I - Au bois de Vincennes
I
Au bois de VincennesUn matin du mois d’août 1873, une voiture de place, qui venait de l’intérieur de Paris, s’arrêta à la porte de Vincennes, devant la grille de l’octroi. Deux hommes mirent pied à terre. L’un d’eux dit au cocher :
– Nous avons quelqu’un à voir à Vincennes, vous allez nous attendre ici. Le cocher jeta un regard soupçonneux sur les deux individus et fit une grimace significative.
– C’est que, dit-il en regardant sa montre, il est six heures.
– Eh bien ?
– Il faut que je sois à sept heures rue Montmartre.
– Vous n’y serez pas, voilà tout, répliqua l’homme d’un ton rude. Ces paroles augmentèrent encore la défiance du cocher.
– J’y serai certainement, dit-il. Et sautant à bas de son siège :
– Vous ne m’avez pas pris à l’heure, reprit-il, vous allez me payer ma course tout de suite.
L’homme eut un regard de colère ; mais son compagnon s’empressa d’intervenir.
– Nous n’avons pas de temps à perdre à discuter, dit-il ; les voitures ne sont pas rares, nous en trouverons une autre.
Et il mit dans la main du cocher le prix de sa course.
Celui-ci remonta sur son siège en grommelant, pendant que les deux hommes sortaient de Paris.
Le ciel était sans nuages. Le soleil se montrait au-dessus des plus hautes maisons qui bordent la large avenue pleine déjà du bruit des camions, des voitures de blanchisseuses et de maraîchers revenant des halles.
Les boutiques de marchands de vins étaient ouvertes. Devant les comptoirs d’étain les ouvriers se faisaient servir le canon de vin blanc ou le petit verre d’eau-de-vie avant de se rendre à leur travail. Des femmes, des jeunes filles, portant le panier contenant leur déjeuner, descendaient, vers Paris d’un pas alerte et pressé.
L’air matinal était encore imprégné de l’odeur du bois. Des flots de lumière inondaient la chaussée. Les vitres des fenêtres étincelaient, piquées par les rayons obliques du soleil qui, plus loin, semblait poser une couronne d’or sur la tête du vieux donjon, sombre et énorme masse de pierre, qui n’est plus aujourd’hui qu’un souvenir du passé.
Les deux hommes dont nous venons de parler se dirigeaient rapidement vers l’entrée du bois de Vincennes. Ils marchaient côte à côte sans échanger une parole. Chacun d’eux paraissait avoir ses préoccupations ou ses pensées intimes. Ils portaient l’un et l’autre une blouse de toile blanche toute neuve et étaient coiffés d’une casquette noire de drap léger. On aurait pu les prendre pour deux ouvriers se donnant un jour de flânerie ; mais, à leur air et surtout à leurs mains fines et blanches, il eût été facile de reconnaître qu’ils n’appartenaient à aucune des nombreuses classes de travailleurs.
Sans aucun doute, ces deux hommes avaient pris le costume de l’ouvrier afin de ne pas attirer l’attention. La blouse et la casquette étaient une sorte de déguisement.
Ils n’étaient plus jeunes : le plus âgé devait avoir passé la cinquantaine, l’autre ne paraissait avoir que trois ou quatre ans de moins que son compagnon. Était-ce par privilège de l’âge, le premier semblait avoir une certaine autorité sur le second. L’attitude de celui-ci était humble sous le regard fier et hautain de l’autre. Évidemment la volonté de son compagnon dominait la sienne et il reconnaissait sa supériorité.
Ils portaient toute leur barbe, et tous deux avaient le haut de la tête dénudé. Le plus âgé avait la barbe et les cheveux blancs ; les cheveux de l’autre étaient encore d’un beau noir, mais sa barbe commençait à grisonner. Les deux fronts étaient sillonnés de rides profondes et les deux visages affreusement ravagés. Ces deux hommes avaient dû passer par de rudes épreuves, devaient avoir eu de grands chagrins ou de grandes passions. Ceux-là et celles-ci devancent l’œuvre des années. À quoi devaient-ils leur précoce vieillesse ? Était-ce la marque d’une vie tourmentée par le malheur immérité, l’amertume des déceptions, des regrets ou un stigmate de honte ? Quel était le passé de ces deux hommes ? À n’en pas douter, leur existence avait été traversée par quelque chose de terrible. Étaient-ils victimes de la fatalité ? Étaient-ils des innocents ou des coupables, des vaincus ou des révoltés ? Ils entrèrent dans le bois de Vincennes.
