VIII
L’œuvre commenceIl pouvait être huit heures du soir. Sosthène de Perny et José Basco causaient ensemble dans la maison de la butte Montmartre. Ils étaient préoccupés et paraissaient inquiets.
À chaque instant une contraction nerveuse plissait le front du Portugais.
Sosthène était pâle et agité ; il semblait prêter l’oreille aux moindres bruits qui, du dehors, arrivaient jusqu’à eux.
Ils parlaient de choses insignifiantes, comme s’ils eussent redouté d’aborder le grave sujet qui occupait leur pensée. Cependant, après un moment de silence, Sosthène dit brusquement :
– José, je commence à craindre que vous n’ayez eu une mauvaise idée. Une lueur sombre passa dans le regard du Portugais, et les rides de son front se creusèrent davantage.
– S’il ne réussit pas, répondit-il de sa voix cuivrée, mon idée est mauvaise ; s’il réussit, elle est, au contraire, excellente.
– N’importe, nous jouons là un jeu terrible.
– Il faut être hardi quand on veut gagner beaucoup.
– Soit, mais tout peut être compromis.
– Mon cher, qui ne risque rien n’a rien.
– Enfin, José, je suis inquiet.
– Je veux bien vous avouer que, de mon côté, je ne suis pas absolument tranquille. Après tout nous ne savons rien, attendons.
Maximilienne de Coulange.Voilà trois jours qu’il est parti.
– On ne fait pas toujours une chose aussi vite qu’on le voudrait.
– Plusieurs dangers le menacent.
– Je le crois aussi adroit qu’il faut l’être pour les éviter.
– Cependant si, malgré sa prudence il est arrêté ? Le regard de José eut un éclair livide.
– En effet, cela se peut, répondit-il d’une voix caverneuse. Mais ne m’avez-vous pas dit que vous étiez sûr de lui ?
– Oui.
– Ne nous a-t-il pas juré ici que, quoi qu’il arrive, il garderait le silence ?
– C’est vrai.
– Est-il homme à tenir son serment ?
– Je le crois.
– Alors, mon cher, soyez moins prompt à vous effrayer.
– C’est égal, José, je me demande si vous n’avez pas trop risqué. Le Portugais haussa les épaules.
– Eh ! qui veut la fin veut les moyens, répliqua-t-il avec brusquerie. Si, à New York, nous avions été hésitants, si nous avions manqué d’audace, le vieux juif aurait vendu ses diamants, et nous serions encore en Amérique. Il y certaines nécessités en présence desquelles il ne faut jamais s’arrêter. Vous devez être convaincu que je n’agis pas en étourdi ; je réfléchis, je cherche, je sonde le terrain sur lequel nous marchons ; je prépare la voie ; j’examine sérieusement chaque chose qui se présente ; je pèse le pour et le contre ; j’étudie, je calcule, et je m’empare de ce que je crois le meilleur dans l’intérêt du but que nous voulons atteindre.
Sans doute, beaucoup de difficultés, beaucoup d’obstacles se dressent devant nous ; ils sont de plusieurs sortes et nous devons les renverser tous. Le marquis de Coulange est un de ces obstacles. Lui mort, cet obstacle, le plus grand, n’existe plus ! nous n’avons plus à compter avec le marquis, c’est un souci de moins et une chance de plus pour le succès de notre entreprise. Assurément, il n’y avait pas urgence absolue à nous débarrasser immédiatement du marquis ; mais je n’ai pas perdu de vue qu’on ne pouvait toucher à ses millions de son vivant. Incessamment nous allons nous mettre à l’œuvre ; j’ai dressé toutes mes batteries ; pour que rien ne vienne entraver notre marche en avant, la rapidité de notre action, j’ai jugé qu’il fallait, plus tôt que plus tard, nous débarrasser du marquis.
– Lui mort, la marquise est toujours là.
– Eh bien ?
– C’est un autre obstacle.
– Oui, mais facile à briser.
– Moins que vous le croyez, José.
– Mais elle ne peut rien contre nous, rien, répliqua José avec animation ; nous la tenons par le silence qu’elle garde depuis vingt ans ; elle n’essayera même pas de lutter. Nous avons entre les mains ce qu’il faut pour l’obliger à renoncer à la fortune du marquis. Elle n’aura aucune prétention, elle abandonnera tout ; après comme avant, elle aura peur du scandale et reculera devant lui. Elle voudra se retirer du monde et ne demandera qu’à se réfugier dans une retraite profonde. Faute d’un douaire suffisant, elle se contentera d’une rente que lui fera sa fille, et tout sera dit. Encore une fois, je vous le répète, nous sommes maîtres de la situation.
– Et le fils de la fille d’Asnières, le comte de Coulange ?
