III
Le grand jour de la foire de Sinigaglia est le 22 juillet. Dès la veille au soir, il y eut un redoublement de vacarme. On dansa des tarentelles sous ma fenêtre jusqu’à minuit, et les passants s’invitaient eux-mêmes à ce bal improvisé. L’orchestre, composé de pifferari venus de Rome, tirait de ses instruments des sons à déchirer le tympan. Après le départ des fifres, les guitares sonnèrent l’accompagnement d’une improvisation où Brennus, les Gaulois, Jules César et sainte Madeleine se rencontraient dans une longue suite de rimes en octaves. La danse avait cédé le pas à la poésie. Vers trois heures, cette épopée se trouvant finie, j’espérais clore l’œil, quand un vieillard et une petite fille vinrent chanter, sur un mode sépulcral, un duo religieux dans lequel le bon Dieu assurait sur l’honneur qu’il était tout-puissant et éternel. Bientôt l’angélus annonça le lever du soleil, et, les pétards s’unissant aux cloches, il fallut saluer avec tout le monde le jour consacré à sainte Madeleine, patronne de la ville. Un mouvement extraordinaire régnait déjà dans les rues. Quelques personnes, dont la brise du matin éveillait l’appétit, mangeaient en plein air et se faisaient des niches d’écoliers, comme en carnaval. Par une petite lucarne, un bon bourgeois d’une figure grave descendit un panier attaché au bout d’une ficelle, et se mit à débattre avec plusieurs fruitières à la fois le prix d’une livre de cerises. Après bien des cris et des signes télégraphiques, lorsque enfin on tomba d’accord et que la livre de cerises fut pesée, le bourgeois fit remonter son panier vide et referma la lucarne, enchanté de sa mystification. C’était une façon de payer son tribut à la joie générale.
L’affiche illustrée du théâtre de Tampicelli annonçait les débuts d’une jeune première de grande espérance, sous le nom de la Marietta, dans la pièce du Re orso, comédie féerique du célèbre poète Carlo Gozzi. Je compris que ce devait être le Roi cerf de Gozzi, dont on avait fait un ours, probablement parce que la troupe ne savait comment représenter un cerf et qu’elle avait une peau d’ours dans son magasin. À l’ouverture du bureau, j’aperçus maître Joseph distribuant des billets à quatre ou cinq vauriens de son espèce au milieu de la place publique. Dans l’intérieur de la salle, je reconnus encore sa redingote jaune sur le dernier gradin des secondes places, d’où il faisait des signes de connivence à d’autres spectateurs de mine patibulaire.
Le Roi cerf est une des meilleures pièces féeriques de Carlo Gozzi. Dérame, roi de Serendippe, le plus aimable et le plus beau prince de l’Orient, cherche une femme sans pouvoir la trouver, car il veut être sûr, avant de se marier, que sa fiancée l’aime véritablement. À cet effet, un magicien de ses amis lui a donné une pagode en bois doré, qui sourit et fait des grimaces lorsqu’une belle, alléchée par la couronne de Serendippe, feint un amour qu’elle ne ressent point. Grâce à ce présent funeste, Dérame, tout charmant qu’il est, court le risque de vivre et de mourir dans le célibat. Quatre cents jeunes filles, qui toutes prétendaient adorer leur monarque, ont déjà subi l’épreuve, et toujours la pagode, placée dans le cabinet du prince, a dénoncé par son rire sardonique l’ambition cachée au fond du cœur et le mensonge des tendres paroles. Une seule personne aime réellement le roi, et précisément parce qu’elle l’aime, elle redoute cet examen que tant d’autres ont recherché. C’est la Vénitienne Angela, fille chérie de Pantalon, ministre des finances. Son tour étant venu de subir l’épreuve, il faut qu’on la traîne de force dans le cabinet du roi. Au lieu des protestations d’amour auxquelles il est accoutumé, Dérame s’étonne de voir celle belle enfant trembler de tout son corps et pleurer à chaudes larmes. La pudeur offensée d’Angela éclate en doux reproches : « Ô mon prince, dit la jeune Vénitienne, quel besoin aviez-vous de m’infliger cette humiliation ? S’il fallait donner ma vie pour vous, j’en ferais le sacrifice : mais ne pouviez-vous me laisser l’estime de ce monde injuste et cruel qui va m’accabler quand vous aurez publié votre dédain pour moi ? Faites au moins que cette épreuve soit la dernière, et que d’autres filles innocentes, d’autres cœurs honnêtes ne soient plus exposés à pareil affront. Permettez ensuite que je retourne dans mon pays pour y cacher ma honte et mon chagrin : c’est la seule grâce que je vous demande. » Dérame regarde la pagode, et, voyant qu’elle ne rit pas, il prend les mains de la jeune fille et lui pose la couronne sur la tête en s’écriant :
– Oui, cette épreuve sera la dernière, car il y a désormais une reine à Serendippe !
À peine le mariage est-il célébré, que Dérame se sent possédé d’une fantaisie bien plus singulière et plus funeste que la première. « Est-ce pour ces vertus, pour ses qualités que sa femme l’aime, ou seulement pour sa figure ? Si son âme habitait un corps moins jeune et moins beau, Angela l’aurait-elle préféré ? » Le magicien Durandarto lui-même ne sait que répondre à cette question saugrenue ; mais, pour contenter cet esprit si ingénieux à se tourmenter, il donne au prince une formule cabalistique au moyen de laquelle son âme pourra s’introduire dans tous les cadavres qu’il lui plaira de ressusciter. Là-dessus, Dérame part pour la chasse, déterminé à revenir au palais sous la figure de quelque homme du peuple.
Cependant Tartaglia, bègue et stupide, quoique premier ministre, a deux raisons également bonnes de haïr son maître : il aurait voulu faire épouser à Dérame sa fille, que la pagode a rejetée ; en outre le vieux drôle se permet d’être amoureux de la reine. La vengeance et la jalousie le poussant, Tartaglia guette l’occasion d’assassiner son maître. Les bois et la chasse lui paraissent favorables à son coupable projet. Il suit le prince pas à pas. Dérame et le ministre arrivent seuls dans un site pittoresque où un cerf atteint d’un coup de feu vient tomber mort. Pour essayer la puissance de sa formule cabalistique, le roi conçoit l’idée de passer, pour un instant, dans le corps de cet animal. Tartaglia, qu’il a l’imprudence de consulter, l’engage fort à faire cette expérience. Le roi prononce les paroles magiques à l’oreille du cerf, qui se ranime peu à peu, et le corps de Dérame tombe sur la terre privé de mouvement. Aussitôt le traître Tartaglia, qui a retenu la formule, s’empare de la dépouille royale ; il passe dans le corps de son maître, si décidé à n’en plus sortir qu’il fait célébrer ses propres funérailles, et, pour se débarrasser à jamais de Dérame, il ordonne un m******e général de tous les cerfs dans les forêts du royaume.
Quelle est la surprise de la belle Angela en voyant son cher époux revenir de cette fatale partie de chasse bègue et stupide ! Tartaglia, sous la figure du prince, a conservé non seulement son odieux caractère, mais encore son vice de prononciation. La reine qui ne reconnaît plus ni l’esprit ni les nobles sentiments de son époux, se querelle avec lui et le chasse de son appartement. Pendant ce temps-là, Dérame échappe au c*****e des cerfs en se glissant dans le corps d’un pauvre bûcheron qu’il a trouvé mort de froid dans la forêt, ce qui prouve qu’il y a des malheureux jusque dans le royaume fortuné de Serendippe. Sous la peau de ce bûcheron, Dérame vient demander l’aumône à la porte du palais, et la reine, guidée par un secret pressentiment, se prend de passion pour ce mendiant, au grand scandale de Tartaglia, qui commence à murmurer des caprices de sa femme.
