j’oubliai ces petites blessures d’amour-propre en songeant à la reconnaissance des générations futures. On m’expliqua, en deux mots, en quoi consistait le saint-simonisme. Nous avions pour mission d’empêcher l’exploitation de l’homme par l’homme ; en vertu de quoi, plus tard, à Ménilmontant, on me fit cirer les bottes de la communauté. Nous nous proposions aussi de mettre un terme à l’exploitation de la femme par l’homme ; ce qui explique pourquoi Malvina, dans sa ferveur religieuse, se plaisait à me traiter comme un n***e.
Pendant que mes débuts avaient si peu d’éclat, ceux de ma fleuriste faisaient sensation. Pitié, monsieur, pitié ! Cette jeune fille qui, en littérature, ne pouvait s’élever au-dessus de Paul de Kock, était, en saint-simonisme, un vase d’élection, une nature d’élite. On la reçut de seconde classe, avec la perspective d’aller plus haut. On lui trouvait les qualités de la femme forte, d’un esprit sans préjugés. Malvina a ce que l’on nomme vulgairement du bagout : ce genre de talent plaisait aux saint-simoniens, ils en avaient l’emploi, cela entrait dans leur spécialité. Moi-même, quelques jours après, je pus voir quelle précieuse acquisition la religion nouvelle avait faite dans la personne de ma fleuriste. Ce fut comme un coup de théâtre, et malgré moi j’y jouai un rôle. Voici dans quelles circonstances.
Le saint-simonisme cherchait à faire des conquêtes, et dans ce but il n’épargnait aucun moyen pour agir sur le public. L’un des plus puissants consistait en des conférences qui se tenaient le soir, à la lueur de cent bougies, dans une salle située rue Tailbout. Comme auditoire, on y voyait des curieux venus de tous les coins de Paris, des ouvriers, des grisettes, des artistes, des gens du monde, une société un peu mêlée, mais fort originale. Là éclataient des professions de foi, des conversions soudaines. Les saint-simoniens qui avaient la parole facile se lançaient dans divers sujets et faisaient assaut d’éloquence. On pleurait, on s’embrassait, on applaudissait, sous la surveillance des sergents de ville et avec l’approbation de l’autorité. Quand un spectateur demandait la parole pour une interpellation, on la lui accordait, et alors commençait une sorte de tournoi entre les incrédules et les apôtres saint-simoniens. On sifflait d’un côté, on approuvait de l’autre, on échangeait des apostrophes qui n’étaient rien moins que parlementaires, jusqu’à ce que les municipaux fissent évacuer la salle et que force restât à la loi. J’ai passé là, monsieur, quelques soirées que je ne retrouverai de ma vie.
Le premier jour où nous parûmes, Malvina et moi, sur le banc des nouveaux catéchumènes, la discussion s’engagea au sujet des droits de la femme, de l’émancipation de la femme. Un beau parleur de l’assemblée cherchait à prouver la supériorité de notre s**e sur l’autre, il s’appuyait sur des documents historiques, sur les différences d’organisation, sur les lois de la nature. À diverses fois Malvina avait témoigné son impatience, quand tout à coup, ne pouvant se contenir, elle se leva :
« Mon père, dit-elle au président, j’éprouve le besoin de répondre à ce muguet ; je demande la parole.
– Vous l’avez, ma sœur, dit le président.
– À la bonne heure, reprit-elle, je me dégonflerai. Qu’est-ce qu’il vient donc de nous chanter, ce linot, que notre s**e est fait pour obéir, le sien pour commander ? Ils sont tous comme ça, ces serins d’hommes. En public, roides comme des crins ; dans le tête-à-tête, souples comme des gants. Connu ! connu ! »
À cette sortie, l’assemblée entière fut saisie d’un fou rire. Les grisolles étaient on nombre : le triomphe de Malvina fut le leur.
« Bravo ! bravo ! » criait-on.
