IV
Les rencontresNous savons comment, treize ans auparavant, Sosthène de Perny avait quitté la France.
En arrivant à New York, avec la petite fortune qu’il avait dans son portefeuille, s’il eût voulu revenir au bien, se repentir et faire fructifier son capital par le travail, il avait la facilité de se créer une position indépendante et avouable. Il pouvait se relever, racheter son passé par une vie nouvelle, laborieuse et honnête, et peut-être mériter un jour le pardon de la marquise de Coulange.
Malheureusement, Sosthène de Perny était un pervers, un de ces monstres humains qui naissent avec le génie du mal ; il n’existait plus rien de bon en lui, sa conscience était morte, et il était incapable d’avoir seulement la pensée qu’il pouvait se réhabiliter. Il avait toujours été l’esclave de ses passions, le vice s’était incarné en lui, et il en portait la flétrissure. Si sa raison avait résisté à des excès de toutes sortes, il avait perdu complètement le sens moral. Le misérable était gangrené jusqu’à la moelle des os.
Il continua à New York l’existence honteuse qu’il avait menée à Paris. Il trouva facilement des amis dignes de lui, des oisifs, viveurs débauchés de la pire espèce.
En Amérique comme en Europe, il y a le monde interlope composé de femmes galantes, d’aventuriers et de chevaliers d’industrie. Ce monde-là, Sosthène le connaissait. Il y fit son apparition avec éclat. Il apportait au milieu de ces déclassés de toutes les catégories et de toutes les nations l’élégance, les belles manières et le beau langage des salons parisiens. On l’accueillit avec joie, toutes les mains se tendirent vers lui. Le gentilhomme parisien était très recherché, très entouré, chacun voulait être son ami. Au bout d’un mois on ne l’appelait plus autrement que le lion français.
Sosthène de Perny se trouvait dans son milieu ; il allait pouvoir se livrer à de nouveaux exploits.
Toujours avide de plaisirs, il n’en dédaignait aucun. Cependant il fréquentait de préférence les salons où l’on jouait. Les dollars sur le tapis vert l’attiraient. Joueur effréné, il passait la nuit volontiers les cartes à la main. Il jouait avec une assurance magnifique, grâce au talent qu’il avait acquis de ne perdre jamais ou seulement lorsqu’il le jugeait nécessaire, afin de ne point laisser soupçonner qu’il devait sa chance incroyable à l’adresse et à l’habileté avec lesquelles il faisait glisser les cartes entre ses doigts.
Il dépensait beaucoup ; mais l’or qu’il gagnait ou plutôt qu’il volait au jeu entretenait son luxe, et ce n’est qu’au bout de neuf ans qu’il eut entièrement dévoré ses deux cent mille francs. Un autre, à sa place, ayant la même existence, aurait été ruiné en moins de quatre années. C’est assez dire ce que le jeu, pratiqué comme il l’entendait, lui avait déjà rapporté.
Quand il n’eut plus rien à lui, il trouva le moyen de vivre tout à fait aux dépens d’autrui. Naturellement, le jeu était sa principale ressource. Mais il ne rencontrait pas tous les jours des joueurs riches et complaisants ; aussi eut-il à subir des fortunes diverses ; il lui arriva plus d’une fois de chercher vainement un dollar dans ses poches vides. Alors il était obligé de recourir à de nouveaux expédients : le grec devenait escroc ou voleur, selon l’occasion.
Un soir, dans un de ces tripots où des fils de famille et même des hommes d’un âge mûr venaient perdre au jeu des sommes énormes, Sosthène de Perny se trouva tout à coup face à face avec José Basco.
En se reconnaissant, les deux hommes tressaillirent.
Ils s’étaient déjà rencontrés à Paris, une seule fois, dans le salon d’une femme du demi-monde où l’on jouait gros jeu. Là, Sosthène avait reconnu que José était son maître dans l’art de manier les cartes.
Le premier moment de surprise passé, un sourire effleura les lèvres de José Basco, et il se décida à saluer Sosthène, qui n’hésita pas à lui rendre son salut.
