II-2

2009 Words
Dans l’instant où Maria exprimait sa ferme résolution de vivre sagement, une conspiration contre sa vertu se tramait à deux pas d’elle. Un homme en redingote jaune offrait ses services à un jeune Américain, capitaine d’un navire marchand, et dont les yeux étaient constamment fixés sur la belle Tyrolienne. L’homme au sourire mielleux promettait monts et merveilles de son entremise, tout en appuyant sur les difficultés de la négociation. Il lui fallait du temps, disait-il, et l’argent nécessaire pour se faire écouter de la petite marchande, en lui achetant quelques objets de parfumerie. Un écu suffirait à cette entrée de jeu ; pour peu que Son Excellence consentît à ce léger sacrifice, le premier compliment serait porté séance tenante avec les précautions et l’habileté que réclamait une affaire si délicate, car on voyait bien que cette jeunesse en était à son primo passo. L’Américain donna dans le piège et tira de sa poche un écu romain. Aussitôt l’ambassadeur vint accoster la jeune fille. Avec ce flair subtil qui distingue les gens de son métier, il reconnut tout de suite l’innocence sauvage d’une enfant des montagnes ; c’est pourquoi il ne se hasarda point à l’effaroucher inutilement. Il prit un air mystérieux pour chuchoter de choses insignifiantes, et quand il eut acheté un briquet de cinq baïoques, il retourna rendre compte au seigneur étranger de ces heureux préliminaires. Le marin, qui était un homme ponctuel, demanda combien de temps il lui faudrait attendre, et l’homme répondit sans hésiter qu’à moins de mort subite l’affaire serait certainement conclue le quatrième jour, à midi moins un quart. Le personnage à la redingote jaune avait remarqué que je l’écoutais d’une oreille. Il vint s’asseoir près de moi. – Ces Anglais sont tous les mêmes, me dit-il en haussant les épaules. Ils s’imaginent que tout doit plier à leur caprice, et si l’on avait la sottise de s’exposer à quelque désagrément pour les contenter, ils ne vous remercieraient pas. Quand ils vous ont donné d’avance un pauvre écu, et qu’on réclame ensuite la récompense de ses peines, ils vous répondent : Tutto è pagato. C’est un mot qu’ils apprennent dans leur pays avant de s’embarquer pour l’Italie. J’ai ouï dire qu’autrefois ils étaient généreux ; à présent il n’y a que leur défiance qui soit égale à leur avarice. – Cette défiance, répondis-je, est impardonnable en effet, lorsqu’elle tombe sur un honnête homme comme vous ; mais vous vous trompez : cet étranger est un Américain, et non un Anglais. Que comptez-vous faire d’ici au quatrième jour, à midi moins un quart ? – Ne m’occuper de cet Américain non plus que du prêtre Jean des Indes. – Mais il vous interrogera sur vos démarches ? – Eh bien ! je lui répondrai en mettant la chose à si haut prix, que son avarice me débarrassera de sa défiance. – Et s’il est plus prodigue que vous ne le supposez ? s’il consent à payer la somme fabuleuse que vous imaginerez ? – Nous aurons le chapitre des contretemps imprévus. – Fort bien ; mais s’il s’explique lui-même avec Maria, et s’il découvre que vous n’avez pas même parlé de lui à la jeune fille, le chapitre des coups de bâton pourrait faire suite à celui des contretemps. – Un mauvais quart d’heure est bientôt passé. – Vous avez réponse à tout. – C’est que je suis philosophe. Un accident futur n’existe pas ; chaque heure suffit à sa tâche ; occupons-nous du présent. Au lieu de courir après le gibier du Tyrol, plaise à votre seigneurie d’observer que dans cette partie de l’Italie sont les plus belles femmes du monde, et que, pendant ces quinze jours de fête, l’envie de s’amuser, de se parer, leur tourne la tête. Je prie votre Excellence de daigner regarder ma carte. Sur un bout de papier à sucre, je lus ces mots grossièrement imprimés : Il vero Giuseppe, combinatore di piaceri. – D’où vient, lui dis-je, cette précaution de vous intituler le véritable Joseph ? – Excellence, le talent a toujours des plagiaires. Je m’appelle bien Joseph, et comme j’ai réussi à me faire une clientèle considérable à Rome, à Ancône et ailleurs, des intrigants sans esprit et sans éducation n’ont pas manqué d’usurper ce nom, que seul j’ai su rendre fameux. Ils prétendent tous s’appeler Joseph, et ils poussent le plagiat jusqu’à se vêtir de la même couleur que moi, et puis, au premier mot qu’ils disent, l’étranger, stupéfait de voir des ignorants et des bélîtres, s’écrie : « Voilà donc ce Joseph dont on vante la politesse et les belles manières ! » Ces méprises sont désolantes, et de là vient que je cherche à dérouter les contrefacteurs. Si votre Excellence veut m’employer, je lui montrerai que je suis, le véritable Joseph. Aussi utile aux seigneurs cavaliers qu’aux gentilles dames, j’épargne aux uns les poursuites, les recherches, le temps perdu, les factions à la belle étoile, et par conséquent les rhumes et les fluxions ; aux autres les œillades compromettantes, les ports de lettres et les écritures, si dangereuses au double point de vue de la preuve incontestable et de la faute d’orthographe. Quand on pense que pour une faible rétribution tant de périls et d’ennuis sont évités !