VI
L’InstitutriceLa marquise de Coulange avait dit à Gabrielle Liénard :
« Votre fils aura deux mères pour l’aimer et veiller sur son bonheur. »
La marquise de Coulange avait grandement tenu sa promesse, et Gabrielle put se demander souvent si la tendresse de la marquise pour son fils n’était pas au moins égale à la sienne. Elle lui prouva sa reconnaissance en donnant de son côté, à Maximilienne, une large part de son amour maternel. Pour celle-ci même son affection était plus démonstrative et paraissait plus ardente. Obligée de s’observer sans cesse, quand son cœur débordait de tendresse, c’est pour Maximilienne qu’étaient ces caresses, sur elle que pleuvaient ses baisers.
Si heureuse qu’elle fût d’être près de son fils, de le voir, de l’entendre, de pouvoir lui parler, sa situation n’en était pas moins pénible ; il lui fallait une grande force de volonté pour ne pas sortir de son rôle. Elle devait imposer silence à son cœur, le violenter, se priver d’embrasser Eugène pour ne pas provoquer certains étonnements.
Souvent, quand il lui aurait été si doux de le prendre dans ses bras et de le serrer sur son cœur palpitant, elle était forcée de s’éloigner de lui brusquement. Elle se réfugiait dans sa chambre ou allait se cacher quelque part pour verser des larmes. Alors elle éprouvait une véritable douleur. C’est à la suite de ces crises que Maximilienne recevait ses plus tendres caresses, ses plus chauds baisers. L’amour dont son cœur était embrasé faisait explosion. C’est ainsi qu’elle donnait satisfaction à ses élans passionnés et parvenait à retrouver le calme.
Parfois, cependant, quand elle se trouvait avec son fils et qu’elle n’avait à redouter aucun regard indiscret, elle se dédommageait de la contrainte que, trop souvent, elle était forcée de s’imposer. C’était un moment de délicieuse ivresse. Elle le dévorait de baisers. L’enveloppant de son regard ravi, elle le contemplait longuement, dans une sorte d’extase.
– Il était bien petit quand on me l’a volé, pensait-elle, aujourd’hui comme il est grand, comme il est beau !
De nouveau elle l’attirait contre elle, le serrait dans ses bras frémissants et, en même temps, couvrait de baisers ses cheveux, son front, ses joues et ses yeux. Il semblait qu’elle voulût profiter de ce moment si rare pour faire une grosse provision de joies.
– Madame Louise, lui disait Eugène, vous m’aimez toujours, n’est-ce-pas ? vous m’aimez autant que Maximilienne ?
– Oui mon cher trésor, je vous aime, je t’aime toujours, répondait-elle. – Ah ! tu ne sais pas, tu ne sauras jamais ce qu’il y a dans mon cœur de tendresse et d’amour pour toi ! Va je t’aime plus que tout au monde, plus que ma vie.
Dans certains moments d’abandon, elle le tutoyait. C’était une joie pour elle. Elle n’avait pas la force de se la refuser.
– Moi, madame Louise, reprenait Eugène, je vous aime beaucoup aussi, oui, beaucoup.
– Voyons, comment m’aimes-tu ? m’aimes-tu autant que madame la marquise, ta maman ?
La question était au moins imprudente.
– Je ne sais pas, répondait l’enfant ; mais Maximilienne et moi nous vous aimons bien toutes les deux ; vous êtes nos deux mères.
Adorable réponse ! Gabrielle pouvait à peine contenir ses transports. Elle sentait dans son cœur comme une rosée céleste. C’était une joie infinie. Elle reprenait son fils dans ses bras et l’embrassait encore avec délire. Elle riait et pleurait tout à la fois. Mais dans ses larmes et dans son sourire il y avait l’indicible ivresse du bonheur.