Malvina rayonnait ; elle reprit :
« Ah ! voulez-vous voir comment on les éduque, les hommes, quand on s’en donne la peine. Eh bien, on va vous en offrir le spectacle : la vue n’en coûte rien. Ici, Jérôme. »
C’était moi que Malvina apostrophait en y ajoutant un signe de l’index qui ne me laissait aucun doute sur son intention. J’aurais voulu être à cent pieds sous terre. J’allais servir à une exhibition, j’allais poser. Un moment je songeai à désobéir ; mais l’air de Malvina était si impérieux, elle semblait si peu douter de ma soumission, que je n’osai pas intervertir les rôles. Les Pères saint-simoniens paraissaient d’ailleurs enchantés de la tournure que prenait la scène : c’était pour eux une démonstration vivante, et autour de moi tout le monde m’encourageait à m’y prêter. Je me rendis donc au geste de Malvina. Quand je fus à sa portée, elle me mit la main sur l’épaule, et, se tournant vers l’auditoire, elle ajouta :
« En voici un que j’ai dressé ! il pinçait le vers français, ça ne m’allait pas, j’en ai fait un saint-simonien, j’en ferai ce qu’il me plaira ! Ah ! vous croyez que c’est toujours la culotte qui gouverne ; merci ! Il y en a beaucoup parmi vous qui ne parlent haut que lorsqu’ils sont loin du jupon de leurs épouses. Suffit, je m’entends. Va t’asseoir, Jérôme. »
Vous dire la tempête de bravos qui accueillit cette boutade est impossible. L’essaim des brodeuses, des chamareuses, des lingères, des modistes, qui bourdonnait dans la salle, voulait porter Malvina en triomphe. Jamais Père n’avait obtenu un succès pareil. Séance tenante, cinquante-trois ouvrières confessèrent la foi saint-simonienne : les conversions se succédaient, et c’était Malvina qui en était l’âme. Aussi passa-t-elle, dans cette même soirée, au grade de prêtresse du premier degré.
Chaque jour, je lustrais quarante paires de bottes religieusement.Vous l’avouerai-je ! j’étais confus du rôle que je venais de jouer, et pourtant le succès de ma fleuriste me touchait comme un résultat auquel j’avais concouru. Malvina me comprit, car en rentrant elle me sauta au cou et me dit :
« T’as un bon caractère, Jérôme, je le revaudrai cela, parole de prêtresse. »
En effet, monsieur, son dévouement ne se démentit plus.
Quelques mois se passèrent ainsi. On donna des bals passablement décolletés en l’honneur de la religion : jamais culte ne s’était annoncé plus gaiement. Des femmes, plus ou moins libres, animaient ces fêtes, et je n’étais pas le moins empressé auprès d’elles. Ces assiduités donnèrent à réfléchir à Malvina ; le saint-simonisme commença à lui paraître un-peu trop sans préjugés. D’un autre côté, quelques Pères voulurent prendre des libertés avec elle, et il fallut qu’elle les mît à la raison à sa manière. On se fâcha, elle se fâcha plus fort ; on la menaça de destitution, elle répondit par des impertinences.
D’ailleurs, les fonds saint-simoniens marchaient vers une baisse, et Malvina pressentait une déconfiture prochaine. Déjà on s’était retiré sur les hauteurs de Ménilmontant pour y vivre d’économie. Le régime des raisins verts et du haricot de mouton allait arriver. Cependant je ne voulus pas abandonner la partie au moment où elle se gâtait : je résolus de faire preuve de dévouement en restant à mon poste. Je me cloîtrai comme les autres et pris l’habit, le fameux habit saint-simonien. On m’assigna mon emploi, mes fonctions. Hélas ! monsieur, ce fut la dernière humiliation qui m’était réservée. Ma capacité m’avait valu le soin des bottes de la communauté. Pendant deux mois je vécus dans le cirage ; chaque jour je lustrais quarante paires de bottes religieusement. Par exemple, je n’ai jamais pu me rendre compte du service que je rendais en cela à l’humanité, et quel intérêt mon coup de brosse pouvait avoir pour les générations futures. C’est un problème qu’aujourd’hui encore je me pose sans pouvoir le résoudre.