Alors José passa son bras sous celui de Sosthène, et, l’entraînant à l’écart, dans un coin du salon, il lui dit :
– Vous êtes Français, vous vous nommez Sosthène de Perny.
– Et vous, répliqua Sosthène, vous êtes Portugais, et vous vous faites appeler don José, comte de Rogas.
– Donc, nous nous connaissons.
– Parfaitement.
– Il me semble que nous n’avons aucune raison d’être ennemis.
– Aucune, je le reconnais.
– Eh bien, je vous offre mon amitié.
– Je l’accepte en échange de la mienne.
– Maintenant nous pouvons nous entendre.
– Les loups ne se mangent pas entre eux, répondit cyniquement Sosthène. Ces paroles échangées, les deux grecs se serrèrent la main.
À partir de ce moment ils devinrent inséparables ; ils s’unirent pour ramasser sur les tapis verts l’or des joueurs naïfs et inexpérimentés et partagèrent fraternellement leur bonne et leur mauvaise fortune. Bientôt, ils purent se féliciter l’un et l’autre de s’être rencontrés.
L’amitié attire la confiance. José crut devoir raconter son histoire à Sosthène et celui-ci lui fit connaître la sienne, voulant donner aussi à son nouvel ami une preuve de sa confiance.
Il ne lui cacha rien. Il lui apprit comment et pourquoi il avait été forcé de quitter la France et de se réfugier en Amérique où il se trouvait, en quelque sorte, dans un lieu d’exil.
Sans cesse il pensait à Paris, et bien souvent il avait eu l’intention de retourner en France. Mais toujours la crainte le retenait, car il aimait la liberté et ne tenait pas à avoir des démêlés avec la justice.
José l’avait écouté silencieusement et avec la plus grande attention
– Vraiment, dit-il, je crois que vous ne pourrez pas résister longtemps encore à vous rapprocher des millions du marquis de Coulange, votre beau-frère.
– Malheureusement, pour retourner en France et vivre à Paris, il faut de l’argent, beaucoup d’argent.
– C’est vrai. À quel chiffre croyez-vous que s’élève la fortune du marquis ?
– Ce chiffre doit grossir chaque année, car le marquis ne dépense certainement pas tous ses revenus ; je ne pense pas exagérer en disant qu’il possède aujourd’hui vingt millions.
– Vingt millions ! exclama José Basco, vingt millions ! Mais c’est éblouissant, mon cher, c’est à donner le vertige !… Vingt millions !…
Il resta un moment silencieux, les yeux étincelants.
– Savez-vous, de Perny, reprit-il, que vous venez de me confier un secret qui vaut au moins dix millions, la moitié de la fortune du marquis pour ceux qui sauraient s’en servir ?
Sosthène redressa brusquement la tête et son regard interrogea la physionomie du Portugais.
– Oh ! ce n’est qu’une idée qui vient de passer dans ma tête, s’empressa d’ajouter José.
– Faites-la-moi connaître.
– Plus tard, quand je l’aurai suffisamment méditée et mûrie. En attendant, contentez-vous de savoir que, en s’y prenant bien, une bonne part de l’immense fortune du marquis de Coulange est à nous.
– Mon cher José, c’est un rêve.
– Oui, quant à présent. Du reste, nous ne pouvons rien faire tant que nous ne serons pas à Paris. Et encore faut-il que nous arrivions avec une somme assez ronde.
– En ce cas, nous sommes cloués ici à perpétuité.
– Mon cher, répliqua vivement le Portugais, pour certains hommes, vouloir c’est pouvoir. Dès aujourd’hui nous allons commencer à faire des économies, et le jour où nous posséderons une centaine de mille francs – il nous faut au moins cela, – nous voguerons vers la France.
– Ce sera long, dit Sosthène en hochant la tête.
– Nous verrons. Je conviens que depuis quelque temps la fortune nous est peu favorable ; mais les jours ou plutôt les nuits se suivent et ne se ressemblent pas. Sosthène et José se mirent donc à l’œuvre pour ramasser la somme qui leur était nécessaire. Mais ils avaient beau redoubler d’activité et d’adresse, leur caisse d’épargne mettait à se remplir une lenteur désespérante. – Nous n’y arriverons jamais, disait Sosthène.