En très peu de temps elle était devenue une institutrice modèle. Bien qu’elle fût déjà très instruite, elle ne savait peut-être pas assez ; mais avec les livres qu’elle avait à sa disposition, elle allait pouvoir compléter son instruction, afin qu’on ne fût pas obligé plus tard de donner une maîtresse à Maximilienne. Du reste, elle avait ces grandes qualités que l’institutrice ne possède pas toujours : le dévouement, la sollicitude, la douceur et la patience.
Les premières études sont toujours arides et pénibles pour l’enfance. Gabrielle s’y prit de façon à les rendre attrayantes pour Maximilienne. C’est ainsi que le travail ne fut plus une fatigue, mais un plaisir pour l’élève. Aussi fit-elle des progrès rapides. Il est vrai que Maximilienne adorait sa maîtresse et que les heures des leçons étaient toujours attendues et désirées. Elle eût été désolée de causer la moindre peine à sa bonne amie. À sa douceur, elle répondait par la docilité et à sa patience par un redoublement d’attention. Une parole de tendresse ou un b****r sur son front lui aidait à vaincre les plus grosses difficultés. L’institutrice put s’apercevoir souvent qu’une caresse, encourageant les efforts de son élève, avait plus d’éloquence qu’un long raisonnement pédagogique.
Le marquis avait pour Gabrielle beaucoup de déférence. Reconnaissant des soins qu’il donnait à sa fille, il lui témoignait en toute circonstance une sincère amitié. Il ne la considérait pas seulement comme une institutrice, mais comme un membre de sa famille.
Il se disait :
– Cette jeune femme a en elle je ne sais quoi qui force à l’aimer. Si elle nous quittait, ce serait un véritable deuil. Mes enfants, ma femme, mes serviteurs, tout le monde l’aime.
Eugène de Coulange.Si l’affection que sa femme avait pour l’institutrice pouvait lui paraître exagérée, bizarre il ne songeait pas à s’en étonner.
– Ma chère Mathilde, disait-il souvent à la marquise, je ne saurais trop te féliciter de nous avoir donné madame Louise. Nous aurions cherché longtemps et peut-être n’aurions-nous point trouvé une personne aussi parfaite. C’est une perle, un véritable trésor que tu as découvert.
– C’est notre fils, c’est Eugène qui a fait cette découverte, répondait la marquise.
– Comme nous l’avons dit, Gabrielle s’observait constamment. Devant le marquis, les domestiques et les amis de la maison, elle n’était pas autre chose que l’institutrice de Maximilienne et savait se tenir à une distance respectueuse de la marquise. Rien dans ses paroles et son attitude ne pouvait faire soupçonner le lien étroit qui les unissait.
Mais quand elles étaient ensemble, seules, leurs cœurs s’ouvraient aux plus doux épanchements. Elles parlaient de l’avenir et formaient de beaux projets pour le bonheur des enfants. Entre elles, alors, régnait l’intimité la plus complète. Elles ne se cachaient rien ; elles se disaient leurs pensées les plus intimes. Elles étaient véritablement comme deux sœurs.
La marquise retombait souvent dans ses inquiétudes, Gabrielle le devinait à sa tristesse, à son abattement, et elle employait toute l’éloquence de son cœur à la rassurer.
Plus d’une fois Gabrielle eut à sécher sous ses baisers les larmes de la marquise.
Dans leurs causeries intimes, la marquise employait le tu familier ; elle élevait ainsi Gabrielle jusqu’à elle. Dans l’amitié, il n’y a ni fortune ni rang, on est égaux.
C’est dans la chambre de Gabrielle que les deux mères causaient le plus souvent. Elles pouvaient s’y enfermer et avaient moins à craindre d’être dérangées. La marquise laissait rarement passer un jour sans venir trouver sa chère Gabrielle. Pour toutes deux c’était une heure délicieuse. Leur causerie du jour était bien un peu la même que celle de la veille, mais elles ne se lassaient jamais de se dire les mêmes choses. Et puis c’était déjà un bonheur de se voir et de se trouver ensemble.
– Oh ! oui, se disait la marquise, Gabrielle est à la fois une amie et une sœur pour moi.