Les rayons du soleil se glissaient à travers les branches, s’enfonçaient sous des arceaux de verdure, creusant le taillis de longues raies lumineuses. Réveillés et mis en joie par l’annonce d’une belle journée, les oiseaux chantaient et les insectes bourdonnaient, ayant pour accompagnement le chuchotement de la brise dans les feuilles.
Les deux hommes continuaient à garder le silence. Cependant, certains mouvements brusques du plus âgé trahissaient son agitation ou son impatience.
Ils arrivèrent derrière le fort. Là, ils s’arrêtèrent : à leur gauche, au-dessus du fossé où fut fusillé le jeune duc d’Enghien, se dressait le donjon, bastille désarmée, prison vide, monstre aux dents brisées, qui reste vivant, debout sur le passé mort. À droite s’étendait le champ de manœuvre auquel on a donné le nom de Polygone. Les soldats de la garnison de Vincennes étaient à l’exercice. Les plus jeunes, des conscrits réunis par pelotons et commandés par des sous-officiers, apprenaient à porter et à manier le fusil, à se tourner à droite ou à gauche, à marcher et à se tenir dans les rangs.
Mais les deux hommes en blouse n’étaient pas venus de Paris à Vincennes pour voir manœuvrer des soldats.
– Maintenant, de quel côté nous dirigeons-nous ? demanda le plus âgé après avoir jeté autour de lui un regard rapide.
L’autre ne répondit pas ; mais après s’être orienté il allongea le bras, et la direction de sa main traça une diagonale sur le Polygone. Ils marchèrent vers le point indiqué. Quand ils furent à une trentaine de pas des derniers soldats, le plus âgé reprit la parole.
– Ainsi, dit-il, tu es bien sûr de retrouver l’endroit où tu l’as caché ?
– Oui, car je ne suppose pas que, depuis treize ans, on ait abattu les gros arbres du bois. On n’a pas creusé partout des lacs et des rivières.
– Enfin, nous verrons tout à l’heure si tu ne comptes pas trop sur ta mémoire. En attendant, tu me ferais plaisir en me disant quelle était ton idée lorsque tu as enterré le coffret au pied d’un arbre.
– Tu n’avais pas cru devoir me dire ce qu’il contenait, mais j’ai deviné qu’il renfermait des papiers importants.
– Ah !
– Naturellement, j’ai pensé que ces papiers pouvaient te servir et qu’il était utile de les conserver ; car, si j’en juge par ce que tu as fait autrefois pour les posséder, ils ont pour toi une très grande valeur. – Ils avaient alors une valeur qu’ils n’ont plus aujourd’hui ; mais n’importe, ils peuvent encore nous être utiles. – J’ai donc eu une bonne idée ?
– Excellente, car on ne peut pas savoir…
– Il n’acheva pas sa phrase. Un sourire amer crispa ses lèvres.
– Avant d’enfouir le coffret, est-ce que tu ne l’as pas ouvert ? demanda-t-il.
– Je n’ai pas eu la curiosité de voir ce qu’il contient ; et l’aurais-je eue, le temps me manquait pour la satisfaire. Un détail que tu ignores peut-être : le coffret est de cuivre et le couvercle a été soudé.
– Oui, je sais cela.
– Je te le répète et tu peux me croire, je n’ai eu qu’une seule pensée : cacher le coffret. Pour cela j’avais une double raison. N’était-ce pas le meilleur moyen de le soustraire à toutes les recherches, de le conserver pour te le remettre un jour et de me débarrasser en même temps d’un objet fort compromettant ? Je sentais le péril, j’avais le pressentiment de ce qui m’attendait. En effet, trois jours plus tard, j’étais pincé par la police.
– Oui, tu as été bien inspiré en cachant le coffret ; s’il eût été saisi en ta possession, l’affaire du château de Coulange était découverte et tu attrapais dix ou quinze ans de travaux forcés au lieu d’en être quitte pour cinq ans de prison. Allons, tu as été intelligent et adroit. Je ne veux pas te laisser ignorer que si le coffret était tombé entre les mains de la justice, les conséquences eussent été terribles. Si le secret qu’il renferme eût été révélé alors, il ne pourrait plus nous servir ; c’est ce secret, gardé depuis plus de vingt ans, qui fait encore aujourd’hui notre force tout en restant un danger pour moi.