– Nous verrons, répondait parfois José.
Le plus souvent il se contentait de hausser les épaules.
Un jour, Sosthène buvait un grog, assis seul à une table devant un café. Un homme qui passait dans la rue s’arrêta brusquement.
Après avoir regardé un instant le buveur afin de bien s’assurer qu’il ne se trompait point, le passant s’avança vers Sosthène et lui mit la main sur l’épaule.
De Perny se retourna vivement, leva les yeux sur l’individu et aussitôt se dressa sur ses jambes.
– Comment, c’est toi ? fit-il, ne cherchant pas à cacher sa surprise.
– À la bonne heure, tu me reconnais, dit l’autre ; je vois avec plaisir que tu te souviens de tes anciens amis ; mais tu n’en es pas moins étonné de me voir.
– Certes, je ne m’attendais guère à te retrouver ici, à New York.
– Ma foi, je pourrais t’en dire autant.
– Il faut que nous causions, reprit Sosthène, tu dois avoir des choses fort intéressantes à m’apprendre.
Il appela le garçon, paya son grog, puis il prit le bras de son ancien ami, et ils s’éloignèrent rapidement. Ils ne tardèrent pas à arriver dans un endroit de la ville à peu près désert.
– Ici, nous ne serons pas dérangés, dit Sosthène, et nous pouvons causer sans avoir peur qu’on nous entende. Voyons, y a-t-il longtemps que tu es en Amérique ?
– Depuis six ans bientôt.
– Que fais-tu à New York ?
– Je m’y ennuie considérablement.
– Cela ne me surprend pas ; mais enfin comment vis-tu ?
– Comme je peux. La mauvaise chance ne cesse pas de me poursuivre ; ce serait désespérant si, à la fin, on ne finissait point par s’habituer à tout. J’ai été successivement commissionnaire sur le port, laveur de vaisselle, valet de chambre, employé de commerce, secrétaire d’un Yankee, etc… J’ai fait treize métiers, j’ai eu les treize misères. Actuellement je fais partie d’une troupe de comédiens.
– Ah ! ah ! tu es devenu artiste ?
– Je deviens ce qu’on veut. Il faut vivre ; si difficile et si laide que la vie soit pour moi, j’y tiens. Pourquoi ? Je n’en sais rien. C’est bête, mais c’est comme cela. Oui, je suis ce que les gens du théâtre appellent une utilité ; mais je me hâte de dire que la vie de cabotin ne me va pas du tout. Je te regarde avec admiration ; tu es toujours élégant, toujours brillant. Ah ! tu es heureux, toi ; la fortune peut t’abandonner un instant, il faut quand même qu’elle te revienne. Si tu descends, tu remontes toujours. Tiens, faut-il te le dire, près de toi je me sens moins infime et il me semble que l’espoir renaît en moi. Si, comme autrefois, tu avais encore besoin de ton camarade Des Grolles, si je pouvais t’être utile, te servir, à n’importe quel titre, avec quelle joie je sauterais à bas des planches après avoir jeté mes oripeaux à la figure de mon directeur ! Eh bien, tu ne me réponds pas ? – Je réfléchis. Oui, peut-être, nous verrons. En attendant, il y a certaines choses que je dois savoir. Apprends-moi ce que tu es devenu après la visite nocturne que nous avons faite au château de Coulange. – Oh ! ce ne sera pas long.
– Surtout, ne me cache rien.
– Cette affaire du château de Coulange, si bien commencée, a failli nous être fatale à tous deux. Je sais dans quelle situation tu t’es trouvé ; heureusement, on avait intérêt à ne pas te livrer à la justice.
– Passons, dit Sosthène d’un ton bref, en fronçant les sourcils, c’est de toi qu’il s’agit et non de moi.
– Soit, passons, reprit Des Grolles. Ce jour-là, par extraordinaire, je fus plus heureux que toi, puisque j’ai pu retourner à Paris tranquillement. Mais ma chance ne fut pas de longue durée : quelques jours après, j’étais pincé avec d’autres, et je pus inscrire à mon avoir cinq ans de prison. Je soldais ainsi, d’un seul coup, ma dette du moment, et une autre que tu connais, contractée antérieurement.
– Baste, fit Sosthène railleur, qui paye ses dettes s’enrichit.
– Comme je suis toujours aussi gueux, je fais mentir ton proverbe, répliqua Des Grolles en riant.
– Arrivons, s’il te plaît, à la chose qui m’intéresse.
– Excuse-moi ; je croyais t’intéresser en te disant que j’ai été cinq ans sous les verrous.
Sosthène eut un mouvement d’impatience.
– Et le coffret ? demanda-t-il.
– Ah ! oui, le fameux coffret, le coffret de la marquise ?
– Qu’en as-tu fait ?
– Sois tranquille, il est en sûreté.
– Où cela ?
– Au fond d’un trou que j’ai creusé dans le bois de Vincennes. Sosthène regarda fixement Des Grolles.
– Est-ce bien vrai, cela ? fit-il.
– Je n’ai aucun intérêt à mentir.
– Dame, je n’en sais rien. Ainsi, tu as enterré le coffret dans le bois de Vincennes ?
– Prudemment, je tenais à m’en débarrasser.
– Si un jour j’ai besoin de ce coffret, ou plutôt de ce qu’il contient, sauras-tu le retrouver ?
– Oui, seulement…
– Seulement ?
– Je ne promets rien, tant que je serai à New York.
– Je comprends, cela suffit. Qu’as-tu fait après être sorti de prison ?
– Ce que j’ai pu et point ce que j’aurais voulu. L’entrée du département de la Seine m’étant interdite, je me gardai bien d’approcher trop près de Paris. Je ne me souciais nullement de retourner d’où je sortais, car je ne suis pas de ceux qui s’accommodent du régime des prisons. Il faut en avoir goûté pour savoir apprécier la liberté. Moi j’aime le grand air, j’aime à sentir le vent qui passe, à voir le soleil se lever et se coucher, à voir voler les oiseaux dans l’espace. Faute de mieux, je me résignai à mener une existence vagabonde. Je m’en allais n’importe de quel côté, où mes pas me conduisaient. Je travaillais quelquefois, quand je trouvais à occuper mes bras ; c’est-à-dire qu’il m’arriva souvent de tendre la main. Ne t’étonne pas, j’aurais pu faire pire. J’ai eu la force de résister à la tentation de prendre ce que souvent on ne me donnait pas. Mince mérite, j’avais peur des hautes murailles sombres et des cellules où l’on étouffe. Un jour, sans trop savoir comment j’y étais venu, je me trouvai au Havre. Là, je me fis garçon marchand de vins. La boutique était sur le port. Je voyais arriver et partir les paquebots. Cela me faisait penser à l’Amérique, où déjà j’avais trouvé un refuge, et, ma foi, l’idée me vint de revoir le nouveau monde.
« Bref, un matin je comptai l’argent qui était dans ma bourse. Ô merveille ! J’étais assez riche pour payer mon passage. Je n’hésitai pas une seconde ; je rendis mon tablier, comme on dit, et deux heures plus tard j’étais en pleine mer, debout sur le pont du navire, tournant le dos à la France. Et voilà comment je suis ici, triste exilé sur la terre étrangère. Cela se chante dans la Reine de Chypre.
Maintenant, Sosthène, je n’ai plus à te dire que ceci : Sois ma providence, ne m’abandonne pas ! »
De Perny resta un moment silencieux, ayant l’air de réfléchir.
– Il peut se faire que j’aie besoin de toi bientôt, dit-il.
– Tu dois te souvenir de mes paroles d’autrefois ; mes sentiments sont les mêmes ; corps et âme, je suis à toi.
– C’est bien, je crois que nous pourrons nous entendre. Je ne t’en dis pas davantage aujourd’hui. Tiens, continua-t-il, en lui remettant une carte, voici mon adresse ; viens me voir demain à deux heures, je te présenterai à un de mes amis.
– Je serai exact au rendez-vous.
– Alors, à demain.
Sur ces mots, ils se séparèrent.