Maintenant la santé de Gabrielle ne laissait rien à désirer. Son corps avait repris peu à peu sa souplesse et ses formes gracieuses. Ses joues creuses s’étaient arrondies, et ses yeux ne brillaient pas comme autrefois d’un éclat singulier. Son visage n’avait plus cette rigidité et cette pâleur mate, étrange, qui lui avait fait donner le surnom de Figure-de-cire. Ses traits étaient animés, ses joues s’estompaient de rose, et sur ses lèvres plus colorées se montrait sans effort un sourire doux et mélancolique. C’était, en même temps que la santé, une partie de sa beauté qui lui était rendue.
– Ma chère Gabrielle, lui dit un jour la marquise, je ne sais pas si tu t’en aperçois, mais tu n’es plus reconnaissable ; c’est un changement merveilleux, une vraie transformation.
– C’est une résurrection, répondit-elle avec son doux sourire.
Les mois, les années s’écoulaient. Les enfants grandissaient. Eugène entrait dans ses quatorze ans. Depuis deux ans il était élève externe au lycée Louis-le-Grand. Le marquis avait été son premier maître. Il apprenait avec une facilité surprenante. Dévoré du désir de savoir et voulant donner au marquis toutes les satisfactions qu’il attendait de lui, il était déjà très avancé dans ses études. Doué d’une intelligence extraordinaire, plein d’ardeur pour le travail et très studieux, ses progrès tenaient du prodige, et ses professeurs étaient émerveillés de ses aptitudes. Le marquis décida qu’il entrerait au lycée comme interne. – Pourquoi prends-tu cette grave résolution ? lui demanda la marquise. Eugène a-t-il besoin d’émulation ? N’es-tu pas content de son travail ?
– Très content, au contraire, je puis même dire que je suis satisfait au-delà de ce que je pouvais espérer. Eugène ne nous a jamais quittés, et cela me coûte beaucoup de me séparer de lui ; mais c’est un sacrifice nécessaire. On doit aimer ses enfants pour eux et non pour soi. Il est bon que notre fils vive plus intimement avec ses condisciples ; c’est dans mes idées sur l’éducation qu’on doit donner aux jeunes gens qui, plus tard, seront des hommes. C’est au milieu des camarades de l’école qu’on commence l’apprentissage de la vie.
Le marquis était trop fidèle à ses principes pour revenir jamais sur une de ses décisions.
Eugène devint donc élève interne du lycée Louis-le-Grand.
Le jour où il quitta la maison, il n’oublia pas d’aller embrasser madame Louise. Celle-ci lui dit tristement :
– Monsieur le marquis fonde sur vous de grandes espérances, et il sait que vous justifierez la confiance qu’il a mise en vous. Vous allez être obligé de travailler beaucoup, de vous donner entièrement à vos études, et je n’aurai plus que bien rarement le bonheur de vous voir. Ah ! monsieur Eugène, pensez à moi quelquefois, ne m’oubliez pas ! Vous n’êtes déjà plus un enfant, dans quelques années vous serez un homme ; eh bien, j’ai peur qu’alors vous ne m’aimiez plus.
– Madame Louise, répondit Eugène d’un ton grave, je garde et je garderai dans mon cœur les doux souvenirs de mon enfance ; je ne cesserai jamais de vous aimer comme une seconde mère, et toujours, toujours vous serez ma bonne amie.
Ces bonnes paroles avaient pénétré comme un baume dans le cœur de Gabrielle. Pourtant, le soir, madame de Coulange la trouva pleurant à chaudes larmes.
– Pourquoi pleures-tu ? lui dit la marquise. Parce que nous me le verrons pas tous les jours. Mais il n’est pas bien loin de nous, et il aura souvent des jours de congé et de vacances. La séparation ne sera réelle qu’au mois de mai, quand nous quitterons Paris pour aller à Coulange. Mais les grandes vacances arriveront et pendant deux mois nous l’aurons entièrement à nous. Allons, console-toi, c’est pour ton cœur une bien petite épreuve à côtés des autres.
