IX - Deux jeunes filles

1958 Words
IX Deux jeunes fillesLaissons les trois misérables et revenons à Coulange. La chasse était ouverte depuis quinze jours. Les réceptions et les fêtes se succédaient au château où il y avait une réunion nombreuse. Les chasseurs faisaient merveille. On parlait beaucoup de leurs brillants exploits. C’était une effroyable tuerie de bêtes à poils et à plumes. Le jeune comte de Coulange se faisait distinguer parmi les plus intrépides et les plus adroits. Chaque jour on expédiait à Paris, aux amis, aux parents des chasseurs, des paniers remplis de gibier. Le comte de Sisterne avait annoncé sa prochaine arrivée, et Gabrielle, se séparant à regret de la famille de Coulange, était partie pour le château de Chesnel. Or, le matin de ce jour où nous avons vu Des Grolles revenir à Paris, après l’avoir fait, selon son expression, « une besogne terrible », Maximilienne de Coulange et Emmeline de Valcourt se promenaient dans une des allées ombreuses du parc. Le marquis, son fils et leurs amis s’étaient levés avant l’aube. Il y avait ce jour-là grande chasse dans la forêt. Les deux jeunes filles marchaient lentement sur le sable fin. Maximilienne donnait le bras à Emmeline. Celle-ci était un peu rêveuse ; elle écoutait distraitement son amie, qui cherchait à l’égayer par son charmant babil. Emmeline était de deux ans moins âgée que Maximilienne. Mais elles avaient la même taille et étaient également gracieuses et jolies. Blondes l’une et l’autre, et arrangeant de la même manière leurs magnifiques cheveux, on aurait pu les prendre pour deux sœurs jumelles. En effet, l’air réfléchi, sérieux, un peu grave de mademoiselle de Valcourt, pouvait lui faire donner deux ans de plus. Bien qu’elles n’eussent ni les mêmes traits ni le même genre de beauté, il eût été difficile de dire laquelle était la plus charmante. Toutes deux possédaient ce qui plaît, ce qui charme ; toutes deux étaient ravissantes. Comme son amie, Emmeline avait dans ses mouvements, sa pose, la grâce parfaite, et dans toute sa personne la suprême distinction. Ses grands yeux bleus, ombragés de longs cils, naturellement rêveurs, avaient une expression d’un charme indéfinissable. Au milieu de ses joues légèrement teintées de rose se dessinaient deux petites fossettes délicieuses, deux véritables nids à baisers. Elle avait le front très beau, et les oreilles d’une forme exquise, la bouche petite, les lèvres vermeilles et des dents superbes. La chute de ses épaules, ses bras bien moulés, ses mains fines et blanches, son cou adorable et sa gorge naissante étaient autant de merveilles. S’apercevant que depuis un instant elle parlait toute seule, Maximilienne s’arrêta brusquement et, regardant sa jeune amie : – Pourquoi ne me réponds-tu pas ? Qu’as-tu donc ? lui demanda-t-elle. – Mais rien, je t’assure. – Si, si, tu es triste, tu ne peux pas me le cacher, je le vois. – Triste, pourquoi le serais-je ? – Je n’en sais rien. Peut-être t’ennuies-tu déjà d’être à Coulange. – Tu sais bien que ce n’est pas possible, tu sais bien que je suis toujours heureuse d’être avec toi. – En effet, ce serait assez singulier, après avoir été si joyeuse de venir. Alors je me demande ce qui peut t’avoir contrariée, car depuis plusieurs jours déjà je m’aperçois que tu n’es plus la même. As-tu à te plaindre de quelqu’un. Est-ce moi qui, sans le vouloir, t’ai fait de la peine ? Si cela est, je te demande pardon. – Oh ! ma chère Maximilienne, peux-tu penser cela, toi toujours si bonne et si affectueuse pour moi ! – Enfin, tu as quelque chose que tu voudrais me cacher. Allons, laisse-moi t’embrasser, et tu me diras ensuite pourquoi tu es devenue songeuse, pourquoi tu ne ris plus comme autrefois. Les deux jeunes filles s’embrassèrent avec effusion… – Vois-tu, reprit Maximilienne, je n’ai qu’une véritable amie, c’est toi ; tu serais ma sœur que je ne pourrais pas t’aimer davantage. Si tu avais une douleur, je la sentirais comme toi. Tu comprends que je sois inquiète en te voyant soucieuse et perdre ta gaieté. Voyons, est-ce de mon frère que tu as à te plaindre ? – Oh ! non, non, ne suppose pas cela, répondit vivement Emmeline. – À la bonne heure ! D’ailleurs j’en serais étonnée. Il faut te dire que la veille de ton arrivée à Coulange, je l’ai grondé, oh ! mais grondé très fort. – Tu as grondé ton frère ? – À cause de toi. – À cause de moi ? – Oui. Je lui ai reproché d’être souvent maussade et jamais aimable, surtout avec toi. – Oh ! Maximilienne, tu as eu tort de lui dire cela. – J’ai eu raison, au contraire ; ce qui le prouve, c’est que mes reproches ont produit l’effet que j’espérais. N’as-tu pas remarqué comme il est changé ? Oh ! il n’est pas du tout le même. À Paris, c’est à peine s’il te regardait, s’il t’adressait la parole ; maintenant il est devenu gracieux, prévenant, empressé, plein d’amabilité ; quand tu n’es pas là il te cherche ; enfin il a pour toi mille attentions charmantes. – Parce que je suis ton amie. Mais, ma chère Maximilienne, M. Eugène a toujours été très gracieux pour moi. – Alors tu ne trouves rien de changé dans ses manières ? – M. Eugène a toujours été tel qu’il est. – Ah ! fit Maximilienne. Et elle resta un moment silencieuse. – Eh bien, Emmeline, reprit-elle, voici une autre remarque que j’ai faite : c’est toi maintenant qui n’es plus la même. – Que veux-tu dire ? – Qu’il y a en toi certaines choses qui me paraissent inexplicables. – Je ne comprends pas. – Tu es, à l’égard de mon frère, d’une froideur qui ressemble à du dédain. – Mais cela n’est pas, tu te trompes ! s’écria la jeune fille. Maximilienne eut un petit cri de surprise. Elle venait de reconnaître son père et son frère.Maximilienne secoua la tête. – Non, je ne me trompe pas, répondit-elle ; j’observe et je vois. Je crois que tu évites, que tu fuis mon frère autant que cela t’est possible. Quand il t’adresse la parole, tu as l’air de ne pas avoir entendu. Plusieurs fois il a voulu t’offrir son bras pour la promenade, et tu t’es empressée de prendre le bras de M. de Millerie ou d’un autre de ces messieurs. Tiens, pas plus tard qu’hier soir, dans le salon d’été, il a pris un siège à côté du tien, il désirait causer avec toi. Tu ne lui as pas laissé le temps de t’adresser la parole : tu t’es levée brusquement et tu es venue t’asseoir près de moi, sous le prétexte de me demander le nom d’une fleur que tu connais aussi bien que moi. Eugène est resté tout interdit, les yeux tristement fixés sur toi. Il n’a plus osé s’approcher de toi de la soirée. Je t’assure que, dans plusieurs circonstances déjà, tu lui as fait beaucoup de peine. Emmeline tenait sa tête penchée sur sa poitrine. – Voyons, continua Maximilienne, pourquoi es-tu ainsi avec mon frère ? – Mais… mais… je ne sais pas, balbutia mademoiselle de Valcourt. Ces mots furent prononcés si drôlement que Maximilienne ne put s’empêcher de rire. – Veux-tu que je te dise ma pensée ? reprit-elle ; eh bien, je crois que tu exerces une petite vengeance. – Oh ! Maximilienne ! – Que tu veux faire sentir à Eugène qu’il n’a pas toujours été aimable avec toi. J’ai deviné, n’est-ce pas ? – Je ne sais quoi te répondre, dit Emmeline, visiblement troublée ; je t’en prie, ne me questionne plus, sans le savoir tu me fais souffrir. Mademoiselle de Coulange eut un sourire intraduisible. – Ma chère Emmeline, dit-elle d’un ton affectueux, si je t’ai fait de la peine sans le vouloir, j’aurai, je l’espère, le pouvoir de te consoler. Parlons d’autre chose. – Oui, parlons d’autre chose, répliqua vivement Emmeline, qui cherchait à se soustraire aux petites taquineries de son amie. – Il faut que je te dise que j’ai fait un joli rêve. Un sourire effleura les lèvres d’Emmeline. – J’ai rêvé que tu étais ma sœur. – Vraiment ? – Oui, parce que tu venais de te marier et que tu avais épousé mon frère. Une vive rougeur colora les joues de mademoiselle de Valcourt. – Je n’ai pas besoin de te dire si j’étais heureuse, poursuivit Maximilienne. Quelle joie pour nous tous ! Il y a quelque temps que j’ai fait ce joli rêve, et, depuis, chaque fois que j’y pense, je me dis qu’il se réalisera. Emmeline ne répondit pas ; mais elle eut un soupir étouffé. – Eh bien, tu ne dis rien ? fit Maximilienne. – Que veux-tu que je te dise à propos d’un rêve ? – Est-ce que tu n’admets pas qu’il puisse devenir la réalité ? – Lorsque M. Eugène voudra se marier, il trouvera facilement une jeune fille d’un grand nom, beaucoup plus riche et plus jolie que moi. – Oh ! oh ! voilà une bien grande modestie ! répondit Maximilienne. Mais comment le vois-tu donc, ma chère Emmeline ? Eh bien, moi, je te trouve plus charmante que toutes les autres, et j’en connais