II-1

2042 Words
II Sinigaglia est une petite ville agréablement située à l’embouchure de la Misa, dont le cours entier, depuis les Apennins jusqu’à la mer, est bordé de paysages charmants. La citadelle, d’un aspect formidable, a de l’importance comme monument et comme ouvrage stratégique. Le port, quoique petit, est excellent, et les privilèges de la foire franche, qui exemptaient des droits de douane les marchandises de tous pays, avaient attiré des navires du littoral de l’Adriatique. Des Ragusins, des Monténégrins, des marchands de Trieste et de Zara, des Turcs de Cattaro se promenaient sur le quai, parés de leurs habits de fête. Des musiciens de carrefour donnaient la sérénade aux personnes qui se montraient sur leurs balcons. Les cuisines en plein air exhalaient leurs parfums de friture et de fromage, et les jongleurs, les bohémiens et les charlatans faisaient sonner la clarinette et la grosse caisse. Une grande baraque de planches, encore inhabitée, attendait évidemment une troupe d’acteurs ; je compris que ce devait être le théâtre réservé à mes compagnons de voyage. Vers midi, la chaleur devenant accablante, les bruits, la musique et les fourneaux s’éteignirent peu à peu. On ferma les fenêtres, et la ville s’endormit pour se réveiller à cinq heures. J’avais trouvé sans peine un logement dans une maison particulière, mais le dîner fut difficile à obtenir. Les auberges étaient pleines, et dans les trattorie les convives, en manches de chemise, criaient tous à la fois après les servantes. Cependant je réussis à me faire donner un riz au safran et une tranche de nombolo, que je m’empressai de payer pour aller m’établir au café de la rue Maestra, sous un auvent dont la brise agitait les festons. Déjà on y parlait de l’arrivée des artistes forains et de la première représentation, qui devait être donnée le soir même. Pendant le temps du repos, la troupe s’était installée. Les décors étaient prêts. Une grande toile peinte, ornée de figures, annonçait le titre de la pièce, et je reconnus avec plaisir que la curiosité publique était excitée. Après avoir pris le café, je me dirigeai tout doucement vers la baraque de bois. Au sommet de l’édifice, j’aperçus de loin cette inscription : Compagnia comica del signor Tampicelli. Plus bas, on voyait sur la grande affiche un lion et un singe qui paraissaient causer ensemble, et en m’approchant je lus enfin ce fameux titre de la pièce, auquel je ne m’attendais guère : Il Naufragio di La Perugia, ossia l’Isola dei Cannibali, colla scimia riconoscente ed il leone terribile, c’est-à-dire : « le Naufrage de La Peyrouse, ou l’île des Cannibales, avec le singe reconnaissant et le lion terrible. » Telle était cette surprise que le seigneur directeur m’avait ménagée avec tant de discrétion ! tel était le sommaire de cet ouvrage qui devait réunir avec tant d’art le pathétique à la gaieté, qui devait effacer les comédies de Goldoni, les charmantes farces napolitaines, et dont l’inspiration avait été puisée dans l’étude approfondie du théâtre de Sedaine ! Malgré l’envie de rire, à laquelle je ne résistai point, la voix de ma conscience me rappela qu’il ne fallait pas juger un ouvrage sur le titre. Sous cette annonce trop explicative, l’auteur pouvait avoir déguisé quelque pensée ingénieuse, quelque vérité philosophique, comme Charles Gozzi dans ses féeries de l’Oiseau vert et des Trois Oranges. Résolu à pousser l’expérience jusqu’au bout, je revins prendre un billet aussitôt que le bureau fut ouvert, et je m’installai sur la première banquette. En moins d’un quart d’heure, la salle se trouva pleine. On entendit le coup de sonnette du régisseur ; le petit orchestre racla l’ouverture, et le rideau se leva. Dans un vestibule nu et enfumé comme ceux de nos tragédies classiques, une espèce de marquis râpé, entouré de gens plus mal vêtus que lui, examinait une grande carte déployée sur une table. L’exposition m’apprit que c’était le roi Louis XVI donnant à sa cour une leçon de géographie, dans le château de Versailles. On introduisit le célèbre navigateur La Peyrouse. Par une antique loi des petits théâtres italiens, ce héros de la pièce était habillé à l’espagnole, en manteau court, coiffé d’une toque à plumes, ceint d’une épée plate qui finissait par un trèfle, et chaussé d’un tricot trop large si souvent porté que les genoux ressemblaient à des poches. Ce costume idéal a l’avantage de désigner à première vue le personnage dont les malheurs et la vertu doivent exciter l’intérêt du spectateur. C’était avec des gestes d’énergumène et des cris de damné que le monarque français et l’habile navigateur réglaient ensemble l’itinéraire d’un voyage autour du monde. Louis XVI, connaissant les dangers d’une si longue entreprise, embrassait le savant marin la larme à l’œil et rentrait dans ses appartements. Aussitôt après, le signor Pantalon, qui se trouvait par hasard à Versailles, brûlant du désir de voir la Chine et le Japon, suppliait avec mille lazzis divertissants l’illustre La Peyrouse de l’emmener sur son vaisseau. Le commandant, bon prince, cédait aux prières du bourgeois vénitien, et Pantalon courait faire ses préparatifs pour s’embarquer sur la Boussole avec sa fille Sméraldine, qui n’avait pu voir sans émotion le beau visage, le grand air et la toque de La Peyrouse. Au second acte, le décor représentait une île inconnue de l’océan Indien. Un singe blessé d’une flèche exprimait ses souffrances par des cris aigus. Un lion saisi de pitié répondait aux plaintes du singe par des mugissements terribles. Le tonnerre et les éclairs complétaient cette scène d’une belle horreur, et dans le fond du tableau les regards découvraient, au milieu des vagues, une planche taillée en forme de navire, qui s’abîmait peu à peu dans le sein de la mer. Bientôt cette planche disparaissait entièrement, et trois personnes abordaient à la nage dans l’île : c’étaient La Peyrouse, Pantalon et Sméraldine, qui seuls avaient survécu au naufrage de la Boussole. Sans prendre le temps de faire sécher ses habits, le généreux La Peyrouse, versé dans la botanique, pansait la blessure du singe au moyen de plantes médicinales dont Sméraldine exprimait le suc précieux. L’animal guéri montait sur un arbre, après avoir témoigné sa reconnaissance par une pantomime touchante. Tout à coup des hurlements annonçaient l’arrivée des sauvages, Sméraldine, faiblement rassurée par la contenance intrépide du La Peyrouse-Almaviva, fondait en larmes, et Pantalon, tremblant de tout son corps, regrettait amèrement Venise et la boutique d’orfèvrerie qu’il avait tenue dans cette ville bienheureuse. Inutiles regrets ! une horde de cannibales entourait les naufragés et se mettait en mesure de les faire cuire à petit feu. Cependant, du haut de son observatoire, le singe surveillait ces apprêts barbares. Il se glissait dans la coulisse sans être remarqué. Déjà les victimes renonçaient à défendre leur vie, quand le lion terrible, guidé par le singe reconnaissant, s’élançait au milieu des sauvages et se préparait à les dévorer, ce qu’il aurait exécuté, si La Peyrouse, d’un geste imposant, ne l’eût prié d’attendre encore une minute. Avec autant d’éloquence que de bonté, le grand navigateur reprochait aux cannibales la férocité de leurs mœurs. Au nom d’un Dieu clément qu’il promettait de leur faire connaître, il les engageait à ne plus manger de chair humaine. L’approbation du lion terrible ayant achevé de les persuader, les sauvages tombaient aux pieds de l’orateur et lui proposaient de régner sur leur tribu. En attendant l’arrivée de quelque, vaisseau dans ces parages, La Peyrouse daignait accepter ce petit gouvernement, et Sméraldine, en devenant son épouse, partageait avec lui la couronne. Ce dénouement peu vraisemblable me fit craindre pour le succès de l’ouvrage. Pendant la longue tirade qui ramenait les sauvages à des sentiments chrétiens, je regardai à la dérobée les visages des spectateurs. La plupart trahissaient une émotion réelle, et derrière moi j’aperçus la jeune Tyrolienne, les yeux inondés de larmes, qui sanglotait dans son mouchoir. Après la chute du rideau, on appela les artistes, et une triple salve d’applaudissements frénétiques couronna cette œuvre naïve, en sorte que je me retirai tout honteux de mon insensibilité. Au café de la rue Maestra, il n’y avait qu’une voix sur le mérite de la compagnie comique. La troupe chantante, qui venait de représenter l’Ernani de Verdi au grand théâtre, n’avait pas eu le même bonheur, et je remarquai, aux critiques qu’on en faisait, combien le goût de ce public était plus délicat en musique qu’en littérature. Une fioriture manquée de doña Sol avait blessé tout l’auditoire de l’opéra ; on discutait avec acharnement sur la cavatine, lorsque l’apparition de la Tyrolienne aux doux yeux vint changer le sujet de la conversation. Tous les regards se portèrent sur cette figure aimable, et de toutes les bouches sortirent ces flatteries que les Italiens décochent aux jolis visages en manière de soupirs et de déclarations d’amour : Graziosa, bellina, carina ! etc. Le costume de Maria, qui n’était