VII
Le legs de la duchesseUn matin, au retour d’une promenade à cheval qu’il faisait presque tous les jours aux environs de Coulange, Eugène trouva le marquis qui l’attendait dans la cour du château. Il sauta lestement à terre, mit la bride du cheval dans la main d’un domestique et s’avança vers M. de Coulange.
– Es-tu content de ta promenade ? lui demanda le marquis.
– Enchanté, mon père ; j’éprouve toujours le même plaisir à courir à travers notre belle campagne, et je ne me lasse point de voir les mêmes paysages. Il est vrai qu’ils sont admirables.
– D’ailleurs, reprit le marquis, se lever de bonne heure est hygiénique ; courir à cheval pendant une heure ou deux est aussi une excellente chose.
– En effet, mon père, je sens que l’exercice du cheval me fait beaucoup de bien.
– Tu as un peu trop travaillé, mon cher enfant ; je ne te le cache pas, dans ces dernières années ta santé m’a causé d’assez vives inquiétudes.
– Oh ! cher père, fit le jeune homme avec émotion.
– Mais, maintenant, continua le marquis avec un doux sourire, je suis complètement rassuré. Je constate avec joie le développement de tes forces physiques. Tes yeux n’ont plus cet éclat fiévreux causé par le travail trop assidu ; tes joues s’arrondissent et, peu à peu, les fraîches couleurs de la santé chassent la pâleur de ton visage.
Le comte de Coulange était un fort joli garçon. Grand, élancé, il était peut-être un peu fluet ; mais il avait la taille élégante et bien prise. La coupe de sa figure était correcte, ses traits réguliers et beaux. Il avait les cheveux noirs, fins et épais, les sourcils bien marqués, le front haut et large et légèrement bombé de l’homme intelligent, de grands yeux noirs au regard profond, sympathique et doux, la bouche spirituelle. Une moustache naissante ombrageait sa lèvre supérieure.
Chose singulière, il y avait certains points de ressemblance parfaite entre M. de Coulange et le fils de Gabrielle Liénard. Eugène avait le grand air du marquis et ses manières d’une distinction exquise. C’était, dans le regard, la même expression, les mêmes mouvements de physionomie, le même sourire plein de bonté, et, chose plus extraordinaire encore, le même timbre de voix.
La marquise avait fait cette remarque depuis longtemps, et elle en avait souvent parlé à Gabrielle comme d’une chose merveilleuse.
– Viens par ici, dit le marquis au jeune homme, en lui prenant le bras, je désire causer un instant avec toi.
Le soleil commençait à faire sentir sa chaleur. Ils allèrent s’asseoir sur un banc rustique à l’ombre d’un bouquet de sumacs.
– Mon cher fils, dit le marquis, c’est aujourd’hui le 20 août, anniversaire de ta naissance.
– C’est vrai, cher père.
– Tu viens d’entrer dans sa vingt et unième année, mon ami. Je ne veux pas te répéter encore que je suis content de toi, que tu m’as donné toutes les satisfactions que peut désirer le père le plus exigeant : sous ce rapport, tu m’as comblé. Aussi avons-nous le droit, ta mère et moi, d’être fiers de notre fils. Toi et ta sœur, vous êtes toutes nos joies et tout notre orgueil. Moi qui n’ai jamais eu aucune ambition, je suis devenu ambitieux pour toi ; oui, mon ami, je rêve pour toi les plus hautes destinées. Tu as un grand nom, tu auras un jour une grande fortune ; dès maintenant, tous les chemins te sont largement ouverts, ce que tu voudras être, tu le seras.
