XI - Braconnier

2194 Words
XI BraconnierLes gendarmes soupçonnèrent un terrible braconnier du village des Loches, à une lieue de Coulange, d’être l’auteur de l’attentat ; l’opinion publique désignait le braconnier comme étant le seul individu dans le pays capable de commettre un pareil crime. Déjà quelques personnes avaient laissé échapper ces paroles : – Ce ne peut être que Sauvat qui a tiré sur M. le marquis. Du reste, les déplorables antécédents du braconnier semblaient justifier l’accusation qu’on portait sur lui. Ce Sauvat était, un homme v*****t, sombre, farouche, une espèce de bête fauve. Depuis douze ans qu’il habitait aux Loches, il avait déjà subi plusieurs condamnations pour délit de braconnage ; il avait été condamné aussi à quinze jours de prison pour coups et blessures, et une autre fois à deux mois de prison pour vol dans un jardin. Fort comme un hercule et vivant pour ainsi dire au milieu des bois, il inspirait à tout le monde une invincible terreur. Il braconnait constamment, en temps de neige et aussi bien quand la chasse était défendue que quand elle était permise. S’il n’eût été surveillé de près par les gendarmes et les gardes du marquis de Coulange, il serait parvenu, en quelques années, avec son fusil, ses collets et autres engins, à détruire complètement tout le gibier de la contrée. Il avait une quarantaine d’années. Il était marié et père de quatre enfants dont l’aîné avait à peine neuf ans. Paresseux et ivrogne, il rendait sa femme très malheureuse. Celle-ci et ses enfants vivaient presque d’aumônes. C’est à la marquise de Coulange, surtout, que cette pauvre femme et ses enfants devaient de ne pas trop souffrir de la misère. Or, dans la pensée du brigadier de gendarmerie, il n’y avait aucun doute. Sauvât était le coupable, l’homme qu’il devait arrêter. Accompagné d’un de ses gendarmes, le brigadier se rendit aux Loches. Le braconnier était chez lui, il le trouva couché dans son lit, en proie à une fièvre violente. Le brigadier crut d’abord qu’il faisait semblant d’être malade ; mais la femme lui affirma que son mari n’était pas sorti de son lit depuis quatre jours. Les voisins, interrogés, déclarèrent que Sauvat était réellement malade. Le matin même, le médecin était venu le voir. Le matin encore, la femme de Sauvat ayant dû aller à la rivière pour laver son linge, une voisine était restée près du malade depuis sept heures jusqu’à dix heures. Le brigadier était forcé de se rendre à l’évidence. Il s’était trompé, il avait accusé un innocent, Sauvat n’était pas le coupable qu’il cherchait. Il tordait fiévreusement sa moustache ; son désappointement était visible. Quand le braconnier apprit, de la bouche même du gendarme, qu’on l’avait soupçonné d’avoir tiré un coup de fusil sur le marquis de Coulange, il fit un bond sur son lit et un éclair de fureur sillonna son regard. – Oh ! s’écria la femme, c’est affreux qu’on ait eu cette horrible pensée. Sauvat s’était soulevé sur le lit, les yeux étincelants. – Je sais bien que je suis un misérable, que je ne vaux pas grand-chose et que tout le monde m’appelle canaille ! dit-il d’une voix rauque ; on me repousse, on me craint ; je suis un maudit !… Je suis allé en prison, c’est vrai, il est bien possible que j’y aille encore. Comme vous le voyez, je dis ce que je pense je ne joue pas à l’honnête homme, je ne pose pas pour la vertu, comme il y en a tant ; je ne suis pas un hypocrite, moi ! Eh bien, oui, je suis un chenapan, un gredin, je suis tout ce qu’on voudra, mais pas un assassin !… Oh ! cela, jamais, jamais !… Quand je suis dans la forêt, avec un fusil, et qu’un chevreuil passe devant moi, je tire sur lui, mais pas sur un homme. Tenez, depuis six mois je n’ai même plus de fusil ; c’est un de vos gendarmes qui me l’a pris, le grand rouge, vous savez bien ?… Et on m’a soupçonné d’avoir voulu tuer M. le marquis de Coulange ! Ça, voyez-vous, c’est de la méchanceté, c’est une infamie ! Les gardes de M. le marquis me font la chasse comme à un loup ; pourtant, je ne leur en veux pas ; je suis un braconnier ; ils font leur devoir. Voyons, pourquoi aurais-je voulu tuer M. le marquis de Coulange ? Est-ce parce qu’il est l’homme le meilleur qu’il y ait au monde ? Serait-ce pour le punir des bienfaits que lui et madame la marquise répandent autour d’eux ? Serait-ce par reconnaissance du bien qu’ils ont fait et qu’ils font encore à moi, à ma femme et à mes enfants ? En voilà trois de nos petits, l’autre est en condition chez un fermier, il garde les bêtes ; s’ils ne sont pas nus comme des vers de terre, c’est que madame la marquise les habille. Si ma femme et eux ne sont pas depuis longtemps morts de faim, c’est que la bonne marquise ne les