Gabrielle laissa échapper un sourire.
– C’est vrai, répondit-elle, je dois être forte et ne plus avoir de ces défaillances.
Et elle essuya ses yeux.
À partir de ce moment Gabrielle eut un redoublement de tendresse pour Maximilienne, et l’institutrice se voua plus complètement encore à l’éducation de son élève.
Les deux mères continuaient à vivre l’une près de l’autre dans une tranquillité aussi parfaite que possible.
Cette tranquillité fut troublée tout à coup par une lettre que reçut le marquis.
On était au mois d’août. Le jeune lycéen, qui avait obtenu cinq premiers prix, était en vacances depuis huit jours.
– Ma chère Mathilde, dit un matin le marquis à sa femme, mon ami, le comte de Sisterne vient de m’écrire.
– Ah ! où est-il en ce moment ?
– À Paris.
La marquise tressaillit et eut de la peine à cacher son trouble.
– Ah ! il est à Paris ! fit-elle.
– Oui, et il m’annonce que, pour tenir la promesse qu’il nous a faite il y a des années, il va venir passer quinze jours à Coulange.
La marquise eut besoin de toutes ses forces pour contenir son émotion.
– Eh bien, mon ami, dit-elle, le comte de Sisterne sera le bienvenu.
– Je vais lui écrire pour lui dire que nous l’attendons et pour lui adresser nos vives félicitations ; car, – je suis heureux de te l’apprendre, – il vient d’être promu au grade de contre-amiral.
– Oui, oui, dit la marquise préoccupée, je joins mes félicitations aux tiennes.
Elle pensait au grand danger qui la menaçait et cherchait dans sa tête la possibilité de le conjurer.
Depuis sept ans, le comte de Sisterne n’avait vu que deux fois le marquis et la marquise. C’était à Paris, il ne faisait que passer, et il ne leur avait donné chaque fois que quelques heures. Gabrielle avait pu éviter facilement de se trouver en sa présence.
Mais il allait venir à Coulange, et son séjour au château serait de deux semaines. Il était impossible que Gabrielle pût se tenir cachée pendant ces quinze jours sans faire naître dans l’esprit du marquis des soupçons étranges, lesquels pouvaient amener de terribles complications. Mais ces complications redoutables allaient naître également aussitôt que le comte de Sisterne aurait reconnu Gabrielle Liénard dans madame Louise, l’institutrice de Maximilienne.
D’une manière ou de l’autre le péril était extrême.
– Que faire ? se demandait la marquise épouvantée.
Soudain l’idée lui vint d’éloigner Gabrielle.
– À propos, dit-elle au marquis, j’ai oublié de te dire hier que madame Louise m’a demandé un congé.
– Un congé, pourquoi ? demanda M. de Coulange.
– Elle désire aller passer quelques jours près de son amie, madame Morlot. C’est un plaisir que je n’ai pu lui refuser. C’est la première fois qu’elle quittera Maximilienne depuis qu’elle a été confiée à ses soins.
– C’est vrai, dit le marquis. Quel jour a-t-elle l’intention de partir ?
– Demain.
– Quand reviendra-t-elle ?
– Dans quinze jours ou trois semaines. Je n’ai pas le droit d’être exigeante avec madame Louise.
Resté seul, le marquis devint rêveur.
Il se rappelait les confidences que le comte de Sisterne lui avait faites le jour où, ayant rencontré madame Louise sur le chemin au bord de la Marne, il avait cru reconnaître une jeune fille qu’il avait aimée, séduite, et dont il gardait dans son cœur le souvenir ineffaçable. Il avait été le témoin de la scène au bord de l’eau, et il la retrouvait gravée dans sa mémoire.
– C’est singulier, se dit-il, ce départ de madame Louise me fait l’effet d’être une fuite protégée par la marquise.
Sur ce point, M. de Coulange devinait la vérité.
