IIOcéan d’hiver sous le ciel sans nuages, une mer de lapis-lazuli, une mer méditerranéenne, d’un bleu profond, dur, implacable, encore un peu remuée, semée de moutons blancs réguliers, lance ses lames pesantes et courtes à l’assaut des côtes de rude grès quartzeux au milieu desquelles s’échancre et s’enfonce la baie de Camaret, la baie du sauvetage et du salut, placée comme un lieu d’asile entre les fureurs du large et la terrible entrée du goulet de Brest.
C’est le vent du nord, un vent froid, sévère, qui a remplacé la chaude bourrasque du sud-ouest venant de bouleverser l’Atlantique durant près de deux mortelles journées.
Un glacial calme de tombe s’abat sur le pays, écrase la révolte fougueuse des flots, nivelle peu à peu l’immensité soulevée, tandis que les épaves de toute nature viennent s’échouer le long des grèves sablonneuses, s’enterrer à demi sous les lourds galets des plages, s’encastrer dans les fentes des rochers, s’enfouir au fond des grottes, s’accrocher aux noires aiguilles qui dentellent et hérissent cette pointe sauvage d’extrême Armorique.
Les deux voiles brunes d’une barque dépassent doucement la pointe du grand Gouin, dessinent une silhouette connue sur l’espace de mer enfermé entre la côte de Léon, l’entrée du goulet, les falaises escarpées de la presqu’île de Roscanvel et la jetée de galets, où se dressent Notre-Dame de Roc-Amadour et le fortin rouge de Vauban.
Le soleil franchit les lignes de Quelern, au-dessus de la plage de Trez-Rouz. Il fait tout petit matin ; on commence seulement à sortir des maisons rangées sur une double ligne le long du port à moitié endormi dans un paresseux sommeil d’hiver ; mille bruits isolés, indépendants, viennent rompre un à un le grand silence général de la nuit, se combinent, se complètent, s’agglomèrent et annoncent, le réveil de l’humanité humble et miséreuse, abritée dans ce creux de roc, à l’est de la presqu’île de Crozon.
Face de cuir rouge, où tremblotait dans le fouillis obscur des rides la lumière demi-éteinte des yeux, un vieux, qui traînait péniblement une lourde masse de filets teints en roux, les épaules écrasées sous le fardeau, et qui, courbé en deux, butait à chaque pas du sabot contre les pierres du petit sentier courant au bord du Beg-ar-Gac (pointe des Bavards), derrière les toits de Camaret, dirigea vers le large ses prunelles vitreuses.
Il regarda un moment dans la direction du grand Gouin, puis cria, se tournant vers une pauvre masure enclose d’un mur de pierres sèches dominant ce point de la falaise appelé le Lannic (propriété) Christophe, ou plus simplement le Lannic :
« Y a du bon ! Eh ! le Pierrik ! Ton père qui s’amène à c’t’heure, pour sûr ! Te voilà à la fin de tes tourments, mon fi !
– Fameusement en retard qu’elle est tout de même, à la traîne de toutes les autres, cette Reine-des-Anges ! » appuya une femme d’une cinquantaine d’années, un baquet sous le bras, du linge en tas sur la tête, un battoir à la main, tout en continuant de se diriger d’un mouvement rythmique des hanches vers le doué, qu’on apercevait, déjà garni de laveuses, le long du chemin gravissant la côte de Penhat.
L’enfant examinait, attentif.Elle grommela encore :
« À croire qu’on ne la reverrait jamais, jamais, comme à ce jour où j’ai espéré ainsi la barque à Jean-Pierre, mon pauvre défunt, des jours et des jours, et qu’il n’est jamais revenu de retour, que son corps ne repose même pas en terre bénite ! Bonne Dame du Roc, que de misère sur moi depuis ce temps ! »
Elle soupirait d’un grand effort de sa poitrine oppressée, combattue entre l’espoir toujours vivace d’un secours lui arrivant d’en haut et le sentiment de l’éternité de souffrance pesant sur elle.
Elle conclut :
« Il n’y a pas plus dur que d’être la veuve d’un marin perdu en mer. C’est la grande misère des misères, à vie ! »
Le vieillard philosopha :
« C’est qu’elle n’avait pas le patron qu’il fallait, la barque à ton Jean-Pierre, ma pauvre fille, un fin manœuvrier de toile et de gouvernail comme ce Danielou ! Ah ! celui-là, on peut dire, un vrai matelot, et prudent, et avisé, et connaissant nos mers comme pas un ! »
La femme murmura encore, en s’éloignant dans la direction du lavoir :
« Être seule, toujours seule ! Pas même un enfant !