laisse jamais manquer de pain. Dernièrement, quand j’étais en prison, est-ce que ce n’est pas le château qui nourrissait ma femme et ses petits ? Ah ! on a tenté d’assassiner M. de Coulange ; eh bien, monsieur le brigadier, celui qui a fait le coup est un plus grand scélérat que moi. Je n’ai jamais eu peur ni des gardes, ni des gendarmes, ni même de la justice. Les juges nous condamnent, ils nous envoient en prison ; ce n’est pas cela qui nous corrige : il faut autre chose pour rendre les hommes meilleurs. Moi, aujourd’hui je ne suis plus le même ; ce n’est pas la prison qui m’a changé, ni la crainte d’y retourner. Mais il faut que je vous dise cela, monsieur le brigadier, et, si vous le voulez, vous pourrez le répéter à M. le marquis de Coulange. Écoutez : il y a quinze jours, j’ai rencontré la bonne marquise au bord de la rivière. Elle m’a reconnu ; mais elle n’a pas été effrayée ; elle n’a pas eu peur de moi, au contraire. Elle s’est approchée de cette canaille de Sauvat, et de sa voix douce, avec son bon regard, elle lui a parlé. Ce que la bonne marquise m’a dit m’a touché là, au cœur, et je lui ai fait une promesse. Monsieur le brigadier, si je ne crève pas du mal que j’ai, je tiendrai ce que j’ai promis. Je renonce au métier de braconnier ; dites-le à vos gendarmes. J’étais un paresseux, je travaillerai ; j’étais un ivrogne, je ne boirai plus ; je l’ai juré. Je tenais à vous apprendre cela, je suis content de vous l’avoir dit. – Bien, Sauvat, dit le brigadier ; je compte aussi sur la promesse que vous avez faite à la bonne marquise. – Ah ! qu’elle soit bénie ! s’écria la femme en pleurant ; elle m’a rendu mon mari et leur père à mes enfants ! Les deux gendarmes remontèrent à cheval et reprirent leur chemin de Coulange. Le brigadier avait les sourcils froncés, l’air sombre et soucieux ; à chaque instant, il tordait furieusement sa moustache. Tout en chevauchant à côté de son supérieur, le gendarme se disait : – Il n’est pas content, le brigadier. Certes, celui-ci n’avait pas lieu d’être satisfait. Il voyait se dresser devant lui de grandes difficultés. Un horrible attentat avait été commis et il se demandait anxieusement s’il parviendrait à en découvrir l’auteur. Il n’avait plus aucun indice. Maintenant qui soupçonner ? Où chercher le coupable ? – Peut-être M. le marquis me mettra-t-il sur ses traces, pensait-il. Mais il n’osait trop l’espérer. Cependant, vers cinq heures du soir, il se présenta au château. Le marquis avait dormi pendant deux bonnes heures, il venait de se réveiller. On lui annonça la visite du brigadier de gendarmerie. Il répondit qu’il voulait bien le recevoir. On fit entrer le gendarme dans sa chambre. La marquise et Eugène étaient là. Ils se levèrent pour se retirer. – Non, non, dit le marquis, restez. Puis s’adressant au brigadier, il reprit : – Vous êtes venu avec l’espoir que je vous donnerais quelques précieux renseignements sur ce qui s’est passé ce matin ; malheureusement, ou peut-être heureusement, ce que je peux vous dire n’est pas de nature à vous éclairer. Je n’ai aucun soupçon et je n’accuse personne. Ma chère Mathilde, continua-t-il, en arrêtant son regard sur la marquise, j’aurais voulu te le cacher, dans l’intérêt de ta tranquillité, mais je vois bien que je ne puis empêcher la vérité d’arriver jusqu’à toi. Ce matin, un inconnu, un misérable a tenté de m’assassiner. – C’est donc vrai ! s’écria la marquise d’un ton douloureux ; je ne voulais pas admettre que cela fût possible. Mais nous avons donc des ennemis ! Elle était devenue blanche comme un lis. – Il paraît que j’en ai un, répondit le marquis. – Édouard, reprit la marquise d’une voix pleine de larmes, tu n’iras plus à la chasse, tu ne sortiras plus sans être accompagné. – Ma chère Mathilde, ce serait être un peu trop craintif ; mais je te promets que, dorénavant, je prendrai certaines précautions. – D’ailleurs, madame la marquise, dit le brigadier, il faut bien espérer que nous mettrons la main sur le scélérat ; il ne pourra point renouveler sa tentative criminelle quand il sera au bagne. – Ainsi, vous pensez que vous le trouverez ? – Il le faut, madame la marquise. – Avez-vous déjà des soupçons ? – Aucun pour le moment. J’ai soupçonné d’abord Sauvat, le braconnier des Loches, d’être l’auteur du crime. – Lui ! lui ! exclama la marquise. – Je connais le garnement et je pouvais parfaitement le supposer capable d’un pareil attentat. – Un moment j’ai eu aussi cette pensée, dit le marquis ; mais je l’ai vite repoussée en pensant à la femme et aux quatre enfants de ce malheureux. – Je me suis rendu aux Loches, reprit le brigadier ; j’ai trouvé Sauvat dans son lit, malade, et j’ai été bientôt convaincu qu’il n’était