III
Les associésLe même jour, entre trois et quatre heures de l’après-midi, les trois associés, Armand Des Grolles, José Basco et Sosthène de Perny étaient réunis dans la chambre de ce dernier.
José Basco pouvait avoir comme de Perny de cinquante à cinquante-deux ans. C’était un homme de haute taille, sec, au teint bronzé, au regard d’aigle, froid, compassé, à l’attitude sévère, parlant peu et ne riant jamais. Il avait la barbe noire et ses cheveux très épais étaient également d’un beau noir luisant. Son visage et ses manières avaient une certaine distinction, ce qui lui permettait de se faire appeler comte de Rogas dans le monde interlope qu’il fréquentait. Il était né en Portugal, mais il n’avait plus de nationalité, ou plutôt, devenu cosmopolite par son existence nomade et aventureuse, le monde entier était sa patrie. Depuis vingt ans, il s’était montré un peu partout, à Paris, à Londres, à Rome, à Vienne, à Saint-Pétersbourg, en Égypte, en Amérique et dans l’Inde. En un mot, José Basco était ce qu’on appelle un chevalier d’industrie.
Armand Des Grolles tenait encore dans ses mains le manuscrit de la marquise de Coulange dont il avait fait la lecture à haute voix.
Ce qu’il venait de lire était pour José Basco et lui une étrange révélation.
Toutefois, le manuscrit ne leur apprenait point les faits très importants qui s’étaient accomplis après le départ de Sosthène pour l’Amérique.
Nous pouvons supposer que, renseigné par José Basco, le frère de la marquise savait un peu ce qui se passait dans la maison du marquis de Coulange ; mais personne n’avait pu dire au Portugais que l’institutrice de Maximilienne, qu’on appelait madame Louise, n’était autre que la mère de l’enfant volé par Sosthène plus de vingt ans auparavant.
Les trois associés ignoraient également qu’en récompense des services qu’il avait rendus à la maison de Coulange, l’inspecteur de police Morlot était devenu le régisseur, l’intendant d’un des plus riches domaines du marquis.
À la lecture du manuscrit avait succédé un assez long silence.
José Basco avait écouté avec la plus grande attention, sans qu’aucun mouvement de son visage pût trahir ses impressions. Ce fut lui qui, le premier, prit la parole.
– Ce que Des Grolles vient de nous lire, dit-il, en s’adressant à Sosthène, est la relation très exacte des faits que vous m’avez racontés à New York. Il y a en plus les réflexions et les appréciations plus ou moins justes de votre sœur, dont nous pourrons encore profiter. L’importance de ce document n’est pas discutable, il a une valeur énorme et nous en aurons certainement besoin un jour. Il faut donc le conserver précieusement ainsi que les autres objets qui sont dans le coffret.
– C’est bien mon intention, répondit Sosthène.
– Maintenant, reprit José, d’un ton légèrement ironique, je puis, si vous le désirez, vous donner des nouvelles de votre sœur et de votre beau-frère.
Le visage de Sosthène devint subitement très sombre.
– Tous deux se portent à merveille, continua José. Le marquis, la marquise, le jeune comte de Coulange et mademoiselle Maximilienne, toute la famille, enfin, est actuellement au château de Coulange. Lâchasse ouvre dans quelques jours, le 1er septembre, et le marquis a déjà fait ses invitations. Pendant deux mois, il y aura, comme tous les ans, nombreuse réunion au château. Le marquis et le jeune comte Eugène sont, paraît-il, deux intrépides chasseurs. On dit aussi que le grand gibier abonde dans les superbes chasses de M. le marquis. Mais vous devez savoir cela mieux que personne. « Je puis vous dire encore que le marquis et sa femme ne pensent pas plus à vous que si vous n’aviez jamais existé. Mademoiselle Maximilienne ignore absolument qu’elle a le bonheur d’avoir un oncle qui se nomme Sosthène. Mademoiselle Maximilienne aura bientôt dix-huit ans ; c’est une adorable jeune fille, le portrait vivant de sa mère lorsque le marquis l’a épousée. Mais la fille ressemble plus encore à la mère par l’esprit et le cœur que par les charmes extérieurs de sa personne.
Elle a la beauté correcte et pure, la grâce parfaite, la bonté intelligente, l’ingénuité ou la naïveté charmante, la sensibilité exquise. En elle tout est délicieux et suave comme l’idéal. »
Un sourire intraduisible errait sur les lèvres de Sosthène.
José se tourna vers Des Grolles.
– Est-ce que vous aimez la chasse ? lui demanda-t-il.
– Autrefois c’était une de mes passions.