– Oui, oui, tante Angélique, diablement dure qu’elle est la vie ! riposta l’autre en la regardant disparaître au bout du sentier.
– Bien vrai que c’est le père, tonton Noël ? » demanda une voix claire, vibrante de joie contenue.
Au-dessus des pierres sèches, une mine de gamin se montrait, les cheveux d’un blond pâle embroussaillés, les joues pleines et rondes sous le hâle qui les brunissait d’une teinte uniforme, les yeux étonnamment bleus et limpides, mais un peu rougis et comme lavés de larmes récentes.
Le vieux pêcheur tendit le bras vers la barque que l’on distinguait nettement, toute seule, encore loin, à hauteur du Gouin :
« Si c’est pas la Reine-des-Anges, c’est que je n’y vois plus quasiment et qu’il me faut prendre ma retraite de dessus cette terre, comme je l’ai déjà prise du service même et de la pêche, vu que je suis trop ancien ! Pourtant j’étais un fameux parmi les gabiers de mon temps, toujours le premier, quand il fallait distinguer les rochers d’un nuage et crier : " Terre ! " J’y ai gagné plus d’un quart de vin, à l’époque ! »
L’enfant examinait, attentif, sa tête seule dépassant toujours le petit mur ; il observa, désappointé :
« C’est la voilure, et c’est pas les voiles ! »
Il expliquait :
« Je ne reconnais pas la grande, celle où il y avait un morceau plus clair, une pièce toute neuve, que Corentin Cosquer lui a posée la veille du départ.
– La voilure ! les voiles ! Est-ce que tu te connais mieux que moi en toiles, moussaillon ! grognait l’autre, clignotant des paupières pour mieux voir.
– Ce n’est pas le père ! Oh ! bien non, que je dis ! Si c’était le père, je le verrais. »
Il secouait la tête, d’un mouvement lent et obstiné, ses lèvres froncées en une moue de tristesse, ses prunelles bleu de mer pointées sur l’embarcation, dont on ne pouvait cependant lire ni le numéro ni le nom, et sur laquelle de minces silhouettes indiquaient seulement les pêcheurs.
Le vieux insistait, reprenant :
« Tout à fait sa figure, à la Reine-des-Anges, et sa manière de naviguer, qu’il n’y en a pas deux de Camaret à manœuvrer ainsi. Si c’est pas ton père, c’est que j’ai une damnée brume sur les yeux et crue les mousses valent mieux que les anciens à l’heure d’aujourd’hui ! »
Dans la grandissante clarté du soleil montant, un soleil d’hiver qui ne parvenait pas à chauffer, mais qui donnait à tous les objets une netteté, une découpure de métal, la chevelure blonde du petit roula comme un champ de blé sous la rafale, et Pierrik continua de geindre :
« C’est pas lui ! c’est pas lui ! Il n’y a pas la pièce à Corentin Cosquer. Je sais bien, moi ! »
Il venait de se hisser tout debout, sur les pierres branlantes du mur, afin de mieux voir.
Un gros soupir souleva le maillot de laine tendu sur sa jeune musculature en formation, des pectoraux déjà bombés, pleins de promesses de force, de résistance, des épaules larges, charnues, sur une petite charpente solide, droite, un corps souple et mince, avec des reins carrés, taillés en vigueur pour une vie de batailles, de luttes redoutables.
Le pêcheur le contemplait attendri :
« Un rude petit gars pour ses sept ans ! Tout son père à cet âge, ma foi ! »
De la tristesse mouillait le bon regard des yeux du petit, détournés du large avec découragement, dans la certitude croissante que la barque en vue n’était pas, encore cette fois, la Reine-des-Anges, depuis plusieurs jours attendue.
Jamais jusqu’alors les voyages de Danielou à l’île de Sein n’avaient duré aussi longtemps ; déjà presque toutes les embarcations parties en même temps que la sienne étaient rentrées, bien avant la tempête, ayant plus rapidement terminé leur pêche, ramassé leurs casiers à homards. On avait seulement raconté que la Reine-des-Anges paraissait en très bonnes conditions, que son équipage se montrait en joie, très favorisé par la pêche, ne faisant que jeter et que ramasser ses filets pleins de poissons ; elle comptait rapporter une pêche splendide.
Mais ces renseignements remontaient à trois jours avant le coup de suroît tombé sur le pays, et si terrible que la mer en frémissait encore. Depuis, qu’avait-il bien pu se passer ? Étaient-ils à Sein, à Audierne, en relâche quelque part ? Personne n’avait su le dire. Ce qu’il y avait de rassurant, c’est que Danielou était un pêcheur prudent, que sa barque était excellente, et que ni le sémaphore de Penhat, ni celui des Pois, ni celui de la Chèvre n’avaient signalé de sinistre en mer. Il n’y avait donc qu’à attendre patiemment.
La barque, ses voiles gonflées de ce bon vent du nord qui lui était favorable pour regagner la terre, piquait dans la direction de la pointe Tremet, n’ayant plus qu’un bord à courir, avant de venir s’amarrer à sa bouée d’attache au milieu du port.
Pierrik dégringolait comme un chat l’escalier grossièrement taillé dans la falaise.On la voyait mieux, la tache claire du visage de ceux qui la montaient devenant de plus en plus nette, si bien que le vieillard dut avouer :
« C’est pas la Reine-des-Anges, le mousse a raison ! »
Pierrik hocha la tête, et, ses claires prunelles brillant étrangement, ajouta :
« Je le sentais bien, moi, que le père n’était pas à bord ; et puis il y avait la pièce qui manquait. »
Son interlocuteur le regarda de côté avec une certaine méfiance inquiète, grommelant :
« Tu sentais, que tu dis ?… Ces Danielou, tout de même, de père en fils, qu’ils ne sont pas comme les autres !… Ils savent des choses qu’on ne voit pas !… Des croyances qu’ils ont à eux peut-être, comme les pesants de l’intérieur des terres. »
Il poursuivit tout haut, examinant la manœuvre de la barque :
« Lof pour lof qu’elle vient de virer ! Il n’y a que Danielou ou Yan Cosquer pour avoir cette précision, je les reconnaîtrais entre mille, les maîtres du vent qu’ils sont, on peut dire ! Ce serait donc l’Étoile-Polaire à c’t’heure ? »
Par une dernière auloffée, l’embarcation, couchée sur bâbord, accourait du fond de la rade, laissant derrière elle la pointe Tremet et la plage de Trez-Rouz ; déjà on percevait le bruissement de ses voiles qui chantaient puissamment, comme des ailes d’albatros, en fendant l’air d’une vitesse foudroyante. La marée étant haute, au lieu de se diriger sur sa bouée, elle marchait droit à terre, traînant à sa suite un sillage d’écume frissonnante.
« Si c’est Yan Cosquer, il arrive de Sein, » remarqua l’enfant tout pâlissant et cloué à sa place par une émotion terrible.
Le vieux avait laissé tomber à ses pieds sa charge de filets, et ses regards ne quittaient plus l’embarcation, si près de Camaret maintenant qu’on pouvait plonger dans son intérieur ; il marmottait de manière à ne pas être entendu de son compagnon :
« Un bout de mât brisé qu’on croirait qu’elle rapporte, et comme elle a les deux siens bien intacts,… alors… »
Il ne termina pas, glissant un coup d’œil oblique vers Pierrik toujours immobile, les yeux grands ouverts devant lui.
Celui-ci répétait, absorbé :
« Yan Cosquer ! Yan Cosquer ! »
Il se mit à énumérer les hommes montant la barque :
« Hervé Trémor, Yves Lagadec, Jean-Marie Cosquer, le fils à Yan, Le Fur, le mousse. Oui, je vois bien, tous ceux de l’Étoile-Polaire, avec le patron. Ils sont tous revenus, eux, de là-bas !… »
Ses prunelles cherchaient à reconnaître quelque chose qu’il ne voyait pas bien, au milieu des papiers, des avirons, des objets de toute sorte entassés sur le plancher du bateau, et il se penchait tellement, que le vieillard, craignant qu’il ne tombât du mur, se rapprocha de lui, les bras tendus, interpellant :
« Oh ! diable ! Où vas-tu donc ? »
Une pitié amollissait la brutalité voulue de sa voix, car il devinait bien ce qui attirait ainsi l’attention du petit, et il eût voulu essayer de le distraire, de l’empêcher de voir, grondant :
« T’es fou, à c’t’heure, gamin ! Tu vas te jeter en bas du Ber-ar-Gac, si tu continues. Puisque c’est Yan Cosquer, tu n’as pas besoin… »
Il était trop tard déjà ; Pierrik faisait, indiquant ce qui appelait impérieusement ses regards :
« La voile brune, là, là, tenez !… Oh ! tonton Noël, c’est du malheur pour moi que je devine ! Il y a un C, vous voyez, et puis, et puis, un numéro, le numéro… Je ne vois pas bien d’ici ; mais je veux savoir, il le faut !… »
L’autre s’interposa, essayant encore :
« T’as pas ta raison, que je répète, mon fi ! Tu vois mal à c’t’heure ! Ne cherche pas ainsi ta misère ! Voyons, voyons, Pierrik, mon gars !… »
D’un bond, le petit venait de sauter du haut du mur, et à présent il dégringolait comme un chat l’escalier grossièrement taillé dans la falaise et aboutissant à la mer ; il criait, terrifié :
« J’ai vu ! J’ai vu 508 !… C’est le numéro !… Pourquoi, oh ! pourquoi ?… 508, celui de la Reine-des-Anges ?… »
Des pêcheurs, des femmes, sortis des maisons entassées sur le morceau de grève, très étroit, resté à sec entre Camaret et la mer, jetaient des questions au bateau qui arrivait, et dont un matelot attachait l’amarre à un anneau scellé dans une grosse pierre.
Tous avaient, du premier regard, aperçu le tronçon de mât, le lambeau de toile écussonné de la lettre C et du chiffre 508.
Une grosse voix triste lança du fond du bateau :
« C’est tout ce qu’on a retrouvé, le mât à Audierne, la voile à la baie des Trépassés !… Pas une planche, pas un cadavre ! »
Des gémissements de femmes commençaient à monter, pleurant le désastre, tandis que la nouvelle courait de maison en maison, en sinistre traînée de désespoir :
« Perdue corps et bien ! »
Mais un cri domina tous les autres bruits, une plainte si aiguë, qu’elle fut entendue de tous, grandit, s’imposant avec son appel lugubre :
« Papa ! papa !… »
Puis immédiatement, l’interrogation haletante :
« C’est-y vrai que notre Reine-des-Anges a péri ? »
Il questionnait, délirant, ne pouvant croire encore à un tel malheur, malgré ce débris de mât, ce lambeau de voile retrouvés, voulant conserver l’espoir que ce n’était pas la barque de Danielou, le bateau de son père, qui avait sombré.
Trémor, qui ramassait en cet instant la lugubre épave, releva la tête, reconnaissant la voix de l’enfant ; il confirma, le cœur crevé :
« Tout seul que te voilà au jour d’aujourd’hui, mon pauvre petit gars ! »
Et Lagadec appuya, en écho fidèle de son camarade :
« La mer a tout gardé, hommes et barque ; elle ne nous a rendu que cela. »
Pierrik Danielou, s’affaissant sur le bloc de rocher qui terminait l’escalier de la falaise, la tête tombée dans ses mains, bouleversé de douleur, appelait celui qui ne pouvait plus l’entendre, celui qui le laissait seul dans la vie :
Les lamentations des femmes s’élevaient, stridentes.« Papa ! papa ! qu’est-ce que je vais devenir ? »
Autour de lui, dans la rumeur des voix, l’apitoiement gagnait, faisant oublier la misère des autres pour cette misère particulière, tombée sur ce pauvre être sans défense, sans appui, sans ressources.
C’était en pays de Cornouailles, dans la presqu’île de Crozon, que ceci se passait, en des temps assez anciens de Camaret, d’un Camaret primitif et sauvage qui n’était pas encore le Camaret moderne, le joli petit port aux maisons bien alignées, au quai nettement dessiné, d’où les croyances bizarres, les superstitions et les légendes ont été balayées peu à peu par le grand souffle de civilisation venu de l’intérieur de la France, de même que la puissante brise de l’Océan accourant du plein large de l’Atlantique purifie et assainit le pays.
C’était à des époques où les habitants, rudes et braves comme maintenant, étaient en outre restés encore presque enfants, tout à fait Bretons à force de naïveté crédule.
Cependant c’est une histoire de tous les jours, un fait toujours aussi fréquent de ces terribles côtes de tempêtes et de grosses colères de l’Atlantique, qu’une barque de pêche se perdant corps et biens en revenant de l’île de Sein, entre la pointe du Raz, le cap de la Chèvre et la pointe des Pois.
À présent, quand la chose redoutable arrive, on dit que le patron a été imprudent ou trop pressé, qu’il a voulu partir lorsque la mer n’était déjà plus maniable et tout à fait démontée ; on explique qu’une bourrasque menaçait ; on attribue le naufragé à une saute de vent, à une voile pas assez tôt amenée, à un faux coup de barre, parfois même à l’alcool.
En ces temps primitifs bien qu’ils ne soient pas très loin de nous, on ne s’arrêtait pas à des explications aussi simples, aussi naturelles ; on cherchait au-delà, dans le mystère des êtres et des choses, dans le gouffre insondable du surnaturel.
Dès que la nouvelle apportée par Yan Cosquer et son équipage eut commencé à se répandre, tout un concert de malédictions gronda dans les groupes accourus pour discuter le malheur et en connaître l’étendue. Pas un cadavre n’avait été jeté à la côte ; peut-être n’y reviendraient-ils jamais, emportés comme tant d’autres au large par les courants ; peut-être quelque grosse marée les rapporterait-elle en épaves défigurées, hachées, sabrées par les pointes et les tranchants des rochers, demi-dévorées par les bêtes de l’eau.
Les lamentations des femmes, mères ou filles des naufragés, accourues de Kermeur, où la nouvelle était arrivée en quelques instants, s’élevaient stridentes, au milieu des explications, des conversations, des douleurs bouillonnantes, et, brusquement, Hervé Trémor, de Lescoff, près du raz de Sein, montrant le poing dans la direction du sud-ouest, souffla d’une aigre voix peureuse et colère :
« C’est encore cette Catouche de malheur qui a fait le coup ! »
Une sorte de stupeur paralysa un moment les gosiers, tandis que les prunelles des uns et des autres s’entrecroisaient, chargées de flammes, sous une vague et visible brume de crainte.
« Catouche !… Celle de Sein ? questionna une femme plus énergique ou plus affolée que ses voisines.
– Il n’y en a point d’autre, pour sûr ! » reprit Trémor, prenant peu à peu de l’assurance, une fois son insinuation lancée, en la voyant favorablement accueillie.
Yves Lagadec secoua la tête approbativement pour venir à son aide ; il ajouta, aggravant encore l’accusation en la complétant, lui qui était originaire de l’île même de Sein, tandis que son compagnon n’était que du cap :
« Oui, c’est la faute à ce damné Bateau-des-Sorcières, conduit par Catouche !… Le Bag-Sorseurez, que nous disons chez nous. »
De la foule, répétés par des voix rauques, les mots d’Arnior montaient, roulant leurs rocailleuses syllabes à travers les airs, avec une furie de lames râlant sur une plage de galets :
« Bag-Sorseurez !… Bag-Sorseurez !… Bag-Sorseurez !… »
Catouche ! Le Bateau-des-Sorcières ! Cette double évocation remua dans la foule, avec une puissance sinistre, la fièvre latente des fables, allant réveiller les superstitions ancrées au fond des cerveaux, les rancunes anciennes de ceux de la grande Terre contre ceux des îles, les souvenirs endormis, mais inoubliés, inoubliables.
Les gémissements, cessant de se traîner pleurards, désolés, se gonflèrent en phrases de tempête, ramassant sur Catouche, sur le Bateau-des-Sorcières, toute l’indignation, toute la révolte de ces pauvres désespérées, qui réclamaient à l’impitoyable Océan leurs pères ; leurs maris, leurs frères, leurs fils. C’était Catouche la coupable ; c’était son bateau, l’énigmatique Bateau-des-Sorcières, la cause du malheur, la cause de toutes les catastrophes du même genre.
« Catouche ! »
Le nom fatidique, avec sa consonance étrange, roula, répercuté tout le long du port, en un grondement terrible et prolongé, qui sembla le mugissement de quelque lame énorme venant des profondeurs de l’Atlantique, accourant des brumeux alentours du raz de Sein pour s’écraser en plainte de mort, en menace sinistre contre les maisons de Camaret.
Puis, après cette première explosion irrésistible, déchaînée en bourrasque impétueuse, pendant quelques instants la puissance de l’invisible redoutable ressaisit la foule, pesa sur elle de tout son mystère, la plongeant dans la stupeur, éteignant les plaintes trop bruyantes, arrêtant sur les lèvres gonflées de violences les mots imprudents que déchaînait la douleur.