point l’auteur du crime. – S’il eût voulu tuer mon mari, Sauvat ne serait pas un homme, mais un monstre ! s’écria la marquise. – Sauvat est certainement un affreux coquin ; mais les paroles qu’il a prononcées tantôt, devant moi, dénotent que, loin d’être l’ennemi de M. le marquis, il a pour lui, et pour vous, madame la marquise, une sorte de vénération Et, brièvement, le brigadier raconta ce qui s’était passé dans la chaumière du braconnier. – Madame la marquise, ajouta-t-il, je crois vraiment que vous avez apprivoisé ce sauvage ; c’est un miracle que vous avez fait, si réellement vous avez converti cet être endurci. – Ah ! pour sa pauvre femme et ses enfants, Dieu veuille qu’il devienne meilleur ! dit la marquise. – Maintenant, monsieur le marquis, reprit le brigadier, je désire savoir comment et dans quelles circonstances l’attentat a eu lieu. Peut-être avez-vous pu voir le misérable ; je vous prie, dans ce cas, de vouloir bien me donner son signalement, aussi complet que possible. – Vous me demandez beaucoup, répondit le marquis ; comme je vous l’ai dit déjà, je n’ai rien à vous apprendre qui puisse faciliter vos recherches. Toutefois, je ne dois point refuser de parler, mon devoir est de vous dire ce qui s’est passé. Le voici : Voulant souhaiter le bonjour à la femme de mon garde Bierlet, je m’étais séparé de mon fils et de nos amis. Bierlet est un brave serviteur qui m’a donné maintes fois des preuves de son dévouement. Je ne passe jamais près de sa demeure sans y entrer. Après avoir causé un instant avec la femme du garde, je sortis de la maison. J’entendais les chiens donner de la voix. Il pouvait être huit heures et demie. Je pris une allée pour aller me poster à un endroit où je pensais pouvoir, le moment venu, tirer une pièce de gibier. Je marchais rapidement. Je n’étais pas encore loin de la maison du garde lorsque j’entendis la détonation d’une arme à feu et sentis en même temps à l’épaule une douleur très aiguë. Précisément à ce moment je faisais un faux pas en marchant sur une branche de bois mort. Je dois certainement la vie à ce faux pas, car, je n’en doute pas, l’individu me visait à la tête. Je tombai la face contre terre. Toutefois, malgré le sang qui coulait en abondance, j’eus encore la force de me soulever et de jeter un regard du côté où le coup de fusil avait été tiré. Je pus voir un homme qui s’enfuyait à travers le bois ; puis mes yeux se fermèrent et je perdis connaissance. Quand je revins à moi, j’étais dans les bras de mon fils. Un de nos gardes, acheva le marquis, m’avait trouvé baignant dans mon sang et avait appelé au secours. Enfin on m’aida à me dresser sur mes jambes. Je me sentis assez fort pour marcher et je voulus revenir au château à pied. Je pus, en effet, arriver jusqu’ici soutenu par mon fils et un de ses amis. Voilà, monsieur, le récit complet de ma triste aventure. – Ainsi, monsieur le marquis, vous n’avez pas reconnu l’individu ? demanda le brigadier. – Je vous l’ai dit. – Et vous n’avez aucun soupçon ? – Aucun. – Mais vous avez vu l’homme ; pouvez-vous me dire comment il est ? petit ou grand, jeune ou vieux et comment il était vêtu ! – Autant que j’ai pu en juger, il m’a paru être d’une taille assez haute ; il m’a semblé qu’il portait une blouse bleue et j’ai remarqué qu’il avait toute sa barbe ; mais je ne saurais vous dire s’il est jeune ou vieux. Du reste, ma vue était troublée, il y avait comme un voile sur mes yeux ; peut-être ai-je mal vu, je ne saurais rien affirmer. N’ayant plus aucune question à adresser au marquis, le brigadier se retira, fort peu satisfait, d’ailleurs, des renseignements qu’on venait de lui donner. Cependant, dès le soir même, le brigadier se mit en campagne ; les gendarmes furent lancés dans toutes les directions. Pendant huit jours ils parcoururent le pays, se livrant partout à une minutieuse enquête. C’est à peine s’ils prenaient quelques instants de repos. Hommes et bêtes étaient sur les dents. Trois ou quatre vagabonds furent arrêtés et emprisonnés ; mais on reconnut bientôt qu’aucun d’eux n’était l’auteur de l’attentat de la forêt. Pour la gendarmerie de tout un arrondissement, c’était un mince résultat. En somme, toutes les recherches furent vaines. L’homme qu’on cherchait était introuvable ; ce dangereux malfaiteur avait disparu sans laisser la moindre : trace derrière lui. D’ailleurs, rien ne pouvait aider la justice et la guider dans ses investigations. Le marquis étant très aimé et n’ayant pas un seul ennemi, il était impossible de découvrir le plus léger indice. – Encore un brigand qui nous échappe, avait dit piteusement le brigadier de gendarmerie de Coulange.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD