II
Le coffret ouvertLes deux hommes que nous venons de faire connaître, ayant traversé le Polygone, se trouvèrent à l’entrée d’une large et belle avenue, ombragée d’arbres séculaires.
– Nous approchons… dit Des Grolles à voix basse.
– Alors c’est dans cette partie du bois ?
– Oui. Assurons-nous que nous sommes bien seuls, que nul ne peut nous voir.
– Je crois qu’à cette heure matinale nous n’avons pas à craindre d’être surpris ; mais tu as raison, il est toujours utile de s’entourer de précautions.
Du regard ils fouillèrent les massifs à droite et à gauche. Ils ne virent rien de suspect. Ils restèrent un instant immobiles, allongeant le cou, tendant l’oreille. Ils n’entendirent que le chant des fauvettes, le bourdonnement des insectes et le bruissement, des feuilles. Complètement rassurés, ils avancèrent.
Tout en marchant, Des Grolles compta à gauche dix-neuf arbres. Il s’arrêta près du vingtième. Alors, prenant cet arbre comme marquant le sommet d’un angle droit, il s’enfonça sous bois, suivi de Sosthène.
Après avoir fait environ cinquante pas, sans dévier de la ligne perpendiculaire. Des Grolles s’arrêta de nouveau puis, ayant examiné le terrain, il fit encore deux pas en avant et se tourna vers Sosthène, en disant :
– C’est ici :
Des Grolles continua à creuser la terre. Soudain, un bruit sourd sortit du fond du trou.De Perny le regarda avec étonnement.
– Je suis persuadé que tu ne te trompes pas, mais comment peux-tu reconnaître l’endroit ?
– Autrefois, au collège, j’ai appris à faire des tracés géométriques, répondit Des Grolles en souriant. Tu vois ce chêne, je le reconnais à cette branche qui a été brisée il y a quinze ou vingt ans, par un vent de tempête ; maintenant, voilà un autre chêne également centenaire. De l’un à l’autre de ces arbres je tire une ligne droite dont je prends exactement le milieu, et je suis à la place où j’ai enterré le coffret.
Tout en parlant, Des Grolles avait tiré de dessous sa blouse un instrument qui y était caché. C’était une palette de fer, large et longue comme la main, une sorte de bêche, ayant un manche de bois de vingt-cinq à trente centimètres de longueur.
Les deux hommes se trouvaient au centre d’une clairière, entourés d’un épais rideau de verdure. Toujours prudent, Des Grolles plongea son regard dans toutes les directions, afin de s’assurer encore qu’il n’y avait que lui et son compagnon dans cette partie du bois.
– Rien à craindre ! murmura-t-il.
Il s’accroupit dans les hautes herbes et se mit à l’œuvre. Il eut bientôt creusé un trou d’une certaine profondeur.
Debout, immobile, les yeux ardents fixés sur le trou, Sosthène suivait avec anxiété le travail de Des Grolles.
– Eh bien, tu ne trouves rien ? dit-il, ne pouvant modérer son impatience.
Sans répondre, Des Grolles continua à creuser la terre.
Soudain, un bruit sourd sortit du fond du trou. L’instrument venait de rencontrer un corps dur faisant résistance.
Des Grolles se redressa et regarda Sosthène d’un air triomphant.
Celui-ci avait entendu le choc de la bêche. Il se mit à genoux au bord du trou, les yeux étincelants. Des Grolles enleva encore une couche de terre, et l’objet qu’ils cherchaient, le coffret de cuivre, apparut à leurs yeux.
Avec ses mains, Sosthène acheva de le déterrer. Il le sortit du trou et le cacha sous sa blouse, en se relevant.
– Maintenant, dit-il, filons vite. Et ils s’éloignèrent rapidement.
Vingt minutes plus tard ils étaient hors du bois. Ils passèrent la barrière sans éveiller l’attention des employés de l’octroi et ne tardèrent pas à arriver sur la place du Trône. Ils prirent une voiture et donnèrent l’ordre au cocher de les conduire rue de Clignancourt, devant le Château-Rouge. Là ils mirent pied à terre, payèrent le cocher et grimpèrent sur les hauteurs de Montmartre. Ils se trouvèrent bientôt dans une ruelle étroite, sombre et entièrement déserte, ouverte au milieu de jardins clos de palissades et de haies vives. Sosthène tira une clef de sa poche, ouvrit une petite porte et ils pénétrèrent dans un terrain couvert de broussailles parmi lesquelles végétaient quelques arbres fruitiers.