– Pour toi et pour d’autres.
– Hein, que veux-tu dire ?
– Que d’autres personnes ont intérêt à garder ce secret.
– Mais tu sais donc ?…
– Je sais que la marquise de Coulange donnerait beaucoup, peut-être une fortune, pour rentrer en possession du son coffret et des papiers qu’il contient.
– Comment sais-tu cela ?
– Je vais te l’apprendre. Je ne t’ai pas encore parlé d’une visite que j’ai reçue pendant que j’étais détenu à Mazas…
– Va, je t’écoute.
– Un jour, un homme vint me trouver pour me réclamer le coffret.
– Quel était cet homme ?
– Je l’ignore, car il n’a pas jugé nécessaire de me faire connaître son nom et sa qualité. Mais je compris facilement qu’il était envoyé par la marquise de Coulange. Il savait ce qui s’était passé au château de Coulange ; il me montra même un poignard que je reconnus aussitôt ; c’était le mien. Tu me l’avais pris des mains, et l’homme inconnu m’apprit que tu avais voulu t’en servir pour assassiner la marquise, ta sœur.
– Si tu rencontrais cet homme, le reconnaîtrais-tu ?
– Je ne sais pas, comme nous il a dû vieillir. Mais la physionomie qu’il avait alors est restée dans ma mémoire. C’était un homme d’une quarantaine d’années, de haute taille, se tenant droit et raide sur ses longues jambes un peu grêles ; il avait l’air sévère, le visage long et pâle, le nez gros, le front large, le regard vif et perçant, d’épais sourcils noirs très rapprochés et de longues moustaches taillées en brosse.
– Cela suffit, dit l’autre, le portrait est frappant, je reconnais le personnage.
Il prononça tout bas ce nom : Morlot.
– Tu ne t’es pas trompé, reprit-il à haute voix, cet homme était bien envoyé par la marquise pour te réclamer le coffret.
– Or je me suis dit avec raison qu’il fallait que la marquise de Coulange tînt beaucoup à rentrer en possession de son coffret ou plutôt de ses papiers, puisqu’elle n’hésitait pas, pour les retrouver, à s’adresser à un pauvre diable qui, quelques jours plus tard, allait passer en cour d’assises.
– Oui, tu devais faire cette réflexion et probablement plusieurs autres dont je n’ai pas à te demander compte. Qu’as-tu répondu à l’envoyé de la marquise ?
– Tu penses bien que je n’ai pas été assez bête pour lui dire que j’avais enterré le coffret au pied d’un arbre dans le bois de Vincennes. Je lui ai répondu que ne sachant qu’en faire et voulant m’en débarrasser, je l’avais jeté dans la Marne à un endroit que je lui indiquai.
– Et il a cru cela ?
– Oui.
– En es-tu certain ?
– Avec un peu d’adresse on fait passer facilement un mensonge pour une vérité.
De sorte que l’individu est allé chercher le coffre dans la Marne.
– Nous pouvons le supposer.
– Et comme il a vainement fouillé le lit de la rivière et que, depuis, treize ans se sont écoulés, la marquise ne doit plus penser à ses papiers, qu’elle croit perdus.
Un éclair sillonna son regard et il eut un sourire singulier.
– Allons, reprit-il d’une voix creuse, tout est resté dans l’ombre, tout va bien…
Il s’arrêta brusquement, saisit les deux mains de son compagnon et, les serrant fiévreusement dans les siennes :
Il y a treize ans, reprit-il sourdement, nous avons été vaincus, terrassés, désarmés… la fatalité était contre nous. Mais j’ai gardé ma force, c’est-à-dire ma haine, et je me trouve debout, prêt pour la vengeance. – Et moi je suis là pour te suivre, te servir, t’obéir. – C’est bien, nous aurons notre revanche. Rien ne nous empêchera d’aller droit au but. Il nous faut la richesse, des millions, le luxe éblouissant. Après avoir si longtemps souffert, nous voulons des années de jouissances. Sans être moins audacieux, nous serons plus adroits, plus prudents. Cachés dans l’ombre nous frapperons, et chacun de nos coups sera terrible.
Après ces paroles menaçantes, les deux hommes se regardèrent. De leurs yeux jaillissaient de fauves éclairs.
Le plus âgé de ces deux hommes se nommait Sosthène de Perny ; l’autre s’appelait Armand Des Grolles.