Sur ces entrefaites, une petite chienne, que la reine aimait beaucoup, vient à mourir en mal d’enfant. La belle Angela s’amuse à exagérer son chagrin ; elle pleure, elle trépigne, elle fait enrager ses femmes et traite son époux comme un valet. Tartaglia en perd la tête. Pour apaiser un moment cette douleur frénétique, il imagine de ressusciter l’animal si regretté, en lui prêtant son âme. Sous la forme de la chienne favorite, il espère aussi obtenir de cette Vénitienne fantasque les caresses qu’elle lui refuse ; mais à peine Tartaglia est-il sorti de son enveloppe royale, que Dérame aux aguets rentre en possession de son corps. Il étrangle la chienne, et raconte à Angela tous les évènements mystérieux qu’elle n’avait pu comprendre et dont l’enchanteur Durandarto vient confirmer l’explication. Dérame corrigé de son inquiétude d’esprit laisse Angela l’aimer à sa guise, et, pour remercier le magicien, il met à la disposition de ce savant personnage sa fortune et son royaume de Serendippe, à quoi répond Durandarto : – « Gouverner n’est pas mon métier. C’est assez de changer les hommes en bêtes et les bêtes en hommes pour divertir l’honorable assistance. Avec la pièce finit mon pouvoir surnaturel ; et vous, messieurs et mesdames, si nos métamorphoses ont eu l’art de vous plaire, accordez par un signe de vos mains à l’enchanteur et au poète la récompense de leurs sortilèges. »
Sauf quelques variantes et le changement du cerf en ours commandé par les difficultés de la mise en scène et l’état du vestiaire, la troupe de Tampicelli représenta exactement ce conte de nourrice écrit en vers blancs. Lorsque Angela, guidée par Pantalon, fit son entrée avec son costume neuf à l’ancienne mode de Venise, sa beauté, sa jeunesse et sa fraîcheur éblouissante produisirent une sensation profonde. Un frémissement de plaisir, plus flatteur que les applaudissements, parcourut tous les rangs de l’auditoire. Le trouble et l’émotion inséparables d’un début tournèrent au profit de l’actrice, quand la jeune première fut amenée tremblante devant le roi Dérame ; mais, au premier vers qu’elle récita, j’entendis cette espèce de chant monotone et cadencé dont on ne sort plus une fois qu’on s’y est engagé. Cette fille, si simple hors de la scène, en prenant le diapason du théâtre, n’avait plus ombre de naturel. Toutes les inflexions se ressemblaient ; le hasard ou la coupe du vers décidait du sens des phrases, dont l’oreille déroutée perdait souvent le fil. Cependant le public, peu difficile, écoutait patiemment, et il n’aurait peut-être pas remarqué l’ennui et le ridicule de ce récitatif, si des gens malveillants ne l’eussent averti. Un bâillement affecté, parti du fond de la salle, excita des rires étouffés. Bientôt une voix de fausset imita les intonations de la jeune première ; des amis imprudents voulurent applaudir : ce fut le signal des sifflets. Maître Joseph, debout sur sa banquette et armé d’une clef, dirigeait la cabale. Maria joua son rôle jusqu’au bout avec un véritable courage, et, dans la scène où Angela devient capricieuse et fantasque, je crus remarquer à travers la tempête quelques intentions heureuses, quelques éclairs d’intelligence et de comique ; mais il n’était plus temps, le public n’écoutait plus et cherchait dans le bruit et les huées un dédommagement au spectacle manqué.
Lorsque la salle fut évacuée, je montai sur le théâtre. J’y trouvai la Marietta dans le plus affreux désespoir ; elle cachait son visage dans ses mains, et de grosses larmes coulaient entre ses doigts. Le directeur, assis près d’elle sur un banc de bois, tâchait de la consoler. – Ne pleure point, ma belle, disait-il. Une cabale était organisée d’avance contre tes débuts par quelque envieux des succès de notre compagnie. Il est fâcheux que tu aies vu, dès le premier jour, le revers de la médaille ; mais tu connaîtras aussi le bon côté. Il n’y a pas un de nous à qui pareille disgrâce ne soit arrivée. Voici notre ami le seigneur français qui te dira comme moi que tu n’as point du tout mal joué ton rôle.
Le capo comico me faisait signe de venir à son aide ; je gardai le silence. Un dernier brouhaha mêlé de sifflets parvint encore aux oreilles de Maria. – Les entendez-vous ? dit-elle en frappant du pied ; ils me sifflent jusque dans la rue. Hélas ! mon bon Tampicelli, c’est vous qui m’avez attiré cet affront, en me poussant sur ce maudit théâtre où je n’osais pas monter. Cette épreuve cruelle sera la dernière ; je n’aurai pas le courage de m’exposer une seconde fois aux insultes de vos ennemis.
– Maria, dis-je, pourquoi ne parliez-vous pas ainsi tout à l’heure, quand vous teniez à peu près le même langage au roi Dérame ? Votre accent est simple et touchant à cette heure ; d’où vient que sur la scène vous n’aviez plus ces inflexions justes et naturelles ?
– Vous trouvez donc que j’ai mal joué ? s’écria la jeune fille avec vivacité. Vous trouvez donc que j’ai mérité les sifflets et les huées ?
– Je ne dis pas cela ; mais je doute que vous puissiez devenir une bonne comédienne.
– Oh ! alors, reprit-elle, tout est dit. Je renonce au métier ; je retourne à ma boîte de parfumerie et à mon commerce ; je repars pour Venise, Vérone et Milan. Je me suis trompée, voilà tout. Cette leçon me servira ; je vous remercie de votre sincérité. À présent que mon parti est pris, je me sens plus calme, et je vais dormir.