pas exempt de recherche, servait d’enseigne à sa boutique portative, en attirant l’attention sur la marchande ; il se composait d’un corsage de velours, sous lequel on voyait un foulard coquettement plissé en forme de gorgerette, d’une jupe courte en soie grise, et d’une ceinture attachée par une boucle de cuivre doré. Le chapeau tyrolien, orné d’une plume d’épervier, donnait à cette fille des montagnes un certain air indépendant que la douceur de la physionomie tempérait agréablement. Maria vint poser sa boîte de parfumerie sur la table où je prenais une glace, et me demanda ce que je pensais du Naufrage de La Peyrouse. – Si vous étiez, répondis-je, dans les conditions d’un spectateur ordinaire, je respecterais l’émotion profonde que vous a causée cet ouvrage forain ; mais, puisqu’il s’agit pour vous d’embrasser une carrière pleine de déboires et de périls, je vous parlerai sans ménagement. J’ai trouvé la pièce insipide, l’épisode des animaux ridicule, et tous les artistes au-dessous du médiocre, sauf le Pantalon qui ne manque pas de gaieté. Il faut être dans un pays en fête et sevré de spectacles pour écouter cela jusqu’au bout. Réfléchissez encore avant de vous associer à cette compagnie comique, dont le directeur, avec ses belles paroles, n’a fait que prouver par un nouvel exemple cette vérité bien connue qu’on peut raisonner le mieux du monde sur un art qu’on pratique fort mal. Maria me regarda d’un air mécontent, comme si j’eusse voulu lui ravir sa foi et son enthousiasme. – Non, dit-elle en levant les yeux au ciel, on ne se trompe pas lorsqu’on pleure et qu’on palpite de plaisir et de crainte. Parce que la générosité du singe reconnaissant ne vous a point ému, en est-elle moins sublime ? Votre seigneurie a le cœur dur, voilà tout ce que j’en conclus ; mais, quand même elle seule aurait jugé sainement cet ouvrage en restant insensible au milieu de cette foule attendrie, nous ne sommes pas ici en France. Mon dessein n’est pas d’aller jouer la comédie au-delà des monts ; c’est au public de Venise, de Sinigaglia, d’Ancône, que je désire plaire. – Vous me consultez, répondis-je, à la condition que je vous conseillerai ce dont vous avez envie. – Peut-être aussi que votre seigneurie me donne des avis que je ne lui demande pas. La question est celle-ci : suis-je capable, oui ou non, de jouer le rôle de la Sméraldine ? – Beaucoup mieux que la jeune première de la troupe, je n’en doute pas. – Que faut-il donc de plus ? Puisqu’on fait des évêques avec des hommes, ne peut-on d’une fille de mon âge faire une comédienne ? – Soyez comédienne, Maria, je ne vous en détourne plus. Jouez votre rôle dans les pièces effroyables de maître Tampicelli, et tâchez de sauver votre vertu des griffes de vos confrères les cannibales. Est-ce que vous n’avez pas laissé à Bolzano quelque amoureux dont le souvenir puisse vous préserver des chutes ? – On a toujours des amoureux, répondit la jeune fille ; mais mon cœur est libre et fier. – Ne faites pas sonner trop haut votre fierté, Maria. Défiez-vous de votre engouement pour le théâtre ; défiez-vous du jeune premier de la troupe, de ses phrases boursouflées, de ses métaphores ; tout cela est du clinquant, comme sa toque et son manteau galonné. Craignez surtout cette familiarité de la vie errante qui engendre souvent un dérèglement lamentable. – La fille la mieux gardée, répondit Maria, est celle qui se garde elle-même. Il ne me faudra ni singe reconnaissant, ni lion terrible pour me défendre contre les cannibales des coulisses. – Et que dira votre tante Susanna, qui est une sainte femme, lorsqu’elle apprendra que sa nièce court les foires avec des baladins ? – Elle ne le saura pas, à moins que vous n’alliez exprès dans son village pour me dénoncer. L’essentiel est de ne rien faire de mal, et je vous répète que je suis de force à me défendre. À côté de l’eau de Cologne, il y a des petits couteaux dans ma boîte ; mais je n’aurai pas besoin de m’en servir. Une peinture de la vie italienne serait incomplète, si l’on en écartait absolument la silhouette de l’agent officieux qui prélève un misérable courtage sur la galanterie. Ce personnage obséquieux, inévitable, fabricateur inépuisable de mensonges et de fourberies, est un type éminemment méridional. Puisque nous le rencontrons ici, accordons-lui le passage ; tâchons, en l’ébauchant, d’oublier ce qu’il a de repoussant pour l’envisager de son côté comique, afin que le lecteur nous pardonne de l’avoir mené en si mauvaise compagnie.
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