– Celui-là n’est pas plus à craindre que la marquise. Les renseignements qu’on m’a fournis sur lui sont excellents, au point de vue de nos projets. C’est une nature exceptionnelle, une sorte de puritain ; il a les sentiments nobles, élevés, et une grande fierté. Dressé sur ses principes comme sur un piédestal, pour lui l’honneur est tout. Au bon vieux temps, il eût été un héros de la chevalerie. Le jour où il apprendra qu’il porte un nom et un titre qui ne lui appartiennent pas, qu’il est étrangère la famille de Coulange, ce jour-là, il n’attendra pas qu’on lui dise : Allez-vous-en ; drapé dans ses principes, il quittera l’hôtel de Coulange sans en rien emporter.
– Vous croyez cela ? fit Sosthène avec ironie.
– Oui, je le crois. Ah ! dame, vous, de Perny, vous ne pouvez pas comprendre qu’on puisse agir ainsi. Vous ne feriez pas cela, moi non plus. C’est de la grandeur épique. Eh bien, j’en réponds, dans ce siècle où l’or est devenu le dieu fort, le dieu de tous, il y a encore des gens capables, dans leur fierté, de pousse jusque-là le culte de l’honnêteté. Le comte de Coulange est de ceux-là.
– Vous pouvez vous tromper.
– Je veux bien l’admettre.
– Alors ?
– Nous possédons le manuscrit de la marquise ; grâce à ce précieux document, nous faisons rentrer dans le néant ce comte de Coulange pour rire.
– Mais c’est un procès.
– Sans doute.
– Et moi ? Un procès révèle tout et me condamne.
– Mon cher, vous oubliez toujours que vous n’existez plus, qu’une lettre que j’ai adressée de New York en France a annoncé votre mort au marquis et à la marquise de Coulange. Pour que vous soyez mort réellement que manque-t-il ? Seulement un acte de décès. Si, comme je l’espère, nous réussissons sans avoir besoin d’employer les grands moyens, Sosthène de Perny ressuscite ; autrement vous continuerez à vous appeler, comme maintenant, Jacques Bailleul. Du reste, cela doit vous être fort indifférent, vous ne tenez guère à votre nom de Perny, qui n’est pas précisément ici, à Paris, en odeur de sainteté. Après tout, qu’est-ce que vous voulez ? Être riche, avoir deux ou trois millions afin de vous donner le luxe que vous n’avez plus ? Eh bien, vous les aurez, nous travaillons pour cela.
La fortune du marquis de Coulange est évaluée aujourd’hui à environ vingt-cinq millions ; il me semble que la part de chacun est assez belle.
Si vous ne pouvez ou si vous ne voulez pas rester à Paris, il vous sera facile d’aller où il vous plaira.
Avec la richesse, vous, le savez, on peut se procurer partout des jouissances à satiété. En Angleterre, vous serez un milord ; en Russie, vous serez un boyard ; une excellence en Italie, un pacha en Orient, un nabab dans l’Inde, un mandarin en Chine. Si vous n’êtes pas content avec cela, permettez-moi de vous dire que vous êtes difficile. – Réussissons d’abord, et nous verrons ensuite, dit Sosthène d’une voix creuse. Ces paroles furent suivies d’un assez long silence.
José Basco, ayant allumé un cigare, se leva pour s’en aller. Il allait ouvrir la porte lorsque Sosthène lui dit vivement :
– Attendez !
– Et bien ? l’interrogea José en se retournant.
– J’ai entendu du bruit à la porte du jardin.
Tous deux prêtèrent l’oreille. Ils entendirent distinctement des pas résonner sur le sol.
– C’est lui, dit Sosthène.
– Enfin, murmura le Portugais.
Presque aussitôt les pas retentirent dans l’escalier, puis la porte de la chambre s’ouvrit brusquement et Des Grolles parut.
Deux exclamations l’accueillirent. Ensuite, du regard, ses deux associés l’interrogèrent.
– D’abord, dit Des Grolles d’un ton farouche, y a-t-il à boire, ici ? J’ai soif.
– Que veux-tu ? Du vin, de l’eau-de-vie, de l’absinthe ?
– D’abord du vin, une bouteille pleine, je boirai après l’eau-de-vie et l’absinthe.
– Ah ! çà, est-ce que l’ami Des Grolles veut se griser ? fit José.
– Pourquoi pas ? Oui, je veux boire, je veux boire, répondit Des Grolles, en promenant autour de lui son regard plein de lueurs sombres.
Sosthène s’était empressé de mettre sur la table une bouteille et un verre. Des Grolles vida trois fois de suite son verre rempli jusqu’au bord. Cela fait, il respira bruyamment et se laissa tomber lourdement sur un siège.
– Je crois, vraiment, qu’il est déjà ivre ! dit José.
– Ivre, moi ! répliqua Des Grolles. Il me faudrait pour cela boire un tonneau.
