Chapter 2

2009 Words
I Paturot poète cheveluJe n’ai pas toujours été, me dit l’honnête bonnetier, tel que vous me voyez, avec mes cheveux ras, mon teint fleuri et mes joues prospères. Moi aussi, j’ai eu la physionomie dévastée et une chevelure renouvelée des rois mérovingiens. Oui, monsieur, j’étais chef de claque à Hernani, et j’avais payé vingt francs ma stalle de balcon. Dieu ! quel jour ! quel beau jour ! Il m’en souvient comme si c’était d’hier. Nous étions là huit cents jeunes hommes qui aurions mis en pièces M. de Crébillon fils, ou la Harpe, ou Lafosse, ou n’importe quel autre partisan des unités, s’ils avaient eu le courage de se montrer vivants dans le foyer. Nous étions les maîtres, nous régnions, nous avions l’empire ! Mais reprenons les choses d’un peu plus haut. Orphelin de bonne heure, monsieur, j’avais été élevé par les soins d’un oncle, vieux célibataire, qui n’aspirait qu’à se démettre en ma faveur de la suite de son commerce et de la gestion de son établissement. Faire de moi un bonnetier modèle était sa seule ambition. J’y répondis en mordant au grec et au latin avec un fanatisme malheureux. Quand, au sortir du collège, je revis cette boutique avec son assortiment de marchandises vulgaires, un profond dégoût s’empara de moi. Je venais de vivre avec les anciens, d’assister à la prise de Troie, à la fondation de Rome, de boire avec Horace aux cascades de Tibur, de sauver la république avec Cicéron, de triompher comme Germanicus, d’abdiquer comme Abdolonyme, et, de cette existence souveraine, héroïque, glorieuse, il fallait descendre à quoi ? au tricot et aux chaussettes. Quel déchet ! Dès ce moment, monsieur, je fus livré au démon de l’orgueil. Je me crus destiné à toute autre chose qu’à coiffer et à culotter le genre humain. Cette ambition me perdit. C’était alors le moment de la croisade littéraire dont vous avez sans doute entendu parler, quoiqu’elle soit aujourd’hui de l’histoire ancienne. Une sorte de fièvre semblait s’être emparée de la jeunesse : la révolte contre les classiques éclatait dans toute sa fureur. On démolissait Voltaire, on enfonçait Racine, on humiliait Boileau avec son prénom de Nicolas, on traitait Corneille de perruque, on donnait à tous nos vieux auteurs l’épithète un peu légère de polissons. Passez-moi le mot ; il est historique. En même temps, on disait à l’univers que le temps des génies était arrivé, qu’il suffisait de frapper du pied la terre pour en faire sortir des œuvres rutilantes et colorées, où le don de la forme devait s’épanouir en mille arabesques plus ou moins orientales. On annonçait que le grand style le vrai style, le suprême style allait naître, style à ciselures, style chatoyant et miroitant, empruntant au ciel son azur, à la peinture sa palette, à l’architecture ses fantaisies, à l’amour sa lave, à la jalousie ses poignards, à la vertu son sourire, aux passions humaines leurs tempêtes. La littérature que nous allions créer devait être stridente, cavalière, bleue, verte, mordorée, profonde et calme comme le lac, tortueuse comme le poignard du Malais, aiguë comme la lame de Tolède ; elle devait concentrer en elle la fierté de la grandesse espagnole et l’abandon folâtre du polichinelle napolitain ; élever sa pointe en minaret comme à Stamboul ; se daller en marbre comme à Venise ; résumer Soliman et Faliéro, le muezzin et le gondolier des lagunes, deux types contradictoires ; chanter avec l’oiseau, blanchir avec la vague, verdir avec la feuille, ruminer avec le bœuf, hennir avec le cheval, enfin se livrer à toutes ces opérations physiques avec un bonheur extraordinaire, vaincre en un mot, dominer, supplanter, et (passez-moi encore une fois l’expression) enfoncer la nature. Voilà ce que nous voulions, ni plus ni moins. Je dis nous, monsieur, car je fus le cent quatre-vingt-dix-huitième génie de cette école, par numéro d’ordre. À peine eut-on proclamé un chef, que je m’écriai : « De ta suite, j’en suis ! » Et j’en fus. Comme titre d’admission, je composai une pièce de vers monosyllabiques que l’on porta aux nues et qui débutait ainsi : Quoi ! Toi, Belle, Telle Que Je Rêve Ève ; Sœur, Fleur, Charme, Arme. Voix, Choix, Mousse, Douce, etc.Et ainsi de suite, pendant cent cinquante vers. Lancé de cette façon, je ne m’arrêtai plus. L’enjambement faisait alors fureur ; je donnai dans l’enjambement, et c’est à moi que l’on doit ce sonnet célèbre qui disait : Toi, plus blanche cent fois