– Si madame Louise est réellement la personne dont m’a parlé de Sisterne, reprit-il, continuant à réfléchir, elle ne veut pas que le comte la reconnaisse ; cela est hors de doute. Elle a certainement ses raisons pour cela. Or, quelles qu’elles soient, ces raisons, il me paraît certain qu’elles sont approuvées par la marquise, qui n’est pas sans avoir reçu les confidences de madame Louise.
Ah çà ! fit-il avec un mouvement brusque de la tête et des épaules, je ne sais pas pourquoi, vraiment, je m’occupe de choses qui ne me regardent point. Je n’ai pas le droit de surprendre les secrets de madame Louise, et il ne m’appartient pas de juger sa conduite. C’est une personne très sensée, incapable d’agir sans avoir sérieusement réfléchi, et dont tous les actes sont dictés par une grande sagesse.
Le marquis trouva que son raisonnement était bon. Alors il prit une plume pour écrire à son ami le comte de Sisterne que la marquise et lui l’attendaient et se faisaient une fête de le recevoir à Coulange.
Aussitôt après avoir quitté son mari, la marquise courut trouver Gabrielle.
– Le comte de Sisterne est à Paris, lui dit-elle. Gabrielle devint très pâle.
– Mon mari a reçu une lettre de lui ce matin, continua la marquise ; il va venir passer quinze jours à Coulange.
– Quand arrive-t-il ? demanda Gabrielle d’une voix qui trahissait une violente émotion.
– Dans deux ou trois jours.
– Nous devions nous attendre à cela. Hélas ! nous nous trouverons plus d’une fois en face de ce danger. Il faut l’éviter à tout prix, il s’agit de notre bonheur à tous.
Il y eut un moment de silence. Gabrielle reprit :
– Il ne faut pas que le comte de Sisterne me voie, il faut que je ne sois plus ici quand il arrivera ; oui, je dois partir.
– La même pensée m’est venue, répliqua la marquise, et, avant de vous avoir consultée, j’ai prévenu mon mari que, sur votre demande, je vous avais autorisée à aller passer quelque temps près de madame Morlot.
– Qu’a-t-il répondu ?
– Il a compris que je ne pouvais vous refuser quinze jours ou trois semaines de congé.
Gabrielle soupira.
– Depuis quelques jours j’étais si heureuse ! dit-elle ; il fallait que ma joie fût troublée. Les vacances ne sont que de deux mois, et pendant plus de quinze jours je vais être éloignée de notre fils !
Elle essuya deux grosses larmes qui roulaient dans ses yeux.
– Pauvre amie ! murmura la marquise, en lui serrant la main.
Le lendemain, dans la matinée, Gabrielle partit pour le château de Chesnel, dont l’ancien inspecteur de police Morlot était l’intendant.
Malgré les vives instances du marquis, qui aurait voulu le garder plus longtemps, le comte de Sisterne ne resta que quinze jours à Coulange.
Le jour même de son départ, la marquise écrivit à Gabrielle ces quelques mots :
« Le comte de Sisterne nous a quittés ce matin ; vous pouvez revenir. »
Deux jours après, Gabrielle rentrait au château de Coulange.
– Eh bien, que s’est-il passé ? demanda-t-elle à la marquise.
– Rien qui soit de nature à nous inquiéter.
– Les enfants n’ont point parlé de moi ?
– Je le leur avais recommandé.
– Et monsieur le marquis ?
– Il a aussi gardé le silence. Mais je ne veux rien vous cacher, Gabrielle : par quelques paroles qui sont échappées à mon mari, j’ai compris qu’il connaissait le secret de M. de Sisterne. Le jour où vous vous êtes trouvée en présence du comte, au bord de la rivière, mon mari était là ; il a certainement remarqué votre surprise, votre embarras, et en même temps l’émotion et le trouble de son ami. Eh bien, j’en suis sûre, le marquis a deviné que vous n’êtes pas étrangère au comte de Sisterne.
