V
Trois misérablesLe lendemain, à deux heures précises, Armand Des Grolles entrait dans la chambre de Sosthène de Perny,
– Ah ! te voilà ? Bonjour ! dit celui-ci.
– Tu m’attendais ?
– Deux heures sonnent à cette pendule, j’allais t’attendre.
– Et ton ami à qui tu dois me présenter ?
– Il va venir.
Au même instant un bruit de pas se fit entendre, la porte s’ouvrit, et José Basco parut.
Il tendit la main à Sosthène, pendant que son regard clair et perçant s’arrêtait sur Des Grolles. Un mouvement de ses prunelles indiqua qu’il était satisfait de son rapide examen. Il avait déjà jugé l’homme.
– Mon cher José, lui dit Sosthène, je vous présente mon compatriote Armand Des Grolles, dont je vous ai parlé hier soir.
Des Grolles s’inclina.
– Oui, dit le Portugais en prenant son air le plus grave, hier soir mon ami de Perny m’a parlé de vous longuement, et, votre modestie dût-elle en souffrir, je ne vous cacherai pas qu’il m’a fait votre éloge.
Des Grolles ouvrit de grands yeux et regarda Sosthène qui, lui aussi, avait un air très grave. Ne sachant pas encore en présence de quel personnage il se trouvait, Des Grolles resta tout interdit.
– De Perny m’a raconté vos petites misères, continua José Basco avec la même gravité ; ce sont les vicissitudes de la vie auxquelles nous sommes tous exposés. Les temps sont durs et les affaires difficiles ; nous devons cela à la civilisation, au progrès. Aujourd’hui, cher monsieur, pour faire son chemin dans le monde, il faut passer par de rudes épreuves ; ce sont les épreuves qui font les hommes forts. Pour savoir il faut apprendre. Vous avez appris, vous avez de l’expérience ; c’est bien, vous ne devez pas vous plaindre.
Des Grolles, ahuri, se demandait si l’on ne se moquait pas de lui.
Le vieux juif voyait ouverte et fracturée l’armoire où il avait enfermé son trésor.– Vous ne manquez pas d’énergie, poursuivit José, et vous êtes intelligent et actif. Ce sont des qualités indispensables. Vous avez de l’ambition et le désir d’arriver ; c’est parfait. Enfin je sais que, le moment venu, vous pouvez être un homme d’action. Vous vous êtes mis à la disposition de mon ami de Perny en lui offrant vos services. Sosthène n’a pas oublié de me dire qu’on pouvait compter sur vous, que vous étiez un homme sûr. D’abord je n’ai rien répondu, je voulais prendre le temps de réfléchir. De Perny et moi nous avons formé une association pour mettre à exécution un vaste projet, dont nous ne parlons pas encore ; or j’ai calculé qu’un troisième associé pouvait être nécessaire. Eh bien, cher monsieur Des Grolles, vous êtes l’homme qu’il nous faut ; si vous le voulez, vous serez notre associé.
– Mais je ne demande pas mieux, dit vivement Des Grolles ; je l’ai dit à Sosthène autrefois et hier encore, je suis à lui corps et âme.
– De Perny vous connaît et répond de vous ; c’est pour cela que je vous dis : Soyez avec nous.
Jusqu’ici les trois hommes étaient restés debout.
– Il me semble que nous avons le droit de nous asseoir, dit le Portugais, en prenant un siège.
Les autres l’imitèrent.
S’adressant de nouveau à Des Grolles, José Basco reprit :
– Notre intention est de quitter prochainement l’Amérique ; il faut absolument que nous retournions en France, à Paris. Je suppose que rien ne vous retient à New York, que vous êtes prêt à partir.
– Ce soir, s’il le faut, répondit Des Grolles.
– Très bien. Mais à Paris comme à New York et ailleurs, sans argent on fait triste figure.
– C’est vrai, fit piteusement Des Grolles.
– Si je ne me trompe pas, il y a vingt-deux mille francs dans la caisse de notre société.
– Oui, vingt-deux mille francs, confirma Sosthène.
– Eh bien, c’est à peu près comme si nous n’avions rien, car cette somme n’est pas le dixième de ce qui nous est nécessaire pour mener à bien notre entreprise. Il faut donc, – et pour cela tous les moyens sont bons, – que nous complétions notre capital.
Sosthène se rapprocha du Portugais. – Voyons, est-ce qu’il y a quelque chose à faire ce soir ? lui demanda-t-il.
– Ce soir, non, mais dimanche prochain, c’est-à-dire dans cinq jours, puisque c’est aujourd’hui mardi.
– Ainsi vous êtes sûr ?
– Je suis sûr qu’il y a quelque chose à faire ; seulement il faut réussir.
– Enfin de quoi s’agit-il ?
– Je vous le dirai tout à l’heure. Comme il ne faut jamais être pris au dépourvu nous devons agir comme si le succès était assuré et faire d’avance nos préparatifs de départ. Le paquebot français, Ferragus doit partir lundi prochain, à six heures du matin, dès aujourd’hui, chacun de nous ira retenir sa place et se faire inscrire sur le livre des passagers. Lundi, nous nous rendrons à bord, séparément, comme si nous ne nous connaissions pas. Il est toujours bon d’être prudent.
– Et si l’affaire en question n’a pas réussi ? objecta Sosthène.
– Dans ce cas, répondit José, nous resterons encore à New York, le Ferragus partira sans nous.
Il y eut un moment de silence.
– Maintenant, reprit José Basco, écoutez-moi.
À son tour, Des Grolles se rapprocha du Portugais. Celui-ci regarda ses deux associés en passant ses doigts dans sa barbe.
– Nous écoutons, dit Sosthène.
– Eh bien, voici de quoi il s’agit, reprit José en baissant la voix. Il y a à New York un vieux juif qui a plus de trois millions de fortune. Il s’est enrichi en vendant toutes sortes de marchandises. Entre autres trafics il a fait celui des diamants et autres pierres précieuses. Depuis quelques mois il s’est retiré des affaires ; mais il lui reste environ pour trois cent mille francs de pierreries qu’il ne tient pas à conserver et dont il cherche à se débarrasser.
– Comment, savez-vous cela ? demanda Sosthène.
– Par une conversation entre le vieux juif et un de ses coreligionnaires, dont j’ai été l’auditeur invisible. Les deux fils d’Israël étaient dans un jardin et se croyaient seuls, de plus ils causaient en arabe ; mais je comprends et parle la langue arabe avec autant de facilité que toutes les langues de l’Europe.
Je continue. Je n’ai pas besoin de vous dire que la conversation m’avait vivement intéressé. Je voulus savoir où demeurait le vieux juif et obtenir sur lui certains renseignements qui pouvaient ne pas être inutiles. Dès le lendemain je me mis en campagne et je sus bientôt tout ce que je tenais à savoir.
Le juif habite, à l’extrémité de la ville, une petite maison de modeste apparence qui lui appartient. Cette maison est bâtie au milieu d’un jardin carré, clos de murs assez élevés ; elle se cache dans les arbres et est suffisamment isolée. On entre dans le jardin par une porte unique, qui s’ouvre sur une petite rue peu fréquentée dans la journée, complètement déserte la nuit. Le vieux juif n’a qu’un domestique, un juif aussi, presque aussi âgé que lui. Ce domestique est un serviteur modèle : très attaché et très dévoué à son maître, il est en même temps sa ménagère, son valet de chambre, son cuisinier et le chien de garde de la maison.
Le vieux Virth. – c’est le nom du juif millionnaire, – vit très retiré ; il est peu connu à New York, et il n’y voit personne. Rarement, il reçoit quelques juifs, d’anciens amis, à sa table. Régulièrement, tous les samedis, il quitte sa maison et se rend à pied chez un de ses amis qui habite une villa à six ou huit milles de New York. Il y passe la journée du dimanche et ne revient à la ville que le lundi vers midi. Tels sont les renseignements que j’ai recueillis successivement.
Maintenant, puisque le vieux juif ne tient pas à conserver son lot de pierres fines, ne vous semble-t-il pas que ce serait lui rendre service et nous rendre service à nous-mêmes que de l’en débarrasser ?
– Certes, oui, dit Sosthène, dont les yeux flamboyaient ; il reste à savoir si la chose est possible.
– Il faut qu’elle le soit, répliqua José.
– Cela dépend des difficultés à vaincre, opina Des Grolles.
– Je vois que vous m’avez compris tous les deux, reprit José. À deux le succès pouvait être douteux, à trois je crois qu’il est certain.
– Alors, vous avez un plan tout tracé ? dit Sosthène.
– Oui, si vous voulez agir, si aucune crainte ne vous arrête.
– L’occasion est trop belle pour que nous la laissions échapper, répondit Sosthène.
– L’affaire est superbe, il n’y a pas à hésiter, ajouta Des Grolles.
– Donc, c’est entendu. Dans la nuit de samedi à dimanche, nous pénétrerons dans la maison du vieux Virth. Je sais que les pierreries sont enfermées dans une cassette, laquelle est enfermée elle-même dans un meuble qui se trouve dans la chambre à coucher du juif.
– Très bien, fit Sosthène ; mais sachons d’abord comment nous entrerons dans le jardin.
– Une porte à ouvrir, c’est facile.
– Cette porte a probablement un ou plusieurs verrous solides ?
– L’obstacle est prévu. Dans ce cas, l’un de nous grimpera sur le mur, sautera dans le jardin et tirera les verrous sans bruit pour faire entrer les autres.
– La porte de la maison sera également bien fermée ?
– Sans aucun doute ; mais nous ne l’ouvrirons pas.
– Que ferons-nous ?
– Je vous ai dit que la maison était cachée dans des arbres. J’ai remarqué qu’un de ces arbres a de fortes branches qui s’étendent sur le toit. Il faudra donc s’introduire dans la maison par des lucarnes pratiquées dans la toiture pour éclairer le grenier. Le chemin peut-être périlleux, mais il y a cet avantage qu’on peut arriver dans la chambre du juif, au premier étage, et s’emparer de la cassette sans attirer l’attention du vieux domestique, qui couche dans une pièce du rez-de-chaussée. Mais comme celui-ci peut avoir le sommeil léger ou ne pas dormir, il faudra entrer deux dans la maison. Du reste, voici quel est mon plan : Vous, de Perny, vous restez près de la porte du jardin pour protéger notre retraite et prêt à nous avertir d’un danger quelconque, au moyen d’un signal convenu. Des Grolles et moi nous grimpons dans l’arbre, nous gagnons le toit en rampant sur une branche, nous ouvrons une lucarne et nous pénétrons dans le grenier. Alors j’allume une petite lanterne sourde que j’ai dans ma poche. Je n’ai pas besoin de vous dire que j’ai aussi sur moi les instruments qu’il faut pour forcer une serrure. Nous sortons du grenier, et nous descendons au premier étage doucement, sans bruit. Des Grolles se place en sentinelle sur le palier, prêt à recevoir le domestique, s’il paraît ; moi, je pénètre dans la chambre du vieux Virth, je m’empare de la cassette, et nous nous empressons de revenir dans le jardin par le même chemin. Comme vous le voyez, mon plan est simple et d’une exécution facile.
– Et si le domestique entend du bruit, s’il se lève, s’il vient ? interrogea Des Grolles.
– Eh bien, vous serez là, vous êtes robuste, vous n’aurez pas peur d’un vieillard.
– Il faudra le tuer ?
José Basco haussa les épaules ; ce tic lui était familier.
– À quoi bon ? fit-il, on ne doit tuer qu’à la dernière extrémité, quand on ne peut pas faire autrement.
– Il criera, il appellera au secours.
– On ne l’entendra pas. L’habitation la plus rapprochée de celle du juif est à plus de quarante mètres de distance. Ainsi, c’est dit ; chacun de nous va faire ses préparatifs de départ ; et dans la nuit de samedi à dimanche…
– Nous aurons la cassette du vieux juif, acheva Sosthène.
Le Portugais se leva, en disant :
– Si tout va bien, comme j’ai lieu de l’espérer, bientôt nous reverrons la France.