Autant, monsieur, la première période de notre vie religieuse avait été remplie de joies et de succès, autant la seconde fut pleine de tristesses et de revers. Le jardin dans lequel nous nous étions volontairement cloîtrés abondait en raisins qui n’ont jamais pu mûrir. La détresse s’en mêlant, nous en fîmes la base de notre ordinaire, et Dieu sait ce qu’il en résulta. Malvina, qui avait repris son travail en ville, venait à mon secours en m’apportant quelques côtelettes supplémentaires ; mais cela ne suffisait pas pour balancer l’affreux ravage des fruits verts. Vous dire dans quel état se trouvait alors la religion serait chose impossible. Enfin, un jour ma fleuriste me vit si pâle et si défait, qu’elle fit acte d’autorité.
« Mon petit, dit-elle, ça ne peut pas durer comme ça ; jamais le verjus n’a fait de bons estomacs. Puisqu’on te fait brosser les bottes des camarades, faut qu’on le nourrisse. Quiconque travaille doit manger.
– C’est bon à dire, Malvina ; mais là où il n’y a rien, le plus affamé perd son droit.
– Eh bien, alors, mon chéri, on leur dit adieu et l’on va décrotter ailleurs. Au fait, tu as maintenant un joli talent de société. »
Je suivis le conseil de Malvina ; je quittai Ménilmontant : mais, que devenir ? Faut-il l’avouer ! malgré les mécomptes de cette vie un peu aventureuse, malgré les souffrances physiques, les privations de tout genre, je ne me séparai qu’à regret des illusions qu’une année d’apostolat avait fait naître en moi ! Sérieusement, monsieur, il y eut un moment où je me crus appelé à régénérer le monde, à lui prêcher un évangile nouveau. J’avais cette foi robuste qui, au dire de l’Apôtre, peut déplacer les montagnes ; je croyais que nous apportions aux classes souffrantes la parole du salut, que nous allions donner de la manne à tous les estomacs, de l’ambroisie à toutes les bouches arides. Tous, nous nous imaginions avoir dérobé à Dieu son secret pour en faire hommage à la terre. L’orgueil, sans doute, entrait pour beaucoup dans tout cela ; mais au fond de nos cœurs dominaient pourtant une compassion véritable pour nos semblables, un désir ardent du bien, un dévouement sincère, un désintéressement réel.
Voilà pourquoi, monsieur, nous soutînmes sans faiblir un rôle souverainement ridicule. Ces fonctions grossières auxquelles chacun de nous savait se soumettre, l’abstinence souvent pénible qui signala notre vie en commun, ne trouvent leur explication que dans la conviction ardente qui nous animait. Aussi, restai-je longtemps sous le coup de cette impression. L’idée que notre globe n’avait d’avenir que dans une transformation complète me poursuivit sans relâche : la régénération humaine m’assiégeait sous toutes les formes. De quelque côté que je visse luire ce feu trompeur, on était sûr de me voir accourir : je craignais que ce grand travail ne s’accomplît sans moi ; et comme l’on dit, j’étais jaloux d’apporter ma pierre à ce monument.
Hélas ! monsieur, ce ne sont pas les occasions qui me manquèrent. À aucune époque, l’humanité n’eut plus de sauveurs que de notre temps. Quelque part que l’on marche on met le pied sur un messie : chacun a sa religion en poche, et entre les formules du parfait bonheur on n’a que l’embarras du choix. Je ne choisis pas, car j’essayai de tout. Il était fort question de l’Église française, je donnai dans l’Église française : je faillis devenir sous-primat. Malvina, qui est une fille de sens, m’arrêta fort à propos, entre une messe en français et un sermon sur la bataille d’Austerlitz.