qu’un marbre de Paros, Néère, dans mon cœur tu fais naître un paroxysme d’amour brillant comme l’est une lave ; Non, non, le pape Sixte, au sein de son conclave, Etc., etc.Je viens de vous parler de sonnet, monsieur ; quels souvenirs ce mot réveille en moi ! L’ai-je cultivé, cet aimable sonnet ! Tout ce qu’il y a dans mon être de puissance, de naïveté, de grâce, d’inspiration, je l’ai jeté dans le sonnet. Pendant six mois, je n’ai guère vécu que de sonnets. Au déjeuner, un sonnet ; au dîner, deux sonnets, sans compter les rondeaux. Toujours des sonnets, partout des sonnets ; sonnets de douze pieds, sonnets de dix, sonnets de huit ; sonnets à rimes croisées, à rimes plates, à rimes riches, à rimes suffisantes ; sonnets au jasmin, à la vanille ; sonnets respirant l’odeur des foins ou les parfums vertigineux de la salle de bal. Oui, monsieur, tel que vous me voyez, j’ai été une victime du sonnet, ce qui ne m’a pas empêché de donner dans la ballade, dans l’orientale, dans l’ïambe, dans la méditation, dans le poème en prose et autres délassements modernes. Mais mon encens le plus pur a brûlé en l’honneur de cette divinité que l’on nomme la couleur locale. À volonté mes vers étaient albanais, cophtes, yolofs, cherokees, papous, tcherkesses, afghans et patagons. Je faisais résonner avec un égal succès la mandoline espagnole, le tambour n***e et le gong chinois. Mes recueils poétiques composaient un cours complet de géographie. La feuille du palmier, la fleur du lotus, le tronc du baobab, les fruits de l’arbre de Judée, y tenaient la place que doit leur accorder tout amant de la forme, tout desservant fidèle de la nature. Les costumes, les armes, les cosmétiques, les mets favoris des peuples divers, n’échappaient point à ma muse : la basquine, le burnous, le fez, le langouti, la saya, le kari et le couscoussous, le kava et le gin, le kirch et le samchou, aucun vêtement, aucun aliment, aucun spiritueux même, n’étaient rebelles à l’appel de mon vers, et les trois règnes se défendaient vainement d’être mes tributaires. Oh ! quel temps, monsieur, quel temps ! On m’eût donné la statistique du Japon à mettre en strophes, que je n’eusse pas reculé devant la besogne. Quand on est jeune on ne connaît pas le danger. Je vous ai parlé tout à l’heure de la première représentation d’Hernani. C’est là que nous fûmes beaux ! Jamais bataille rangée ne fut conduite avec plus d’ensemble, enlevée avec plus de vigueur. Il fallait voir nos chevelures, elles nous donnaient l’aspect d’un troupeau de lions. Montés sur un pareil diapason, nous aurions pu commettre un crime : le ciel ne le voulut pas. Mais la pièce, comme elle fut accueillie ! Quels cris ! quels bravos ! quels trépignements ! Monsieur, les banquettes de la Comédie-Française en gardèrent trois ans le souvenir. Dans l’état d’effervescence où nous étions, on doit nous savoir quelque gré de ce que nous n’avons pas démoli la salle. Toute notion du droit, tout respect de la propriété semblaient éteints dans nos âmes. Dès la première scène, ce fut moi qui donnai le signal sur ces deux vers : Et reçoit tous les jours, malgré les envieux, Le jeune amant sans barbe à la barbe du vieux.Si le drame avait eu six actes, nous tombions tous asphyxiés.Depuis ce moment jusqu’à la chute du rideau, ce ne fut qu’un roulement. Quand Charles-Quint s’écria : Croyez-vous donc qu’on soit si bien dans cette armoire ?la salle ne se possédait déjà plus. Elle fut enlevée par la scène des tableaux, et le fameux monologue l’acheva. Si le drame avait eu six actes, nous tombions tous asphyxiés. L’auteur y mit de la discrétion ; nous en fûmes quittes pour quelques courbatures. J’appartenais donc tout entier à la révolution littéraire : c’était presque une position sociale. Il ne s’agissait plus que de la consolider par un poème en dix-huit mille vers d’un genre babylonien, ou par des fantaisies castillanes, telles que saynètes et roman de cape et d’épée. Je pouvais aussi abonder dans le sonnet ; mais, permettez-moi l’expression, je sortais d’en prendre. Malheureusement, mes affaires financières étaient alors assez embrouillées. Depuis que je m’étais livré à la muse, mon oncle le bonnetier m’avait fermé sa porte, et il parlait de me déshériter. Il ne me restait plus que 4 à 5 000 francs, débris de la succession paternelle. Ce fut avec cette somme que je me lançai dans la carrière. Aucun éditeur ne voulait imprimer mes œuvres à ses frais ; je me décidai à spéculer moi-même sur mon génie. Je publiai trois volumes de vers : Fleurs du Sahara. – La Cité de l’Apocalypse. – La Tragédie sans fin. Hélas ! à quoi tient la destinée des livres ! J’en vendis quatre exemplaires, et aujourd’hui je me demande quels sont les malheureux qui ont pu les acheter. Quatre exemplaires, monsieur, et j’avais dépensé 4 000 francs ! C’était 1 000 francs par exemplaire ! Cet échec amena un orage dans ma vie. Il faut vous dire que j’avais cru devoir, dans l’intérêt de mes inspirations, associer à ma destinée une jeune fleuriste du nom de Malvina. Le caprice avait formé ce nœud, l’habitude l’avait resserré : il n’y manquait plus que la loi et l’église. Par malheur, monsieur, Malvina n’appartenait point à mon école : elle raffolait de Paul de Kock et savait par cœur la célèbre partie de loto de la Maison blanche. Plus d’une fois elle m’avait compromis publiquement par des appréciations que je m’abstiendrai de qualifier, et mes amis me reprochaient souvent ces amours si peu littéraires. Ma chambre était inondée de volumes malpropres empruntés au cabinet de lecture voisin : M. Dupont, André le Savoyard, Sœur Anne, et que sais-je encore ! Malvina dévorait ces turlupinades, tandis qu’elle se faisait des papillotes de mes Fleurs du Sahara, et condamnait aux usages les plus vulgaires ma Cité de l’Apocalypse. Voilà dans quelles mains j’étais tombé. Tant que mon petit pécule avait duré, nos relations s’étaient maintenues sur un pied tolérable. Malvina se contentait de me qualifier, de loin en loin, de cornichon, ce qui était peu parlementaire ; mais j’étais fait à ces aménités. Cependant, à mesure que les fonds baissaient, le ton devenait plus rogne, et nos disputes sur l’esthétique prenaient de l’aigreur. Aux derniers cent francs, sa passion pour les romans de Paul de Kock avait pris un caractère tout à fait v*****t, et ses mépris pour la poésie moderne ne connaissaient plus de bornes. La discussion se renouvelait chaque jour avec un acharnement nouveau. « C’est du propre que vos livres, me disait-elle ; voyez seulement si vous en vendez la queue d’un. – Malvina, lui répondais-je, vous ne raisonnez point en amie de l’art ; vous êtes trop utilitaire. – Oui-da ! avec ça qu’on vit de l’air du temps ! Il a fallu mettre hier deux couverts au mont-de-piété. » Voilà, monsieur, à quelles extrémités j’en étais réduit et quel langage il me fallait subir. J’avais beau demander des armes à la poésie contre de pareils arguments : le bon sens de cette fille m’écrasait. Chaque jour je me détachais davantage de l’art pour songer à la vie positive ; le besoin altérait chez moi les facultés du coloriste, et la misère étouffait l’inspiration. Je commençais à ne plus croire à l’infaillibilité d’une école qui laissait ses adeptes aussi dénués ; je me prenais à douter de la ballade et du sonnet, de l’ode et du dithyrambe ; je tenais déjà le lyrisme dramatique pour suspect, et l’alliance du grotesque et du sublime ne me semblait pas le dernier mot de la composition littéraire. Bref, j’étais prêt à renier mes dieux. Une s*****e de Malvina acheva l’affaire. Quand le jour fut venu où nous eûmes épuisé nos dernières ressources, je m’attendais à des reproches, à des larmes ; je croyais du moins qu’elle témoignerait quelque inquiétude et quelque tristesse. Je ne connaissais pas Malvina. Jamais elle ne se montra plus pétulante et plus gaie. Elle sautait dans la chambre, gazouillait comme une alouette, et de temps en temps pinçait un petit temps de danse pittoresque. « Diable ! dis-je, c’est comme ça que tu le prends ? – De quoi ! répliqua-t-elle ; il n’y a rien à la maison. Eh bien, je me ferai saint-simonienne. » Ce mot m’éclaira : une vocation nouvelle se révélait à moi. J’avais l’étoffe d’un saint-simonien. Le tour de ces messieurs était alors venu, ils éclipsaient les romantiques. Puisque Malvina se lançait dans la partie, je pouvais bien me lancer avec elle. Mes fonds étaient évanouis ; l’oncle Paturot me tenait toujours rigueur. Que risquais-je ? Dès le lendemain je fis tomber sous le ciseau ma chevelure de Mérovingien pour laisser croître mes moustaches et ma barbe. Je voulais paraître devant les capacités de Saint-Simon avec tous mes avantages. Malvina, de son côté, s’épanouissait à la seule idée qu’elle allait être reçue femme libre. C’est là, monsieur, le second chant de mon odyssée.
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