Le lundi suivant, quand Virth, le vieux juif, rentra chez lui, son vieux domestique, pâle, tremblant, et courbé jusqu’à terre, s’avança vers lui comme un chien qui a commis une faute et sait qu’il a mérité les coups de fouet de son maître.
– Eh bien, quoi ? demanda Virth.
Sans prononcer une parole, le serviteur lui montra le mur et la porte du jardin, un arbre et le toit. Puis, toujours silencieux, il fit signe à son maître de le suivre et le conduisit dans sa chambre.
Alors le vieux juif comprit. Il voyait ouverte et fracturée la porte de l’armoire où il avait enfermé son trésor.
Il devint pâle comme un cadavre, poussa un oh ! étrange, leva ses bras en l’air et laissa tomber lourdement ses mains sur le haut de sa tête.
Le serviteur fit entendre un sourd gémissement, puis il s’agenouilla et dit d’une voix suppliante :
– Maître, pardon, je suis un Amalécite, un réprouvé, un maudit !… J’ai manqué de vigilance ; pendant la première heure de mon sommeil, un voleur s’est introduit dans votre maison, et je n’ai rien vu, je n’ai rien entendu… Hélas ! maître, ce n’est que trop vrai, je ne suis plus bon à rien, à peine digne d’être dévoré par les chiens comme Jézabel, veuve d’Achab et mère d’Athalie, épouse de Joram, père d’Achaz, père de Joas.
Mais le vieux Virth n’entendait rien. Lui aussi poussait de profonds soupirs et de sourds gémissements. Comme son serviteur, il se mit à genoux et appela à son secours le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ; puis il se roula sur le parquet, en déchirant ses vêtements et en s’arrachant les cheveux de désespoir. Les deux vieillards ne pouvaient que se lamenter. Le trésor avait disparu, mais que faire ?… Où aller ? Où courir ? Qui accuser ? Où trouver le ou les voleurs ?
Le Ferragus filait à toute vapeur vers les côtes de France. Au nombre de ses passagers se trouvaient Sosthène de Perny, Armand des Grolles et José Basco. Ce dernier avait au fond de sa valise la cassette aux pierres précieuses.
Le paquebot arriva au Havre un jeudi, dans l’après-midi. Le lendemain matin les trois associés étaient à Paris. Après avoir désigné un endroit où ils pourraient se retrouver, ils se séparèrent et allèrent se loger, provisoirement, chacun dans un hôtel.
Dès les premiers jours, José s’occupa de la vente des pierres fines. Il les vendit assez facilement, à un prix avantageux, par petits lots et à divers marchands.
Il encaissa la somme totale de trois cent trente-deux mille francs.
José Basco était le chef de l’association : il demanda à en être le caissier ; il n’y eut aucune opposition.
Maintenant qu’il avait l’argent, ce levier puissant avec lequel on peut bouleverser le monde ; l’argent, avec lequel on peut tout oser, tout entreprendre, faire le bien et le mal, José allait pouvoir s’occuper sérieusement des projets, dresser toutes ses batteries et préparer ses moyens d’attaque. Nous savons quel but il se proposait d’atteindre. Mais par quelles monstrueuses machinations espérait-il mener à bien son œuvre ténébreuse ? Évidemment, il avait déjà un plan ébauché dans sa tête ; mais Sosthène ne le connaissait pas encore.
José Basco loua un appartement de garçon rue du Faubourg-Saint-Honoré, le fit meubler confortablement et s’y installa sous le nom de José, comte de Rogas.
En même temps, après avoir péniblement cherché une habitation à leur convenance, c’est-à-dire une retraite sûre où ils pussent se cacher ; de Perny et Des Grolles louaient sur la butte Montmartre l’espèce de masure que nous connaissons.
Ces trois hommes se valaient, l’un était digne des autres ; le moins coupable pouvait devenir le plus criminel.
Une cause différente les avait jetés en Amérique ; mais partout où ils se trouvent les misérables se rencontrent. Basco et Des Grolles avaient été poussés vers de Perny comme s’il existait, entre les coquins, une mystérieuse attraction. On peut dire que la fatalité les avait réunis.
Ils n’étaient à Paris que depuis environ deux mois, le jour où nous les avons vus réunis dans la maison de la butte Montmartre.