Je passai ensuite en revue les diverses sectes de néo-chrétiens dont Paris était inondé. Chacun, monsieur, voulait interpréter le christianisme à sa manière. Il y avait les néo-chrétiens du journal l’Avenir, les néo-chrétiens de M. Gustave Drouineau, les néo-catholiques et une foule d’autres, tous possédant le dernier mot du problème social et religieux, tous déclarant l’univers perdu si l’on n’adoptait pas leurs maximes. J’allai des uns aux autres, cherchant la vérité, cherchant surtout à prendre position quelque part. Hélas ! je ne trouvai que chaos et impuissance, jalousies entre les sectes naissantes, schismes dans le schisme, mots sonores sans signification, prétentions exagérées, orgueil immense, confusion des langues plus grande que celle dont les ouvriers de Babel donnèrent le spectacle. De guerre lasse, monsieur, je me fis templier : c’était un remède héroïque. Si l’ordre avait vécu cinquante jours de plus, peut-être devenais-je le soixante et dixième successeur de Jacques Molay.
Cependant c’est à cette époque de notre vie que nous devons, Malvina et moi, l’une de nos plus vives satisfactions. Nous connûmes alors le grand Mapa. Le Mapa, monsieur, fut l’idéal de tous ces pontifes nouveaux. Il les dépassait comme le chêne dépasse les bruyères. Figurez-vous une barbe vénérable, une élocution facile, un air avenant : tel était le Mapa. Il séduisit Malvina au premier abord. Sa religion était dans son nom, formé de l’initiale de maman et de la finale de papa, c’est-à-dire ma-pa : un mythe, un symbole, l’homme et la femme, la mère et le père, le résumé de l’humanité : la femme avant l’homme, car c’est la femme qui engendre, si c’est l’homme qui féconde. Il fallait l’entendre expliquer son système, ce divin Mapa ! Les paroles coulaient de ses lèvres comme le miel. Depuis les beaux jours du symbolisme indien et de la mythologie grecque, on n’avait rien connu de plus véritablement hiéroglyphique, cabalistique et hermétique. Oui, monsieur, le Mapa a laissé plus de traces dans mon esprit que tous les réformateurs pris ensemble, sans en excepter Saint-Simon et M. Gustave Drouineau.
Ces tentatives ne constituaient pas toutefois une position sociale, les rêves ne font pas vivre longtemps. Malvina y mettait du sien tant qu’elle pouvait, l’excellente fille ; cependant nous n’allions qu’à force de privations. D’ailleurs, dans la force de l’âge, il était honteux de n’avoir pas su encore me ménager des ressources qui me fussent propres. J’en rougissais malgré moi ; mais, quand il s’agissait d’adopter une carrière, des scrupules puérils me retenaient. Mon oncle me fit faire, à l’insu de Malvina, quelques ouvertures. Il était vieux, sans enfants ; j’étais son seul héritier : il m’offrit de me céder son commerce de son vivant, de me diriger, de m’initier. L’orgueil, monsieur, fut plus fort que le besoin. Ce mot de bonnetier me révoltait : c’était mon cauchemar. Je me disais qu’il était indigne d’un homme littéraire comme moi de végéter dans la bonneterie, d’être bonnetier, de vendre des bonnets, et de coton encore ! Plus mon oncle se montrait pressant, plus j’éprouvais de répugnance. Un jour le hasard nous mit face à face sur le boulevard du Temple. Le digne parent vint à moi, me serra la main :
« Eh bien, Jérôme, es-tu décidé ? me dit-il.
– Jamais, mon oncle, jamais ! » répliquai-je.
Et je m’enfuis à toutes jambes, comme si je venais d’échapper à un grand péril.
Que d’orages, monsieur, m’attendaient encore sur cet océan parisien, avant que je pusse jeter l’ancre dans le port de la filoselle et du tricot !