… – Joseph, interrompis-je, c’est grand dommage que vous fassiez de votre intelligence un si méchant emploi. – Que voulez-vous, Excellence ? bien peu de gens sont à leur place dans ce monde. Qu’on me donne seulement un prieuré… – Il serait en bonnes mains ! – Parlons d’affaires, Excellence. Une dame romaine, veuve, jeune et belle, arrivée ici depuis un mois pour prendre des bains de mer, attend d’un jour à l’autre des lettres de son secrétaire qui doivent contenir des valeurs. Un retard qu’elle ne s’explique pas dans cet envoi de fonds est la cause d’un embarras momentané dans ses finances… – N’allez pas plus loin, Joseph, je connais cette histoire ; on me l’a racontée à Venise la semaine dernière et dans les mêmes termes. – Les brigands ! murmura Joseph, ils m’ont volé jusqu’à mes histoires. Nous avons encore à Sinigaglia la fille d’un apothicaire dont le père, assez riche, est membre correspondant de la société de la Lésine… – Joseph, cette histoire-là n’est pas de vous. On me l’a faite à Florence l’an passé, sur la place de Sainte-Marie-Nouvelle. – Mille tempêtes ! s’écria le combinateur en se mordant les lèvres, votre seigneurie aurait dû m’avertir qu’elle avait fréquenté les Florentins, je ne lui aurais point servi ces fables ordinaires par lesquelles nous commençons toujours. Cette fois, je lui dirai la vérité pure et simple. Une jeune femme, récemment mariée à un homme d’un âge mûr et par conséquent jaloux… – Arrêtez, Joseph ! je vais achever l’histoire : la signora doit de l’argent à l’orfèvre, à la couturière, au parfumeur, et elle tremble que son jaloux ne vienne à découvrir qu’elle ne paye point ses fournisseurs. Le créancier qui l’incommode le plus est son coiffeur, pauvre diable chargé de famille, qui n’a pas le temps d’attendre et qui importune la dame pour une somme chétive. – Bravo ! s’écria le véritable Joseph en éclatant de rire. Votre seigneurie en sait aussi long que moi ; mais qu’importe la vérité de l’histoire, pourvu que la signora soit belle ? – Il importe fort peu en effet ; sachez seulement que je ne suis pas dupe de ce vernis romanesque dont vous prétendez embellir votre commerce. – Eh bien ! je me piquerai d’honneur. Que je perde mon titre de véritable Joseph, si je n’apporte demain à votre seigneurie une histoire entièrement neuve et accompagnée de preuves ! En attendant, Excellence, encouragez ma franchise par un petit régal. – Voici trois paoli que je vous donne à la condition que vous me tiendrez au courant de votre affaire avec le capitaine américain. Maître Joseph s’engagea par les serments les plus sacrés à ne me cacher aucun détail, et après avoir empoché son régal, il me salua jusqu’à terre en me disant : – Donc nous combinerons quelque chose pour demain. Pendant les trois jours suivants, l’Américain, avec une discrétion et une patience admirables, regarda vingt fois sans sourciller la jeune Tyrolienne passer et repasser devant lui. Quand elle lui présentait sa boîte ouverte, il y prenait au hasard un objet quelconque et le payait sans dire une parole ; mais on voyait bien, à son air opiniâtre, qu’il n’entendrait pas raillerie, s’il venait à découvrir les mensonges du combinateur, et j’étais curieux de savoir comment Joseph s’y prendrait pour lui faire supporter un retard. Le quatrième jour, à midi moins vingt minutes, l’étranger arriva au café. Il regarda sa montre et demanda une glace. Maria n’avait point paru de la matinée. Cette circonstance commençait à m’inquiéter, lorsque je vis accourir de loin l’illustre Joseph, qui se parlait à lui-même et faisait une mine effarée comme un homme frappé d’un malheur imprévu. – Excellence, dit-il en s’essuyant le front, tout va mal, tout est perdu ! Un fâcheux contretemps… Jamais rien de semblable ne m’est arrivé ; mais qui pouvait deviner une pareille chose ?… – Quelle chose ? demanda le marin. – Figurez-vous cela, Excellence : cette jeune fille, où l’ambition va-t-elle se nicher ?