Chapitre IIComment Jean-Paul fut remis dans une attitude plus normale. – Portrait du père Roquille. – Son chien Pataud. – Arrestation de Jean-Paul. – Son différend avec Pataud. – Il est conduit à la mairie du village voisin. – Comparution de Jean-Paul par-devant l’autorité municipale. – Sa condamnation solennelle.
On peut dire, sans être trop exigeant, qu’il est dans la vie des situations plus agréables que celle où nous avons laissé notre maraudeur.
Une circonstance augmenta bientôt ses angoisses. Comme il faisait quelques vains efforts pour s’accrocher des mains à la branche voisine, et reprendre, au moyen de cet appui, une position moins dangereuse, il entendit craquer l’étoffe de son habit. Un mouvement de plus, et Jean-Paul fût tombé de cinq pieds de haut, la tête la première, sur un tas de petites pierres pointues qui se trouvaient amoncelées au bord de la grande route. Sa vie, c’est bien le cas de le dire, ne tenait plus qu’à un fil.
C’est dans ce triste état qu’il fut aperçu par le garde champêtre. Ce fonctionnaire public, en faisant sa tournée habituelle, remarqua quelque chose d’informe qui pendait à une branche de cerisier. Cela lui parut fort extraordinaire, car un garde champêtre est assez versé en horticulture pour savoir que les cerisiers ne portent pas des fruits de cette espèce. Il s’approcha donc et s’assura que c’était un enfant.
« Ah ! ah ! cria-t-il à Jean-Paul, je te tiens donc, petit escamoteur ! Tu aimes les cerises, à ce qu’il paraît !… Ce n’est pas défendu, mon garçon ; au contraire : c’est très rafraîchissant ; mais de les voler, c’est autre chose ! Allons, dépêche-toi de descendre ; nous ayons à compter ensemble ! »
L’invitation pouvait paraître d’autant moins engageante, que le garde champêtre était armé de son sabre et suivi d’un gros chien, lequel tournait, sautait, hurlait au-dessous du malheureux Jean-Paul.
« Mon brave monsieur, cria piteusement ce dernier, ne me faites pas de mal, je vous en prie !
– Nous verrons, répondit le garde champêtre, Commence par descendre. Nous nous expliquerons ensuite. Je n’aime pas causer avec les gens qui ont les pieds à la place de la tête.
– Mais je ne peux pas descendre, » répliqua Jean-Paul, qui se trouvait en effet dans l’impossibilité de faire aucun mouvement, sans risquer de déchirer tout à fait la basque de son habit, et de faire une terrible chute.
« Ah ! tu ne peux pas ? reprit le garde ; attends, attends ; je vas bien te faire pouvoir, moi ! »
En disant cela, il monta sur le gros tas de pierres et leva le bras vers Jean-Paul.
Je dis le bras, car c’était un vieux militaire qui avait laissé deux de ses membres, un bras et une jambe, à la bataille de Wagram ; mais, de la seule main qui lui restait, il décrocha Jean-Paul aussi facilement qu’il eût fait d’une plume. Il l’agita un moment en l’air, en lui adressant quelques rudes paroles ; après quoi il le déposa à terre, plus mort que vif, non sans avoir, par précaution, imposé silence à Pataud.
Jean-Paul s’était cru serré dans un étau ; il avait pensé que c’était fini de lui ; mais quand il se retrouva sur ses pieds, sain et sauf, et qu’il vit que le garde ne tirait pas son grand sabre pour lui couper la tête, ainsi qu’il l’avait craint d’abord, il reprit un peu de son impertinence, et répondit, d’un ton mutin, qu’il ignorait pourquoi on le traitait ainsi.
« Pour t’apprendre à voler des cerises !
– Je ne volais pas de cerises.
– Ah ! tu ne volais pas de cerises ?… Pourquoi donc étais-tu monté sur ce cerisier ?
– Je ne sais pas… pour me promener… Je suis bien libre de me promener, peut-être ! Cela ne vous regarde pas, vous ! Je ne vois pas pourquoi vous voulez m’empêcher de m’amuser, moi ! Vous n’avez pas le droit de me faire du mal, vous ?
– Je ne t’ai pas fait de mal, petit drôle !
– Si, vous m’en avez fait !
– Ah ! tu prétends ?… Eh bien ! pour t’empêcher de mentir, je vas te tirer les oreilles, Tiens ! diras-tu encore que je t’ai fait du mal ?
– Voulez-vous bien me laisser, ou je vas vous donner des coups de pied !
– Oui-da ! tu le prends sur ce ton, mauvais garnement !… Tant pis pour toi ! Je voulais te lâcher après t’avoir donné cette leçon ; mais, puisque tu mens, puisque tu fais l’insolent et le tapageur, tu vas me suivre chez M. le maire. Allons, pas accéléré, en avant, arche !
– Je n’y veux pas aller, moi ! voulez-vous bien me lâcher, vous ! Je le dirai à papa, moi ! »
Le malheureux osait invoquer la protection de son père, dont, quelques heures auparavant, il avait méprisé la sainte autorité !
« Allons ! allons ! continua le garde champêtre, pas tant de façons, ou je recommence la correction ! »
Cette menace, corroborée d’un geste peu équivoque, produisît un excellent effet sur les jambes de Jean-Paul.
Le père Roquille (c’était le nom du garde) était un excellent homme ; mais sa figure, noircie par le soleil, balafrée de deux grands coups de sabre, ornée de deux grosses moustaches grisonnantes, et surmontée d’un bonnet de coton blanc et d’un vaste chapeau à cornes posé un peu de travers ; sa figure, ainsi faite, avait quelque chose de très rébarbatif.
Au détour de la première maison du village, le garde champêtre s’étant arrêté pour offrir une prise de tabac au maréchal ferrant du pays, Jean-Paul jugea l’occasion favorable pour recouvrer sa liberté, et, preste ! le voilà qui s’élance.
Mais il n’avait pas fait vingt-cinq pas, que Pataud l’arrêtait brusquement par le fond de son pantalon ; Jean-Paul se sentît même légèrement pincé, et se garda dès lors de faire la moindre résistance, car il lut parut évident que Pataud ne demandait qu’un prétexte pour le pouvoir pincer plus fort.
« Tout beau, Pataud ! tout beau ! » cria le père Roquille, qui avait rejoint son prisonnier. Et, s’adressant à celui-ci, il lui dit de ce ton goguenard qui le déconcertait cruellement :
« Ah ! ah ! mon garçon, Pataud prétend que vous voulez nous quitter ? Mais c’est très mal, ça ! Est-ce qu’on s’en va ainsi sans saluer la société ? »
Jean-Paul était pâle de dépit.
Cependant, sa présence avait mis tout le monde en émoi. Une arrestation était un grave évènement dans un petit village. Les hommes se rangeaient pour le voir passer, et lui adressaient de gros quolibets ; les femmes se mettaient aux fenêtres ou accouraient sur le seuil de leurs maisons, et chacun se livrait tout haut à mille conjectures.
« C’est un voleur, disait l’un.
– C’est un incendiaire ! disait l’autre.
– C’est un faux-monnayeur, disait un troisième.
– C’est peut-être lui qui a arrêté la diligence cette nuit ! criait celle-ci.
– Oh ! le petit monstre ! ajoutait celle-là ; il en est bien capable. Être si jeune, et s’être déjà rendu assez criminel pour qu’on le mène en prison ! Quelle horreur !
– Au surplus, disait tout le monde, on voit bien, à sa figure seule, que ce doit être un scélérat ! »
C’est qu’en effet, quoique sa figure fût naturellement assez belle, à la physionomie près, laquelle était sournoise et malicieuse, Jean-Paul paraissait affreux en ce moment. Ses habits étaient en lambeaux, son col de chemise était froissé, et son gilet tout large ouvert, faute de boutons. Il était obligé, en outre, de retenir d’une main son pantalon, qui menaçait de le laisser en route, les bretelles s’étant rompues dans sa chute ; enfin, il traînait les pieds en marchant, car ses souliers sans cordons lui tenaient à peine, et il avait rabattu son chapeau sur ses yeux pour dérober le plus possible de sa figure à l’investigation des curieux. En vérité, il faisait peur à voir, et son extérieur justifiait suffisamment tout ce qu’on pouvait supposer de pis.
Pour augmenter l’éclat de cette entrée triomphale, tous les chiens du village se mirent à aboyer autour de lui, à l’unisson de Pataud, qui gambadait, tout fier du prisonnier qu’il avait fait.
Les petits enfants, de leur côté, suivirent Jean-Paul en riant.
Jean-Paul eût voulu être à cent pieds sous terre, tant il avait de honte, de colère, et surtout d’impuissance à se venger.
Ce fut à travers ces huées, ces hurlements, ces taquineries, et au milieu de ce brillant cortège, qu’il arriva à la mairie.
La foule resta en dehors, mais Jean-Paul put l’entendre longtemps encore qui ricanait de lui.
M. le maire fit bientôt son entrée dans la salle du conseil, où l’on avait conduit Jean-Paul.
Le vénérable magistrat s’assit gravement dans son grand fauteuil de cuir, le corps orné d’une large écharpe.
C’était un de ces hommes qui apportent, jusque dans leurs moindres actions, une parfaite solennité. Son aspect était fort imposant.
Ce digne représentant de l’autorité posa sur le prisonnier un œil fixe et sévère, tandis que le garde champêtre lui rendait compte des circonstances de l’importante capture.
Le secrétaire était là, écrivant tout sur son livre.
Voyez, mes jeunes lecteurs, quelles terribles conséquences peut avoir, pour l’avenir, la faute même la plus légère ! Voilà que, sur un gros registre, – un registre de papier timbré, qui se conservera pendant des siècles, jusqu’à ce qu’il tombe aux mains d’un futur épicier, – il est écrit que Jean-Paul a commis un vol ! C’est en vain que Jean-Paul aura pu expier, au moyen d’une conduite régulière, les égarements de sa première enfance : les personnes indulgentes pourront oublier cela, mais ses ennemis s’en souviendront ; et qui sait si, pour l’affliger, ceux-ci ne lui diront pas, même dans cinquante ans : « Va donc ! on sait bien ce que tu as fait autrefois ! Il est écrit là-bas, dans les archives de la mairie, que tu as volé des cerises ! »
Que cet exemple vous engage à éviter jusqu’à l’apparence du moindre tort, afin que votre avenir n’ait point à rougir du passé.
Quand le procès-verbal fut rédigé, M. le maire demanda à Jean-Paul s’il reconnaissait la vérité des faits qui s’y trouvaient consignés. Jean-Paul répondit effrontément, en se grattant la tête à tour de bras, en faisant la moue, et en se dandinant de droite à gauche : « Ce n’est pas vrai ! » ce qui était ajouter un mensonge à sa première faute.
Cette audace n’aboutit qu’à augmenter la sévérité du juge. Ce dernier lui demanda alors le nom et la demeure de ses parents. Jean-Paul hésita un moment ; puis, sans prévoir les conséquences de ce nouveau mensonge, il répondit bêtement : « Je ne sais pas ! »
M. le maire fut indigné de l’impudence de Jean-Paul et lui dit :
« Prévenu, réfléchissez, je vous y engage, aux suites que peut avoir votre obstination. Vous vous êtes rendu coupable d’une méchante action, sans doute, en attentant à la propriété d’autrui ; mais mon intention est moins encore de vous punir que de vous corriger. Comme j’ai lieu de penser que la leçon est assez forte, je ne veux point vous traiter avec toute la rigueur que mériterait votre forfait. Je ne veux pas, d’ailleurs, affliger l’honnête famille à laquelle j’aime à croire que vous appartenez. Faites-moi donc l’aveu de votre faute ; dites-moi que vous vous en repentez, et enfin, nommez-moi vos parents. Satisfait de vous avoir rappelé dans la voie du devoir, je donnerai ordre aussitôt qu’on vous reconduise auprès d’eux. »
Cette allocution, pleine d’indulgence et de raison, eut touché le cœur de tout autre enfant. Le père Roquille en fut ému lui-même : on le vit se cacher derrière son chapeau à cornes pour essuyer une grosse larme qui venait de tomber sur sa moustache grise.
Jean-Paul resta seul insensible. L’idée même d’être rendu à ses parents, d’être oblige de faire acte de soumission, ou d’être encore grondé par eux ; cette idée, qui eût dû le combler de joie, le confirma au contraire dans sa funeste opiniâtreté.
« Je ne sais pas, » répéta-t-il.
M. le maire renouvela sa question pour la troisième fois avec une bienveillance toute paternelle, et attendit quelques moments la dernière réponse du prévenu, afin de lui laisser le temps d’y réfléchir mûrement.
Jean-Paul garda le silence.
M. le maire, se levant alors, prononça, d’une voix émue, ces paroles solennelles :
« Prévenu, attendu qu’il résulte de vos réponses, que vous ne connaissez ni le nom ni la demeure de vos parents, et que, par conséquent, vous êtes sans asile et sans moyens d’existence, délit prévu et puni par la loi, je me vois dans la douloureuse nécessité de vous considérer comme vagabond, de vous faire conduire provisoirement dans la prison du village, et de vous expédier ensuite, sous l’escorte de la gendarmerie royale, au chef-lieu du département, où vous serez traduit, sous prévention de vagabondage, devant le tribunal de police correctionnelle. »
Les mots fatals de prison, de gendarmerie et de police correctionnelle firent tressaillir Jean-Paul, et je crois que dans sa frayeur il eût fini par tout avouer ; mais il n’était plus temps : M. le maire s’était déjà retiré, et il ne restait plus que le garde champêtre, qui se disposait à exécuter la sentence ; car le père Roquille cumulait les fonctions de geôlier avec celle de garde champêtre.
« Allons ! dit-il au petit vagabond, qu’on eût cru frappé de paralysie et d’imbécillité : quand nous resterions planté là comme une bûche en terre, cela n’avancerait à rien. Le vin est tiré, mon garçon, il faut le boire ! je ne connais que ça ! Tant pis pour vous s’il est un peu amer ! c’est votre faute, vous l’avez voulu. Or donc, au violon, pas accéléré, en avant… arche ! »
Le père Roquille prit le bras du condamné, qui se laissa emmener sans plus de façon qu’un automate ; mais de nouvelles huées l’attendaient à la porte et le tirèrent de sa stupeur. Il essaya de se roidir contre la honte qui l’entourait ; il se donna des airs d’insouciance ; il rit, chanta et répondit aux quolibets par d’autres quolibets ; mais tout cela était gauche et forcé, et il y avait bien de l’amertume sous cette joie apparente.
Les scènes de ce genre sont malheureusement fréquentes sur de plus vastes théâtres, et les fastes de la justice nous apprennent souvent que de grands coupables ont marché d’un pied ferme au châtiment. C’est une erreur : il n’y a pas d’héroïsme possible dans l’infamie. L’insouciance, en pareil cas, n’est qu’un masque insolent derrière lequel le condamné cherche à cacher son ignominie. Le crime ainsi peut avoir son hypocrisie, comme la vertu la sienne. Il ne faut pas croire à ces forfanteries de cour d’assises, de bagne et d’échafaud. Qu’on pénètre d’une seule ligne sous cette mensongère insensibilité, la honte sera toujours d’autant plus poignante au cœur du misérable, qu’il fera plus d’efforts pour la couvrir, aux yeux de la foule, des faux semblants d’une ignoble gaieté.
« Nous y voilà, mon jeune anthropophage de cerises ! dit enfin le père Roquille, en introduisant son captif dans une espèce de cabane qui dépendait de sa maisonnette. Il y fait peut-être un peu sombre, mais cela vous blanchira le teint : vous en avez besoin. Vous serez d’ailleurs fort tranquille ici : rien ne troublera vos réflexions, et peut-être que, à force d’y songer, vous finirez par vous rappeler le nom de monsieur votre papa. »
À ces mots, le père Roquille sortit, poussa la porte, qui cria lourdement sur ses gonds rouillés, et fit résonner aux oreilles de Jean-Paul le double cric-crac de la grosse serrure.