« Je te connais, c’est un sang généreux, un sang français qui coule dans tes veines et fait battre ton cœur. Tu n’oublieras jamais que noblesse oblige… Tu appartiens à ton pays, tu lui dois ton dévouement, et si tu veux t’élever, c’est par les services que ton intelligence et ta fortune te permettront de rendre à notre chère patrie. Tu t’es bien conduit pendant le siège de Paris, c’est un bon début. Tu as déjà le sentiment du devoir patriotique et le germe des hautes vertus de nos ancêtres est dans ton âme. Tu connais notre généalogie ; je t’ai souvent parlé de nos aïeux, de ceux surtout dont le sang a coulé pour la France, de ceux qui sont morts pour elle. Tous sont grands, parce que tous avaient l’amour du devoir et l’amour du bien. Pour être digne d’eux, mon fils, tu n’as qu’à marcher sur leurs traces et à suivre les exemples qu’ils t’ont donnés. Aujourd’hui, en France, les temps sont changés ; autrefois on se dévouait à son prince et, le plus souvent, on combattait, et l’on mourait pour un homme. Maintenant on se dévoue à son pays ; pour le bien de toutes les classes de la société, on lutte contre les passions, les fausses théories, l’esprit de réaction, les tendances funestes et certaines traditions, qui sont de vieux préjugés. C’est le combat du progrès et de l’intelligence. Aujourd’hui les vrais héros sont les champions de l’humanité ! – C’est vrai, mon père. Ah ! j’aime à vous entendre parler ainsi.
– Cependant je ne continue pas, répliqua le marquis en souriant, j’ai autre chose à te dire. Je t’ai parlé quelquefois de la duchesse de Chesnel-Tanguy. La duchesse était une grand-tante du côté de mon père, c’est-à-dire une Coulange. Elle est morte très âgée dans son vieux château des Pyrénées, à quelques lieues de Pau. Elle était immensément riche, et ce que tu ne sais peut-être pas, c’est que nous devons à la duchesse de Chesnel-Tanguy, dont j’étais l’unique héritier la plus importante partie de notre fortune.
Quinze jours avant sa mort, la duchesse avait éprouvé une grande joie en apprenant ta naissance. Elle craignait sans doute que le nom de Coulange ne disparût avec moi. Comme tu le vois, tu étais à peine au monde que la duchesse te voyait déjà porter dignement, avec honneur, le nom de nos ancêtres. Dans sa joie, elle voulut te donner, avant de mourir, un témoignage de son affection elle voulut te laisser un souvenir. Ayant peut-être le pressentiment de sa fin prochaine, elle appela aussitôt son notaire et lui fit ajouter un codicille à son testament. Par cette disposition codicillaire la duchesse de Chesnel-Tanguy t’a légué, pour en jouir dès que tu aurais accompli ta vingtième année : 1° le château et le domaine de Chesnel, au bord de l’Allier, lesquels valaient alors plus d’un million.
Le jeune homme ne put retenir une exclamation de surprise.
– Le domaine de Chesnel à beaucoup augmenté de valeur depuis que M. Morlot en est le régisseur, continua le marquis ; ce brave homme, qui a autant de probité que d’intelligence, y a apporté de nombreuses et excellentes améliorations et a su tirer parti de tout. Aujourd’hui Chesnel vaut certainement un million et demi. C’est donc un legs de trois millions que t’a fait la duchesse de Chesnel-Tanguy. L’acte codicillaire m’autorise à retenir le legs dans le cas où je te jugerais incapable d’entrer en possession ; mais il n’en est pas ainsi. Je dois donc, aujourd’hui que tu as vingt ans accomplis, exécuter la volonté de la duchesse. À partir de ce moment, le domaine de Chesnel t’appartient et tu en toucheras les revenus ; quant au capital de quinze cent mille francs, il est représenté par des titres de rentes sur l’État, des actions de chemins de fer et autres valeurs industrielles en dépôt à la Banque de France, dont tu toucheras également les arrérages. – Ma surprise est grande, mon père, et je suis profondément touché de ce que madame la duchesse de Chesnel-Tanguy a voulu faire pour moi ; j’en garderai le souvenir. Mais, mon père, je ne veux pas accepter.
– Pourquoi ?
– Je ne saurais que faire de cette fortune. Elle est mieux entre vos mains qu’elle le serait dans les miennes.