– Cela veut dire que vous étiez un chasseur terrible.
– Ne plaisantez pas, José, j’en valais un autre.
– Mais je ne plaisante pas du tout, je vous assure ; je suis enchanté de savoir que vous êtes un excellent tireur.
– Il y a des années que je n’ai pas tenu un fusil, je ne sais pas si j’aurais le coup d’œil aussi rapide et aussi juste qu’autrefois. Quand j’étais chasseur, José, à cinquante ou soixante mètres je ne manquais jamais une pièce de gibier.
– C’est très bien, Des Grolles ; je vous le répète, je suis enchanté.
– Pourquoi cela ?
– Parce que étant, moi, un très mauvais chasseur, nous serons sûrs de rapporter du gibier quand nous irons chasser, ensemble, répondit José avec son flegme ordinaire.
Des Grolles le regarda avec surprise.
– Ah ! çà, fit-il, est-ce que vous avez l’intention de vous faire inviter à quelque partie de chasse ?
– Peut-être. Mais nous reparlerons de cela un de ces jours.
– Il médite quelque chose de v*****t, pensa Sosthène. Il reprit à haute voix :
– José, peut-on vous demander où nous en sommes ?
– Comme je vous l’ai dit il y a quelques jours, mon plan est définitivement arrêté ; certains évènements seuls pourraient me forcer à le modifier. Le plus difficile pour moi était le personnage à trouver. Aujourd’hui je le tiens. Sans qu’il s’en doute, je le suis pas à pas, je le guette, je l’observe, je l’étudie. Le gaillard en vaut la peine ; c’est un sujet rare qui jouera d’une façon merveilleuse le rôle que je lui destine. Ce qu’il a été, ce qu’il est, ce qu’il a fait, ce qu’il fait, je le sais. Je fouille partout, rien ne m’échappe. Je suis de plus en plus convaincu qu’il m’était impossible de trouver mieux. Je crois véritablement qu’il a été créé et mis au monde pour l’emploi. Il a toutes les qualités ou, si vous le préférez, tous les défauts désirables.
« Ce n’est pas pour vous flatter, mon cher de Perny – nous n’avons pas de compliments à nous faire, – mais ce jeune homme aurait été votre élève qu’il ne serait pas plus accompli. »
Sosthène reçut ce coup de boutoir sans sourciller.
– Comme toujours, continua José, la famille de Coulange rentrera à Paris à la fin d’octobre ou au commencement de novembre. D’ici là, j’aurai trouvé sans doute à occuper vos loisirs. Dans tous les cas, je prends mes dispositions pour que nous puissions nous mettre sérieusement à l’œuvre dès le mois de novembre. Alors mon Roméo sera complètement pris dans mes filets, et quinze jours me suffiront pour le préparer à entrer en scène.
– Ainsi, tout va bien, dit Sosthène.
– Du moment que je suis satisfait, vous pouvez l’être.
– Nous ne savons toujours point, Des Grolles et moi, ce que nous aurons à faire.
– Pour une bonne raison, parbleu ; je l’ignore moi-même. Est-ce que cela ne dépend pas des évènements ? Ah ! je vous ai apporté de l’argent… Mes recommandations sont toujours les mêmes : dépensez le moins possible. Soyons prudents, très prudents, soyons sages, très sages.
Il posa sur la table deux rouleaux d’or.
– Vous n’avez pas à craindre que je fasse de folles dépenses, José, répliqua Sosthène avec aigreur, puisque vous m’avez interdit de me montrer sur les boulevards ou au foyer de l’Opéra, puisqu’il m’est défendu de revoir mes anciennes connaissances et de reparaître dans aucun salon, puisque je suis obligé de me cacher ici, dans ce quartier excentrique, comme un lépreux ou un pestiféré.
– Tout cela, mon cher, est une des nécessités de la situation ; si la marquise de Coulange apprenait que vous êtes revenu à Paris, le succès de notre entreprise serait sérieusement compromis.
– En attendant je sèche d’ennui, je meurs de consomption, et je me demande avec terreur si je ne suis pas condamné pendant un ou deux ans à cette existence de hibou ou de cloporte.
– Vingt millions ! exclama José Bosco, vingt millions ! Mais c’est éblouissant, mon cher.Le Portugais fit un effort qui amena sur ses lèvres un sourire railleur.
– Il faut être cela ou ne pas être, dit-il ; qui veut la fin veut les moyens. Puis, changeant de ton, il ajouta :
– Sosthène de Perny, l’ancien viveur de Paris, le lion français de New York, reparaîtra dans le monde, plus brillant que jamais, le jour du mariage de mademoiselle Maximilienne de Coulange.