plusieurs, parmi les plus jolies et les plus fières, qui sont jalouses de ta beauté, qui envient ta grâce et ta distinction, tes beaux grands yeux bleus, tes dents ravissantes et ta magnifique chevelure. Quant à la richesse, nous n’avons pas à en parler. Tu jugerais mal mon frère si tu le croyais capable de voir dans le mariage la question d’argent. Certes, nous avons une assez grande fortune pour qu’il ait le droit de ne consulter que son cœur dans le choix d’une femme. Là-dessus, je connais ses idées et je sais ce qu’il pense. Serait-elle pauvre, Eugène épousera la jeune fille qu’il aimera, qui aura su lui plaire par les qualités du cœur. – Soit ; mais je ne suis pas, je ne puis pas être cette jeune fille-là, dit Emmeline d’une voix oppressée. – Pourquoi ? Emmeline ne trouva rien à répondre. D’un de ses bras Maximilienne entoura la taille svelte de son amie. – Il y a une chose que tu ignores, sans doute, et que je vais t’apprendre, reprit-elle : sache donc que ta mère et la mienne, M. l’amiral et mon père, désirent que tu épouses mon frère. Emmeline tressaillit. Maximilienne continua : – Il y a treize ou quatorze ans, paraît-il, – tu étais bien jeune alors, – que ton oncle et mon père, en causant de leurs projets d’avenir, vous ont fiancés. Le trouble de mademoiselle de Valcourt augmenta encore. – Eh bien, fit Maximilienne, que penses-tu de cela ? – Je pense que ce n’est pas suffisant. – C’est vrai, il faut quelque chose encore ; mais cela existe. Emmeline, ne vois-tu pas que depuis un instant je cherche à provoquer ta confiance pour t’amener à me faire un aveu ? Tu es toute tremblante, tu tiens tes yeux baissés, et c’est en vain que tu essayes de me cacher ton trouble ; pourquoi es-tu ainsi ? Je ne te le demande pas, je le sais. Va, il m’a été facile de découvrir ton secret : je lis dans ta pensée, je vois dans ton cœur. Chère Emmeline, je suis dans le ravissement, car, j’en suis sûre, maintenant, tu aimes mon frère ! – Oh ! tais-toi ! s’écria Emmeline avec une sorte d’effroi. De grosses larmes roulaient dans ses yeux. – Ainsi, c’est bien vrai, dit Maximilienne en la serrant fortement contre elle, tu l’aimes ? Emmeline eut un long soupir et laissa tomber sa tête sur l’épaule de son amie. – Chère Emmeline, murmura mademoiselle de Coulange. Elles restèrent un moment immobiles et silencieuses. La tête d’Emmeline se redressa lentement. Alors, regardant Maximilienne avec une expression intraduisible : – Tu m’as tendu un piège, dit-elle, mais je ne t’en veux pas ; je me suis trahie et tu as surpris mon secret, que je croyais pouvoir te cacher. Eh bien, oui, c’est vrai, j’aime M. Eugène. Comment cela est-il arrivé ? Je n’en sais rien. C’est sans doute parce qu’il est ton frère… Tu vois ma confusion, Maximilienne ; ah ! je t’en supplie, ne dis rien, que M. Eugène, surtout, ne sache jamais… – Quoi, tu ne veux pas que mon frère sache que tu l’aimes ?… – Maximilienne, promets-moi… – De ne rien dire à mon frère ? – Oui. Mademoiselle de Coulange eut un délicieux sourire. – Eugène sait que je dois aujourd’hui te parler de lui, reprit-elle. Quand, ce soir ou demain, il m’interrogera, il faudra bien que je lui réponde. Tu ne peux pas m’obliger à lui cacher la vérité, c’est-à-dire à mentir. Moins réservé que toi, Eugène m’a fait ses petites confidences, et il ne m’a point suppliée de te cacher qu’il t’aime. Emmeline fit un mouvement brusque. – Maximilienne, que dis-tu ? s’écria-t-elle. – Je dis que mon amie Emmeline de Valcourt sera bientôt ma sœur. – Mais c’est donc vrai. Maximilienne, c’est donc vrai ? – Oui, mon frère t’aime, il t’aime depuis longtemps. Le regard d’Emmeline s’était illuminé. – Il m’aime, il m’aime ! murmura-t-elle, les deux mains appuyées sur son cœur. – Voyons, est-ce que tu ne t’en es pas aperçue ? demanda Maximilienne. – Non. – Oh ! comme ils ont de mauvais yeux, les amoureux ! fit mademoiselle de Coulange. Emmeline jeta ses bras autour du cou de son amie, et, d’une voix vibrante d’émotion : – Ah ! je suis heureuse ! dit-elle. – Et moi aussi, je suis bien heureuse, répondit Maximilienne. Elles s’embrassèrent. – C’est égal, ajouta gaiement mademoiselle de Coulange, je ne savais pas que certains mots fussent si difficiles à prononcer et qu’on pût avoir tant de peine à faire deux heureux.
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