– Oh ! fit Gabrielle avec effroi.
– Ne vous effrayez pas, reprit la marquise, mon mari est trop discret, il a les sentiments trop délicats pour prononcer seulement un mot qui puisse vous faire soupçonner qu’il sait la vérité. Il n’a point parlé de vous à M. de Sisterne parce qu’il a craint de toucher à de douloureux souvenirs ; s’il sait réellement que vous êtes Gabrielle Liénard, il a dû comprendre que vous ne voulez pas que le comte vous reconnaisse ; dans ce cas nous pouvons être tranquilles, il ne vous trahira pas.
– Oh ! mon Dieu ! s’écria Gabrielle s’il allait deviner !…
– Ce serait épouvantable ; mais ce malheur n’est pas à craindre. Elles restèrent un moment silencieuses.
– J’ai oublié de vous dire que M. de Sisterne avait un nouveau grade, reprit la marquise ; il a été nommé récemment contre-amiral.
– Il devrait se marier, dit Gabrielle.
– Le comte de Sisterne restera célibataire ; il n’a point oublié la jeune fille qu’il a trompée et ne peut se consoler de l’avoir perdue. Pour rester fidèle à son souvenir, il a sans doute juré de ne plus aimer et de ne jamais se marier. Ah ! ma chère Gabrielle, tu nous as tout sacrifié… Aujourd’hui encore tu pourrais devenir comtesse de Sisterne.
Gabrielle eut un sourire singulier. Puis, secouant la tête, elle répondit :
– Depuis le jour où je l’ai mis au monde, ma vie tout entière appartient à mon enfant. Je ne vis que par lui et je ne dois vivre que pour lui seul !
De nouvelles années s’écoulèrent.
Eugène de Coulange avait achevé brillamment ses études universitaires, en se faisant donner les diplômes de bachelier ès lettres et bachelier ès sciences.
Certes, le marquis avait déjà le droit d’être fier de celui qu’il croyait son fils et qui portait son nom.
– Mon cher enfant, dit-il au jeune bachelier, depuis longtemps tu connais mes intentions : ici-bas chacun a sa tâche, des devoirs à remplir envers soi-même et envers les autres ; la fortune ne saurait dispenser l’homme du travail, et il faut que tu prennes une place au milieu du grand mouvement intellectuel et industriel ; tu dois, dès maintenant, te demander de quelle manière tu pourras être utile à ton pays.
« Voyons, que veux-tu être ?
– Mon père, je ne le sais pas encore, répondit Eugène, je n’ai pas en moi une assez grande confiance pour oser me prononcer déjà. En attendant, je désire entrer à l’École polytechnique.
Peu de temps après, il était élève de cette école créée en 1794 par la Convention nationale, laquelle est encore aujourd’hui sans rivale en Europe.
Après avoir subi l’examen des cours de la seconde année, il fut classé un des premiers sur la liste de sortie.
Il n’avait pas encore dix-neuf ans. Le marquis lui demanda de nouveau :
– Que veux-tu être ?
– Ingénieur des mines, répondit-il sans hésiter.
– C’est bien, approuva le marquis.
Les cours de l’École d’application des mines sont de trois ans, au moins. Le jeune homme ne fut pas effrayé de ces trois autres années d’études spéciales. On est généralement modeste quand on a un mérite réel ; Eugène était de ceux qui pensent qu’on ne sait jamais assez et qu’on doit toujours apprendre.
Il devint donc élève ingénieur de l’École des mines.
Pendant ce temps, Maximilienne avait achevé son éducation et complété son instruction.
Gracieuse et jolie, distinguée, intelligente et instruite, Maximilienne était une jeune fille accomplie. Dans la douceur de son regard, le timbre de sa voix et l’exquise bonté de son sourire, il y avait un charme inexprimable. Tout le monde l’aimait. Sans le vouloir, elle se faisait admirer ; les plus indifférents la trouvaient adorable.
Gabrielle avait dit à la marquise
– Je n’ai plus rien à enseigner à Maximilienne ; vous me l’aviez confiée, je vous la rends ; maintenant elle va être toute à vous. Je m’étais chargée d’une tâche qui pouvait être difficile et pénible, elle a été facile et agréable. J’ai fait de mon mieux pour répondre à ce que vous attendiez de moi et justifier la confiance de M. le marquis.
À cela la marquise répondit simplement :
– Vous avez été pour ma fille une véritable mère.
Puis elles s’étaient embrassées avec effusion.
Alors Gabrielle manifesta l’intention de quitter la maison de Coulange. Mais la marquise s’y opposa d’une façon absolue. De son côté, le marquis dit à Gabrielle :
– Vous êtes de notre famille, vous nous appartenez, nous vous gardons ; mais nous n’entendons point vous priver de votre liberté, vous serez complètement indépendante.
Gabrielle resta.
Comme par le passé, elle eut sa chambre à l’hôtel de Coulange et au château ; mais elle demeurait constamment à Coulange. Elle aimait la solitude, son isolement pendant six mois lui plaisait. Elle avait compris qu’elle devait comprimer les élans de son amour maternel. Imposant de nouveau silence à son cœur, elle s’était résignée à vivre éloignée de son fils. Mais la marquise lui écrivait souvent et lui donnait toujours des nouvelles d’Eugène. Le jeune homme ne l’oubliait point ; il lui écrivait aussi quelquefois. Les lettres qu’elle recevait de Paris venaient égayer sa solitude. Elle les conservait pour les relire vingt fois. C’était son bonheur, toutes ses joies. Elle ne recevait pas une lettre de son fils sans la porter plusieurs fois à ses lèvres avant de la lire.
De retour de sa promenade, Eugène trouva le marquis qui l’attendait dans la cour.– Ses yeux se sont fixés sur ce papier, c’est sa main qui a tracé ces lignes, pensait-elle.
Et, en approchant le papier de ses lèvres, il lui semblait qu’elle embrassait son fils lui-même.
Cependant Gabrielle trouvait qu’ils étaient longs, bien longs, ces six mois pendant lesquels la famille de Coulange demeurait à Paris. Quand elle ne pouvait plus résister au désir de voir son fils, elle se décidait tout à coup à faire le voyage à Paris. Mais rarement elle restait plus d’un jour ou deux à l’hôtel de Coulange. Dès qu’elle avait vu Eugène et embrassé Maximilienne, elle était contente et, presque joyeuse, elle reprenait le chemin de sa retraite. D’ailleurs le séjour de Paris était dangereux pour elle, car maintenant le comte de Sisterne y demeurait et venait souvent à l’hôtel de Coulange.
La sœur du comte, madame de Valcourt, avait eu la douleur de perdre son mari, et l’amiral, qui n’avait plus à faire, comme autrefois, de longs voyages en mer, s’était définitivement fixé à Paris, près de sa sœur et de sa nièce Emmeline, qui était dans sa seizième année.
Or il y avait treize ans que Gabrielle Liénard, sous le nom de madame Louise, était entrée comme institutrice dans la maison de Coulange. Pendant ce temps, le plus parfait accord n’avait cessé d’exister entre elle et la marquise.
Les beaux jours d’été avaient ramené la famille de Coulange au château de Coulange, sa résidence toujours préférée.
On attendait madame de Valcourt et sa fille. L’amiral de Sisterne, chargé d’une mission importante par le ministre de la marine, ne devait venir les rejoindre que dans la deuxième quinzaine de septembre.
Il était convenu déjà qu’avant l’arrivée du comte, Gabrielle partirait pour le château de Chesnel, comme elle avait été forcée de le faire plusieurs fois.
Cette année-là, comme les précédentes, dès le premier jour de l’ouverture de la chasse, on allait recevoir au château une société nombreuse. Outre les amis du marquis, le jeune comte Eugène avait invité quelques-uns de ses camarades de l’École polytechnique et de l’École des mines.