– C’est la volonté de la duchesse, répliqua le marquis en souriant.
– C’est vrai, mon père ; mais je suis trop jeune pour avoir une fortune aussi considérable.
– Va ! je te connais, et je suis certain d’avance que tu n’en feras pas un mauvais usage. D’ailleurs il me plaît que tu apprennes de bonne heure à administrer tes biens.
– Ainsi, mon père, vous le voulez absolument ?
– Oui.
– Alors, puis-je vous demander quelles sont vos intentions ? Quels changements y aura-t-il dans mon existence ?
– Tu auras ta maison.
– Mon père, répliqua vivement le jeune homme, je ne veux pas me séparer de vous.
– Sous ce rapport, répondit le marquis, tu peux te rassurer ; nous continuerons à vivre l’un près de l’autre. Me séparer de toi ! est-ce que je le pourrais ? je désire te donner une plus grande liberté, voilà tout. L’hôtel de Coulange est vaste, l’aile droite est inhabitée ; c’est là que tu auras ta maison, c’est-à-dire tes domestiques, ta voiture, tes chevaux. Comme tu le vois, nous ne serons pas séparés, et nous vivrons ensemble.
– S’il en est ainsi, je ne vois pas comment je pourrais dépenser mes revenus.
– Quand on ne les évite pas, les occasions de faire du bien ne manquent jamais. Tu suivras l’exemple de ta mère dont la charité est inépuisable. Les pauvres sont nombreux partout ; autant qu’ils le peuvent, ceux qui sont riches doivent venir en aide à ceux qui sont malheureux. Du reste, mon ami, tu auras le droit de faire des économies. De cette façon, quand tu te marieras, tu pourras offrir une magnifique corbeille à ta fiancée, sans avoir besoin de toucher à ton capital. – Oh ! nous avons le temps de penser à mon mariage. – Soit. Mais rien ne nous empêche d’en parler dès aujourd’hui. Je trouve que, de nos jours, les hommes attendent trop longtemps pour se marier.
– Probablement parce qu’ils ne rencontrent pas facilement la femme qui leur convient.
– Peut-être sont-ils trop difficiles. Mais tu n’auras pas, toi, cette excuse à invoquer, car il t’est permis de choisir parmi les plus belles et les plus nobles.
– Je le veux bien, cher père ; mais on ne choisit pas une femme comme un bijou qu’on achète. Avant tout il faut être aimé.
– Tu as tout ce qu’il faut pour cela.
– Je ne sais pas.
– Tu es riche, distingué, instruit ; tu as la jeunesse, la beauté, tu portes un grand nom, et tu as devant toi un magnifique avenir ; il me semble que ce sont là des avantages personnels sérieux, qui doivent te donner confiance.
– Certainement, mon père ; mais je ne veux pas trop compter sur eux.
– Pourquoi cela ?
– Par crainte de déceptions.
– Serais-tu déjà sceptique ?
– Non, mon père, car je tiens à vous ressembler, à être digne de vous.
– Alors tu es trop modeste.
– Vous ne devez pas vous en plaindre ; je suis votre élève, et vous m’avez appris à n’être ni présomptueux, ni orgueilleux. Si j’ai quelque mérite, je n’en connais pas encore la valeur. Du reste, en ce qui concerne le mariage, je ne suis point pressé de mettre à l’épreuve mes avantages personnels.
– Je ne vois pas de la même manière que toi. Veux-tu connaître ma pensée ? Eh bien, je voudrais que tu fusses marié dans un an, deux ans au plus tard.
Le jeune homme resta silencieux.
– Voyons, continua le marquis, n’as-tu pas déjà distingué ou fixé ton choix sur une de ces jeunes et charmantes jeunes filles que nous connaissons ?
– Mon père… balbutia le jeune homme.
– Réponds-moi franchement, comme à un ami.
– Eh bien, oui, mon père.
– Ainsi tu aimes cette jeune fille ?
– Oui, je l’aime.
– Le sait-elle ?
– Oh ! elle l’ignore, mon père.
– De sorte que tu ne sais pas si tu es aimé ?
Eugène répondit par un mouvement de tête. Les couleurs de ses joues s’étaient subitement effacées, et il tremblait légèrement.
– Comme te voilà ému ! reprit le marquis d’un ton affectueux. Allons, aie bon espoir ; si elle ne t’aime pas déjà, elle t’aimera, et cette aventure finira comme dans un roman par le mariage que je désire pour toi, un mariage d’amour. Maintenant, il me reste à te demander le nom de cette jeune fille.
– C’est la meilleure amie de ma sœur, mademoiselle Emmeline de Valcourt. Le marquis prit une des mains du jeune homme et, la serrant dans les siennes :
– Je ne veux pas te cacher ma satisfaction, dit-il ; non seulement j’approuve ton choix, mais tu as fait celui qui pouvait m’être le plus agréable. Tu peux aimer Emmeline, mon ami, elle sera ta femme ; tu n’as à redouter aucun empêchement. Comme moi, l’amiral désire ardemment ce mariage. Que te dirai-je encore ? Tu avais sept ans et Emmeline à peine trois ans lorsque le comte de Sisterne et moi nous vous avons fiancés.
À ce moment Maximilienne, sortant du château, accourut auprès de son père et de son frère. Elle avait un papier à la main.
– Tu as l’air bien joyeux, lui dit le marquis.
– Oui, cher père, je suis contente, répondit-elle.
– Quelle est la cause d’une si grande joie ?
– Cette lettre, que je viens de recevoir.
– De qui est-elle ?
– De ma bonne amie Emmeline de Valcourt. Tenez, cher père, lisez ; vous verrez qu’Emmeline n’est pas moins joyeuse que moi ; l’une et l’autre nous avons hâte de nous revoir. Elle arrive après-demain, quel bonheur !… Si madame de Valcourt avait écouté Emmeline, il y a déjà quinze jours qu’elles seraient à Coulange.
Cher père, il faudra gronder madame de Valcourt.
– Je te le promets.
Le marquis lisait, souriant.
– Il n’y a rien pour toi dans la lettre, reprit Maximilienne, en s’adressant à son frère ; cela se comprend : depuis quelque temps tu es si peu aimable avec Emmeline.
– Tu es bien sévère avec moi, répliqua le jeune homme avec, tristesse.
– Oui, monsieur, parce que vous le méritez. Vous pensez trop à votre algèbre, vos équations et je ne sais quoi encore. Mais j’espère bien que vous saurez vous faire pardonner. En attendant, continua-t-elle en lui tendant ses joues, embrasse-moi.
– Et moi ? fit le marquis.
– Voici mon b****r du matin. Maintenant je vous quitte pour aller embrasser maman.
Et légère comme un oiseau, la gracieuse jeune fille partit en courant.
– Tu es sombre, dit le marquis à son fils, à quoi penses-tu ? – Au reproche que m’a fait ma sœur.
– Ce qu’elle t’a dit prouve qu’elle ne soupçonne pas la vérité. J’ai lu la lettre de mademoiselle de Valcourt ; elle est très affectueuse, cette lettre. Mademoiselle Emmeline ne parle pas de toi, c’est vrai, bien qu’elle, sache que tu es ici. Pourquoi se montre-t-elle aussi réservée ? Veux-tu savoir quelle est mon impression ? Eh bien, pour qui sait lire entre les lignes, il est facile de deviner que la charmante Emmeline ne dit pas tout ce qu’elle voudrait dire. Et le grand nombre de baisers qu’elle envoie à Maximilienne permet de supposer qu’il y en a au moins un pour toi.
Allons, mon fils, quitte cet air triste et sois joyeux comme ta sœur. Va, je ne crois pas me tromper en te disant que tu n’as plus beaucoup à faire pour être aimé.