Au milieu de ce terrain, qui ne ressemblait plus à un jardin, s’élevait une chétive maisonnette aux murs noircis, crevassés, une mauvaise bicoque prête à tomber en ruine. L’intérieur répondait au dehors ; c’était le même délabrement, la même vétusté. Il y avait au rez-de-chaussée une cuisine, une salle à manger et au-dessus deux chambres. Celles-ci étaient assez bien meublées ; dans chacune il y avait un lit, une commode-toilette, deux chaises, un fauteuil, un guéridon et, sur la cheminée, une glace et une pendule. Le reste du mobilier acheté chez quelque bric-à-brac, ne valait pas cinquante francs. C’est dans cette espèce de masure que Sosthène de Perny et Armand Des Grolles demeuraient depuis quelque temps. Après avoir mis plus de quinze jours à chercher dans Montmartre, la Chapelle et les Batignolles un logement à leur convenance, ils avaient enfin découvert cette maison solitaire. Son aspect misérable et même sinistre ne les avait pas repoussés, au contraire, elle faisait parfaitement leur affaire et ils l’avaient choisie de préférence à toute autre.
Là, à l’extrémité de Paris, dans cet endroit perdu, ignoré, dans ce désert, ils étaient bien cachés. Ils n’avaient pas à redouter les regards curieux et indiscrets des voisins. Tranquillement et à loisir ils pouvaient méditer leurs projets ténébreux. Ils pouvaient aller et venir, changer de costume à volonté, sortir et rentrer à toute heure du jour et de la nuit sans crainte d’être remarqués, et recevoir qui bon leur semblait sans avoir peur d’attirer l’attention sur eux.
Ils étaient entrés dans la maison. Après avoir refermé la porte et poussé le verrou, Des Grolles s’empressa de rejoindre de Perny dans sa chambre. Celui-ci avait posé le coffret sur le guéridon.
– Maintenant, dit Des Grolles, il faut l’ouvrir.
– Je pourrais m’en dispenser, répondit de Perny, car je sais ce qu’il contient. Mais comme il faut qu’il soit ouvert, que ce soit aujourd’hui ou un peu plus tard…
– Alors, ouvrons-le tout de suite, dit vivement Des Grolles, qui avait hâte de connaître entièrement le secret du coffret.
– Soit, fit de Perny. Mais c’est tout un travail, il faut que le couvercle soit dessoudé. Tu as ta bêche ?
– La voilà.
– Elle va encore nous servir. Avant tout il nous faut du feu.
– Je comprends, dit Des Grolles.
Il sortit précipitamment de la chambre et revint au bout d’un instant apportant du bois et du charbon. Il alluma un feu dans la cheminée et le foyer fut bientôt rempli d’une braise ardente. Dans ce brasier ils firent rougir le fer de la bêche, dont ils se servirent pour faire fondre la soudure. L’opération réussit parfaitement. Toutefois, ils employèrent une bonne heure à cette besogne. Enfin, ils parvinrent à enlever le couvercle en faisant céder ses dernières attaches.
Des Grolles laissa échapper une exclamation et se pencha avidement sur le coffret, en écarquillant les yeux.
– Tu vois que je ne t’ai pas trompé, dit de Perny, ce sont des papiers.
Il tira du coffret un manuscrit à couverture bleue d’une cinquantaine de pages.
– Et cela, qu’est-ce-donc que cela ? s’écria Des Grolles, laissant éclater sa surprise.
– Cela répondit froidement de Perny, c’est le maillot d’un nouveau-né. Des Grolles fit un mouvement brusque.
– Voici d’abord le petit bonnet, continua de Perny, en enlevant l’un après l’autre les objets qui se trouvaient dans le coffret ; bien qu’il soit un peu froissé et fané, il n’en est pas moins fort coquet ; regarde, si je ne me trompe pas, il est brodé à la main et garni de vraie dentelle. Ceci est la petite chemise. Maintenant voilà une bandelette de toile et une autre pièce de toile, qui ont servi à envelopper le poupon. Ceci est une petite couverture de laine tricotée à la main.
Il ne restait plus rien dans le coffret.
Des Grolles regardait les divers objets étalés sur la table.
– Eh bien, comprends-tu ? lui dit de Perny.
– Oui, oui, je comprends, répondit Des Grolles. Ainsi, ce sont les langes de l’enfant ?
– Ceux qu’il portait le jour où on l’a enlevé à sa mère.
– Pour lui donner le titre de comte et une immense fortune. À la bonne heure, en voilà un qui a eu de la chance !
De Perny grimaça un sourire.
– Tiens, tiens, reprit Des Grolles, la petite chemise est marquée d’un G et d’un L, les initiales de ses noms et prénoms probablement.
– Ou du prénom et du nom de sa mère.
– C’est juste. Du reste, tu sais cela mieux que moi.
– Sur ce point je ne sais rien.
– Pourtant, tu as connu la mère.
– Je ne l’ai jamais vue et on m’a caché son nom. Je sais seulement que c’était une jeune fille de dix-huit ans qui avait été séduite et abandonnée par son séducteur au moment de devenir mère. Chaque année, dans Paris, il y a des centaines de ces malheureuses. D’ailleurs je n’ai joué qu’un rôle très effacé dans l’e********t de l’enfant.
– Alors tu ne sais pas ce que la mère est devenue ?
– Elle est morte, m’a-t-on dit, peu de temps après la naissance de son enfant.
– Ma foi, elle n’avait rien de mieux à faire.
Ces paroles furent suivies d’un moment de silence. Sosthène replaçait les langes dans le coffret.
– Il y a encore une chose que je ne comprends pas très bien, dit Des Grolles.
– Laquelle ?
– Je me demande pourquoi la marquise de Coulange conservait si précieusement ce maillot au lieu de l’avoir fait disparaître dès le premier jour.
Un éclair traversa le regard de Sosthène.
– En quelques mots je vais te faire comprendre, répondit-il : c’est sans le consentement de la marquise, c’est malgré elle que celui qui est aujourd’hui le comte de Coulange a été introduit frauduleusement dans la maison du marquis de Coulange.
Des Grolles se frappa le front.
– Ah ! maintenant, je devine tout, fit-il.
– Ou à peu près, rectifia de Perny. Du reste, continua-t-il, après avoir été mon complice il y a treize ans, nous sommes liés aujourd’hui par un pacte que la mort seule peut rompre ; or, dans l’intérêt même de nos projets et du but que nous voulons atteindre, je ne dois rien te cacher, il faut que tu saches tout. Quand tu auras lu ce manuscrit, écrit entièrement de la main de la marquise de Coulange, je n’aurai plus rien à t’apprendre. Alors tu sauras comment ma sœur m’a traité et avec quelle intention elle a écrit ces pages, qui étaient comme une épée de Damoclès suspendue sur ma tête. Alors tu comprendras quel intérêt j’avais à m’emparer du coffret. Il y a treize ans j’aurais détruit le manuscrit et fait disparaître ces langes. Aujourd’hui je conserve tout cela. Qu’en ferons-nous ? Je n’en sais rien. Nous verrons plus tard. Notre associé et ami, José Basco, m’a soumis un plan que j’ai approuvé et que tu connaîtras bientôt. José n’est pas comme nous forcé de se cacher ; depuis deux mois il s’est mis à l’œuvre, il travaille. Attendons les évènements.
– Dois-je lire le manuscrit maintenant ?
– José viendra ici aujourd’hui à deux heures, nous le lirons ensemble, répondit Sosthène.
– En ce cas, j’éteins le feu de ma curiosité ; mais, en attendant, puis-je regarder ?
– Tu le peux.
Des Grolles prit le manuscrit et tourna la couverture bleue. Sur la première page, en tête, il lut ces mots : « À mon mari. » – Plus bas, en grosses lettres : « Ceci est ma confession. » – Puis, au-dessous, en lettres plus petites : « Révélation du secret qui empoisonne ma vie. »