– Si tu as encore soif, bois, et dis-nous ce que tu as fait ; nous avons hâte de le savoir.
– Eh bien, j’ai fait ce qu’il fallait faire, répondit Des Grolles.
– Ainsi, vous avez réussi ? demanda José avec anxiété.
– Oui.
– Et vous voilà, bravo… Tout marche à souhait ; la partie est à moitié gagnée ! Voyons, ami Des Grolles, racontez-nous ce qui s’est passé ; vous devez comprendre que cela nous intéresse.
– Les renseignements que vous m’avez donnés, José, étaient parfaitement exacts. Comment diable avez-vous pu être si bien instruit ?
– Qu’importe ?
– C’est à croire que vous êtes allé vous renseigner dans le pays.
– Peut-être…
– Sans cela vous n’auriez pu savoir que le marquis ne passait jamais près de la maison du garde sans s’y arrêter. Eh bien, la chose s’est faite comme vous l’aviez prévu ?
– Hier, aujourd’hui ?
– Ce matin. Hier et avant-hier, pas possible. Je n’étais pas à plus de vingt-cinq ou trente pas de lui, je l’ai mis en joue, j’ai pressé la détente, le coup est parti et il est tombé !
– Mort sur le coup ?
– Parbleu sa tête était au bout de mon fusil.
– On a dû entendre la détonation ?
– Je ne sais pas. Les autres étaient loin de là, et les chiens, dans le bois, faisaient un vacarme d’enfer.
Du reste, vous pensez bien que je ne me suis pas amusé à attendre ce qui allait arriver. J’ai filé à travers le taillis.
– Vous n’avez pas été poursuivi ?
– Je ne le crois pas.
– Alors personne ne vous a vu ?
– J’en suis persuadé. Naturellement je ne suis pas allé me jeter bêtement dans la gueule du loup. Sachant par les aboiements des chiens de quel côté se dirigeait la chasse, je m’éloignai dans la direction opposée. J’eus la chance de ne rencontrer personne. Le hasard me fit passer près d’une mare, un abreuvoir pour les cerfs et les chevreuils ; mon fusil ne m’étant plus utile et pouvant être, au contraire, un objet compromettant, je le jetai dans la mare ; j’en fis autant de ma blouse, après l’avoir enroulée autour d’une lourde pierre.
Un quart d’heure après, je me trouvais sur la lisière de la forêt ; je m’arrêtai un instant pour respirer et me reposer. Quelques paysans travaillaient dans les champs. J’hésitais à sortir du bois, mais sentant qu’il était urgent de m’éloigner du pays au plus vite, je m’élançai bravement à travers les terres labourées. Bientôt, je me trouvai entre deux haies, sur un chemin rural. Le soleil, que j’interrogeai, m’indiqua la direction que je devais prendre, et je me remis en route, marchant très vite. Bref, j’arrivai à temps à la petite gare de Nanteuil pour pouvoir prendre le train de midi.
J’étais assez tranquille, mais non complètement rassuré. Si un train marche rapidement, le télégraphe est plus rapide encore. Mais je ne vous dirai pas quelles étaient mes frayeurs chaque fois que j’apercevais, devant une gare, le feutre d’un gendarme.
Comme il ne faut jamais négliger aucune mesure de prudence, j’avais pris mon billet pour Bondy. Je descendis à cette gare, sans être inquiété, et je continuai ma route à pied. Mais je m’arrêtai à Pantin. J’avais si mal vécu pendant ces trois jours que je sentais le besoin de me réconforter. J’entrai chez un traiteur où je me fis servir un dîner, non pas succulent, mais copieux. Et voilà toute l’histoire.
– Allons, tout va bien, dit José. De nos jours, on ne fait plus de pacte avec le diable ; mais il y a sûrement un démon qui nous protège.
– Maintenant, Sosthène, reprit Des Grolles, versez-moi de l’absinthe. Voyez-vous, continua-t-il, en reprenant son air farouche, je viens de faire une besogne terrible, j’ai besoin de m’étourdir.
– Veux-tu encore un verre de vin ?
– Non, non, plus de vin ; c’est rouge, cela ressemble à du sang. Sosthène, je t’ai dit de l’absinthe, entends-tu ?
– Eh bien, c’est de l’absinthe que je viens de verser dans ton verre.
– Ça, ça de l’absinthe ?
– Tu le vois bien.
Des Grolles passa à plusieurs reprises ses mains sur ses yeux. Soudain il bondit sur ses jambes et regarda autour de lui avec une sorte d’épouvante.
– Mais qu’ai-je donc dans les yeux ! s’écria-t-il ; tout ce que je vois est rouge, rouge !
Le Portugais haussa les épaules.
– Quand vous toucherez votre part des millions du marquis, dit-il, les objets changeront de couleur ; alors vous verrez jaune.