… cette marchande d’épingles s’est mis dans l’esprit de se faire comédienne ! Le vieux Tampicelli l’a enrôlée dans sa troupe. Ce matin, elle a jeté aux orties son savon et ses fioles, et, à cette heure même où je vous parle, elle étudie avec le capo comico le rôle d’Angela dans la pièce du Roi ours, qu’on va représenter à la fin de la semaine. Que votre seigneurie s’imagine, si elle peut, mon saisissement, ma colère, mon dépit, lorsqu’en venant lui rappeler sa promesse, je trouve la vendeuse d’eau de Cologne transformée en jeune première. « Bonhomme, m’a-t-elle dit d’une voix aigre et hautaine, je suis occupée. Je répète mon rôle. Ne me rompez pas la tête. » Et moi, démonté, stupéfait, interdit comme un s*t par tant d’audace, j’ai battu en retraite, sans même lui répondre qu’elle était une impertinente. Le capitaine regardait son messager d’un air froid et scrutateur ; mais il avait affaire à un maître fourbe. Il ne trouva dans l’accent ni dans le geste aucun indice de tromperie. Le soupçon se dissipa, et cet homme si volontaire n’osa pas même témoigner sa mauvaise humeur. – Joseph, dit-il, vous avez bien fait de ne pas appeler la jeune fille impertinente. – Non, par le ciel ! j’ai mal fait au contraire, reprit le combinateur. Se jouer ainsi d’un seigneur de qualité, d’un cœur généreux ! Oh ! s’il ne s’agissait que de moi, je rirais des prétentions de cette Sméraldine de carrefour ; mais j’avais des engagements avec votre seigneurie, et je me vois forcé de lui manquer de parole. Mille diables ! que le tocco de l’apoplexie me tombe sur la tête, si je ne me venge de cette mijaurée ! – Joseph, dit le capitaine, une comédienne n’est pas plus inabordable qu’une marchande de savon. – En général, cela est vrai ; mais cette carognette se croit déjà un premier sujet. Elle vous rançonnera, Dieu me pardonne ! Dans la disposition où je l’ai trouvée, je gage qu’elle ne m’aurait pas écouté, à moins que je n’eusse parlé de quelque somme énorme, inouïe, comme par exemple dix ou quinze napoléons d’or. Mieux vaut songer à autre chose, Excellence. – Je ne veux pas songer à autre chose, dit l’Américain. Quand j’ai commencé de songer à une chose, il ne me convient pas de songer à une autre, entendez-vous ? Je donnerai les dix napoléons d’or. – Quoi ! comment ? votre Excellence… La bouche ouverte, les yeux hors de la tête, maître Joseph avait besoin, pour en croire ses oreilles, d’entendre une seconde fois cette promesse, qui lui donnait des éblouissements. – Corps de Bacchus ! s’écria-t-il quand le marin eut répété sa proposition, votre seigneurie se connaît en magnificence ; elle m’en dira tant que je briserai tous les obstacles comme du verre. Et pour ma peine, que daignera-t-elle me donner ? Son grand cœur n’oubliera pas dans sa libéralité les dangers de ma profession. – Cinq autres napoléons pour vous, Joseph. – Qu’elle m’avance un petit acompte. – Vous avez reçu une piastre, c’est assez ; pas un baïoque, pas un centime de plus ; allez ! Lorsque Joseph passa devant moi, je lui fis signe d’approcher. – C’est vous, lui dis-je, que le signor Tampicelli devrait enrôler dans sa troupe ; vous avez joué votre personnage admirablement. Cette mine effarée, cette bouche de travers, ces yeux roulant dans leurs orbites, tout cela était d’un naturel parfait. Et ce dialogue avec la jeune fille, j’espère, pour votre gloire, que c’est une invention. – Il n’y a d’exact, répondit Joseph, que les débuts prochains de la petite. Les meilleurs mensonges sont ceux qui se mêlent avec un peu de vérité ; mais je suis pris dans un piège. Cinq napoléons d’or, sans compter ce que je pourrais recevoir de l’autre main ! Ne pas même tenter de les gagner, quelle lâcheté ! Joseph, tu le tenteras ! – Gare aux coups de bâton, Joseph ! gare à la prison ! – Cinq napoléons d’or, Excellence ! J’en ferai une fièvre quarte, si je ne réussis pas. Vainement je voulus détourner ce coquin de son projet, vainement je lui représentai que le pilori pouvait se trouver au bout de l’aventure : il ne m’écoutait plus et revenait à ses cinq napoléons d’or comme Harpagon à son argument de sans dot. Sa cervelle en ébullition enfanta quelque machination diabolique. Un sourire cupide remua toutes les rides de son visage. Tout à coup il se frotta les mains en s’écriant : – Tengo una combinazione ! Et le combinateur partit avec tant de vélocité, que les pans de sa redingote jaune s’ouvrirent comme les ailes d’un scarabée.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD