Chapitre I

2085 Words
Chapitre IEnfance de Jean-Paul. – Son portrait physique et moral. – Effroyable récit de ses premières méchancetés. – L’orage éclate sur le dos de Jean-Paul. – Sa fuite. – Première conséquence de cette coupable désertion. Jean-Paul appartenait à une famille d’honnêtes bourgeois. Il avait des sœurs, ce qui était très malheureux pour elles ; mais il n’avait pas de frères, ce qui était très heureux pour eux. Jean-Paul était fainéant, gourmand, insolent, taquin, hargneux, peureux, sournois. Je n’en finirais pas si je voulais donner la liste complète de tous les petits défauts qui distinguaient Jean-Paul, un des mauvais sujets les mieux conditionnés dont l’histoire des enfants célèbres puisse nous léguer le souvenir. Non pas qu’au fond du cœur il fût essentiellement méchant, ni que, après avoir fait le mal, il ne fût susceptible de comprendre qu’il avait mal fait, surtout quand on le fouettait pour lui mieux expliquer la chose ; mais, s’il était corrigible, ce ne pouvait être qu’avec le temps et par de grandes adversités. Nous verrons quelles furent les épreuves qu’eut à subir Jean-Paul durant ses longues escapades. Tel est le but de cette histoire, que nous avons dû diviser par chapitres, parce qu’il nous a plu ainsi. L’extérieur de Jean-Paul révélait son caractère désordonné. L’enseigne n’était pas menteuse, cette fois. Ses cheveux étaient toujours ébouriffés et parsemés de brins de paille ; ses mains, gantées de plusieurs couches de crasse, dont la plus ancienne remontait certainement fort loin dans le cours des temps ; ses traits, sillonnés de balafres d’encre ; ses yeux, habituellement pochés, et il était extrêmement rare qu’il se fut mouché. Quant à ses vêtements, à peine notre héros les avait-il endossés depuis un jour, qu’ils étaient sales, déchirés, mal portés ; sa redingote était veuve de boutons ; son pantalon tenait à peine, en l’absence des bretelles, dont il avait ôté les élastiques pour en faire des projectiles, et d’ordinaire il était terreux à l’endroit du genou. Enfin, ses bas lui retombaient sur les talons, et il ne portait jamais ses souliers qu’en pantoufles. Mais ce qui, bien plus que le reste, faisait de Jean-Paul un enfant tout à fait maussade, c’était sa conduite malicieuse envers et contre tous. Jean-Paul semblait n’avoir d’autre plaisir que le déplaisir des autres. Aux tours inventés avant lui, il en ajoutait de sa façon, lesquels prouvaient un génie bien méchamment inventif. C’est ainsi qu’au collège il battait les plus petits, pour lever sur leur estomac, au profit du sien, des impôts de pommes, de poires, de cerises, et même de morceaux de pain, si sa part de goûter ne lui suffisait pas ; mais, pour le moins, règle générale, comme il aimait la croûte, il usurpait toujours la leur, et les réduisait, les malheureux, à ne manger que la mie ! Il les contraignait à lui composer ses thèmes et ses versions. Aussi était-il fort ignorant pour son âge. Et puis il mettait de la poudre de bois dans la tabatière du professeur ; il attachait un chien à la corde de la cloche ; il tendait, la nuit, des ficelles qui allaient d’un lit à l’autre, dans toute la largeur du dortoir, de manière à faire trébucher les surveillants de ronde ; et, pour tant de hauts faits, il laissait froidement punir ses camarades ; ce qui arrivait toujours, car son air hypocrite le mettait à l’abri du soupçon. Cela lui semblait un excellent tour ; comme aussi de souffler à faux quelqu’un de ses condisciples, de le faire rire quand il ne fallait pas, et de lui brouiller la mémoire par quelque poussée, quelque bruit, quelque grimace, au moment de la récitation. Il excellait encore à prendre des mouches et à les atteler à un petit char en papier ; ou bien des hannetons, qu’il ornait d’une ribambelle et lâchait tout à coup au travers de la classe ; ou bien encore des jardinières, qu’il pressait entre le pouce et l’index pour les faire crier au milieu du silence. Il ne mettait pas moins d’adresse à cingler les passants, au moyen d’une seringue qu’il avait emplie d’encre, et qu’il ajustait contre eux de derrière la grande porte d’entrée, par le trou de la serrure. Il en mettait beaucoup aussi à retirer vivement la plume qu’un de ses condisciples pouvait tenir entre ses lèvres, ce qui les lui abreuvait d’encre. Pour ce qui est des livres, on aurait pu former une bibliothèque des rudiments, des dictionnaires et des autres classiques qu’il dérobait, maculait, déchirait. Et puis, les jours de sortie, quand il se promenait par la ville, à la tombée de la nuit, Jean-Paul se donnait beaucoup de joie à enfoncer, d’un coup de tête, des châssis de boutiques, pour crier à travers : « Eh ! quelle heure est-il ? » et se sauver ensuite ; ou bien encore à frapper rudement aux portes des maisons, à en salir les marteaux, à en casser les vitres, à en barbouiller les enseignes, et à poursuivre à coups de pierres les chiens et les chats du quartier. Enfin, durant les vacances, qu’il passait chez son père, il n’était sorte de combinaisons diaboliques dont il ne s’ingéniât. Valets, amis, parents, tout le monde avait à s’en plaindre. Il rossait ses camarades, et, pour le pouvoir faire sans nul danger, il avait toujours soin de les choisir plus faibles que lui et de bonne composition. Il pleurait quelquefois sans sujet, pour faire gronder les domestiques. Il pinçait ses jolies petites sœurs, faisait de faux rapports contre elles, déchirait leurs parures et cassait leurs poupées. C’était une désolation générale. Mais ce qui peut surtout vous donner une juste idée de la perversité de cette jeune âme, c’est que… je frémis de le dire !… c’est que Jean-Paul Choppart avait déjà des dettes ! Oui ! Il devait trois sous à la marchande de gâteaux, deux sous à l’épicier du coin, homme trop crédule ! et cinq sous au marchand de billes, espèce d’usurier qui ne rougissait pas de spéculer sur le jeune âge et l’inexpérience de Jean-Paul. Que sais-je encore ? Et tout cela, tout cela, à neuf ans et demi ! Aussi la conduite de Jean-Paul Choppart était-elle citée comme une effrayante leçon aux enfants du voisinage, et malheureusement il s’était trop bien acquis cette réputation, qui le rendait la terreur du pays. Les domestiques eux-mêmes en étaient déjà venus à dire ; « Ma foi ! notre petit monsieur n’est pas des plus aimables ! » Cette audace de l’antichambre prouve à quel degré d’exaltation était parvenu le mécontentement universel. L’horizon de Jean-Paul se couvrait donc de nuages. Tout annonçait que la trombe de reproches, de remontrances et de corrections, qu’il accumulait sur sa tête depuis neuf ans et demi, éclaterait enfin. Elle éclata. Un jour, en effet, par une permission bien évidente de la Providence, qui voulait que Jean-Paul fût à la fin démasqué, il osa faire remonter jusqu’à son respectable père cette manie de détestables niches : il s’avisa de bourrer de sciure de bois le fusil paternel ; si bien que le fusil rata vingt fois de suite sur le plus beau lièvre qu’on puisse imaginer. Ce même jour, ce qui peut-être est pis encore, il manqua d’étouffer l’aînée de ses petites sœurs, et de faire mourir la cadette de faim. Ce n’était pas trop mal d’une seule fois. « Pauline, dit-il à la première, viens donc voir comme on est bien dans cette armoire ! viens donc te mettre dedans ! » Et Pauline, qui était une petite fille extrêmement curieuse, accourut sautillant, et se plaça bien vite au fond de la délicieuse armoire. Aussitôt Jean-Paul en poussa la porte, et Pauline fut enfermée à clef dans cette boîte de sapin, sans lumière, sans espace et sans air ! Pauline eut peur, d’autant plus que Jean-Paul lui criait, de sa grosse voix, des histoires de voleurs, et qu’à la suite de longs silences, il frappait tout à coup contre le bois de l’armoire : pan ! pan ! pan ! et poussait des hou ! hou ! à faire dresser les cheveux sur le front même d’une grande personne. Pauline pleura, sanglota, cria : « Mon frère ! mon petit frère, ouvre-moi donc ! j’étouffe ! je n’en puis plus ! » Et en disant cela d’une voix de plus en plus faible, elle heurtait et trépignait ; mais vainement : personne ne l’entendait. Les valets, que, par de faux rapports, Jean-Paul avait fait renvoyer l’instant d’auparavant, étaient en train de ficeler leurs paquets. Ils se souciaient peu d’ailleurs du tapage et des cris dans une maison ou, grâce à Jean-Paul, les cris et le tapage étaient choses d’habitude. Quant à ce dernier, il avait, ma foi ! bien autre chose à faire que de rendre la liberté, la vie peut-être, à la pauvre petite : il était sérieusement occupé à dévorer les confitures de Laure, son autre petite sœur. Cependant madame Choppart venait de rentrer avec son mari. Ils entendirent enfin les sanglots de Laure, qui avait la faimvalle, et les cris de Pauline, qui cessa bientôt de crier. On accourut. Mais la clef ! où est la clef ! la clef de l’armoire ? Jean-Paul l’avait ôtée et mise en poche, ce dont il n’osait convenir. Force fut donc d’enfoncer la porte, et l’on retira de son cachot la pauvre enfant, qui ne disait plus rien. Elle était évanouie, asphyxiée, presque morte. Ce fut alors qu’éclata la tempête qui grondait depuis si longtemps. M. Choppart prit d’une main son fils, et de l’autre sa baguette de fusil, souple et cinglante baleine. Je vous laisse à penser l’heureux usage qu’il fit des deux. Il fit bien. Quand il eut fini, comme Jean-Paul refusait un seul mot de repentir, et ne répondait à chaque remontrance que par des : Non ! non ! seule réponse qu’en pareil cas on pût jamais obtenir de lui, M. Choppart voulut recommencer, mais Jean-Paul parvint à l’éviter et s’enfuit à toutes jambes. Quand il fut seul dehors, il s’assit sur un tas de pierres, en face de la maison paternelle, qu’il osa, le malheureux, dans un mouvement de colère, menacer de son poing ! En ce moment, il en vit sortir son père, et, croyant reconnaître en sa main la cinglante baleine, au lieu de courir au-devant de lui, de tomber à ses genoux et de lui demander pardon, ce qu’un enfant mieux doué n’eût pas manqué de faire, Jean-Paul reprît sa course en sens contraire, et ne s’arrêta plus qu’au milieu de la campagne. C’est ici, à justement parler, que commencent les mésaventures de notre héros. Mais il fallait d’abord vous initier à ses premières fautes, à celles qui le précipitèrent dans les nombreux accidents par lesquels il devait expier sa coupable conduite. « Ah ! bah ! se disait d’abord Jean-Paul en courant à travers champs (car c’était toujours ainsi que procédait sa mauvaise humeur) ; ah bah ! je ne retournerai certes point dans cette baraque-là ! » (La maison de son père !) « Une baraque où l’on ne peut seulement pas rire sans que tout de suite on vous fasse la moue ! où il faudrait ne pas remuer le bout du doigt, et travailler toute la journée ! Ah bah ! je veux m’amuser, moi ! Je veux être libre, moi ! Je veux rire si j’en ai envie, moi ! Je n’ai besoin de personne pour vivre, moi ! J’ai de l’argent, moi ! J’ai huit sous dans ma poche, moi ! Je veux me donner du plaisir pour les vexer, moi ! et surtout je ne veux pas travailler, moi ! » Tels étaient les projets que Jean-Paul roulait dans sa tête. Il sautait, courait, chantait, sifflait, faisait la roue, pour s’étourdir sur les inconvénients réels de son escapade ; car, à défaut du remords, contre lequel son cœur était encore trop endurci, la faim commençait à le tourmenter cruellement : les confitures de Laure étaient passées depuis longtemps, et l’exercice et le grand air n’avaient fait qu’en hâter la digestion. Quand cette digestion fut complète, Jean-Paul, qui, en toute circonstance, était fort docile aux conseils de son estomac, songea naturellement à revenir au logis, comme l’Enfant prodigue. Il reprit, avec hésitation, le chemin de la maison paternelle ; puis il s’arrêta, rétrograda, revint, pointa ses yeux sur le lointain, espérant y découvrir quelque ambassadeur de sa famille, chargé de venir négocier avec lui ; puis, ne voyant personne, il se prit à verser de grosses larmes ; non point de ces douces larmes que fait couler le repentir, mais de ces larmes brûlantes que le dépit arrache, enfin, il poussa tout à coup un grand éclat de rire, un de ces rires effrayants comme en poussent les démons, s’il faut en croire ceux des écrivains de nos jours qui ont eu l’occasion de les entendre. Quelle était la cause de cette joie subite ? La vue d’un cerisier dont le vent balançait près de là les branches toutes rouges de fruits. « Non ! s’écria Jean-Paul, dont cette vue ranimait l’entêtement, non, je n’ai besoin de personne, moi ! Ah bah ! décidément, je veux m’en aller pour toujours, moi ! Je veux faire le tour du monde, moi ! » Et en parlant ainsi, il franchissait la haie qui le séparait de l’arbre. Qu’allait-il commettre encore ? une méchante action, un crime, un vol ! Il eût pu acheter des cerises, car la maisonnette du propriétaire était voisine ; mais les cerises lui parurent devoir être bien meilleures s’il les prenait : c’était sa morale habituelle en matière de comestibles. Il grimpa donc sans hésiter ; mais la punition de cette nouvelle faute ne se fit pas longtemps attendre. À peine avait-il goûté de ce fruit défendu, que la branche sur laquelle il s’était posé, au plus haut du cerisier, se rompit bruyamment. Jean-Paul dégringola de branche en branche jusqu’à la plus basse, au bout de laquelle il resta suspendu par la basque de son habit, tête en bas, pieds en l’air, meurtri, déchiré, et, pour comble de punition, affamé comme auparavant. C’était mal débuter dans un voyage autour du monde.
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