« Sainte Anne ! sainte Anne ! C’est-y possible ? »
Des souvenirs de vœux faits dans les situations désespérées, de processions reconnaissantes, avec leur mirage papillotant de cierges aux flammes rousses, lui revenaient, hantant son cerveau de l’évocation sinistre des naufrages.
À tous, maintenant, la première ivresse de fanfaronnade, de gloriole bruyante des moments précédents déjà dissipée, le danger apparaissait, tel qu’il était, épouvantable, imminent. Ils commençaient à douter de jamais le revoir, cet humble petit village de Kermeur, en presqu’île de Crozon, sur la hauteur, entre Camaret et la plage du Veryhac’h, ce hameau dont ils étaient tous, excepté le patron Danielou, qui habitait le Lannic, une maisonnette un peu isolée, en retrait de la falaise du Beg-ar-Gac, au-dessus de Camaret. La folie de leur imprudence leur apparaissait tout à coup en présage de mort.
Chaque assaut de la mer devenait plus rude à supporter, plus difficile à vaincre, et, si peu qu’ils eussent donné de toile, c’était encore trop pour la violence de ce vent, qui de nouveau recommençait à se faire mauvais comme le matin, couchait presque complètement la pauvre Reine-des-Anges sur le flanc de tribord, de façon telle, qu’ils devaient se cramponner de toutes leurs forces aux moindres bouts de bois ou de cordages pour ne pas être balayés par-dessus le bord.
En une seconde de défaillance, les mots lui montant malgré lui aux lèvres, Danielou avoua :
« J’ai souvent vu mauvaise mer pour mes retours de l’île de Sein à Camaret, mais jamais comme à ce jour. Fasse le Ciel que ce ne soit pas le dernier ! »
L’effroyable masse d’eau s’abattit sur la Reine-des-Anges avec un bruit de cataracte.Puis immédiatement l’énergie lui revint, cuirassant son cœur contre cette faiblesse qu’il venait d’avoir, lui rappelant qu’il devait donner l’exemple à ses hommes, en même temps que la vue du mousse éveillait sa pitié, le faisant ressouvenir de son propre fils à lui, qui attendait son retour, là-bas, à Camaret.
Il eut, à cette dernière pensée, un cri d’angoisse, de lutte, d’héroïsme :
« Et mon p’tit gars, à moi ! Pour lui il faut vivre, arriver quand même ! »
Justement l’enfant, qui, avec l’insouciance de ses douze ans, l’inconscience du péril, avait d’abord applaudi au départ, à présent, glacé par cette énorme avalanche d’eau froide, qui ruisselait sur eux sans arrêter, les inondant de la tête aux pieds, appelait à voix basse, étranglée de terreur, en un cri de détresse machinal et continu :
« Maman ! maman ! »
Dianelou se sentit froid au cœur ; en une seconde d’irrésistible et poignant remords, il bégaya :
« Sa mère, qu’il demande ! Pauvre petiot ! C’est vrai, je n’y ai pas pensé au départ, brute que je suis ! Oh ! la grande misère que c’est ! Nous n’aurions point dû quitter l’île ; pourquoi ai-je cédé ? »
Maintenant plus creuse, plus haute, chaque vague devenait un mur épais, mobile, qu’il fallait franchir de plus en plus péniblement. L’instant atroce était celui où la barque se trouvant au plus profond, on ne distinguait plus qu’un morceau de ciel noir, comme l’implacable couvercle d’une tombe refermé sur cette fosse remuante, et, une seconde, ils ne savaient pas si les deux murailles d’eau n’allaient pas se rejoindre subitement pour les engloutir.
Ils n’échangeaient plus une parole, n’osaient même plus se regarder, quand le moment critique arrivait, de peur de lire, dans les yeux de leurs camarades, la folle épouvante qui étreignait leur propre cœur et qui flambait dans leurs prunelles élargies par l’approche de la nuit suprême.
Seulement, lorsque le danger était passé, on entendait une sorte de soupir général de soulagement, de reprise d’espoir, et un murmure ronflant, un bourdonnement des lèvres ; sans doute des vœux secrets, des promesses aux saints et aux saintes dans lesquels ils avaient le plus de confiance se faisaient tout bas.
Parfois, plus haut, des bribes de phrases s’envolaient, saisies par la rafale, jetées vers le ciel, emportant des supplications pieuses, des fragments d’adoration, la Croyance préférée de cœurs houleux d’effroi :
« Protégez-nous…
– Sainte Marie, mère de Dieu…
– Bonne madame du Roc-Madou, je fais vœu de…
– Vous en qui j’ai confiance et…
– Saint Rémi, patron de Camaret, je promets… »
Tout cela mêlé, confondu avec les rugissements de la tempête, le grondement de chaudière en ébullition de l’Atlantique, le grand vacarme solennel de toutes ces profondes masses d’eau tournoyantes et implacables, lancées les unes contre les autres en une fureur atroce de dévastation.
Déjà, à deux reprises, il y avait eu une sorte d’hésitation dans l’allure de la barque, au moment de gravir une nouvelle vague plus escarpée que les précédentes ; la Reine-des-Anges avait eu comme un tremblement sur place, une seconde d’inertie en face de la tâche à accomplir, et le patron, qui semblait faire corps avec son embarcation, tellement il la connaissait bien, avait pu constater, le premier, ce signal mystérieux.
Il conclut, comprenant l’aggravation soudaine du péril :
« Trop chargés que nous sommes ; c’est notre pêche qui fera notre malheur. La misère du ciel est bien décidément sur nous ! »
Pour lui il n’y avait plus de doute, si la hauteur des lames ne diminuait pas, ils étaient perdus : la barque était lasse et ne pourrait lutter davantage. Elle avait eu ce petit frémissement révélateur du cheval depuis trop longtemps lancé à toutes brides, et dont les forces s’épuisent, qui est au moment de s’abattre sous son cavalier.
Il semblait à Danielou que c’était lui seul qui soutenait encore la barque, de sa main crispée sur la barre, soudée au gouvernail, et que sans lui elle aurait déjà sombré. Combien de temps pourrait-il encore la maintenir ?
Comme elle escaladait lourdement une nouvelle lame plus haute, du sommet de laquelle la vue s’étendait davantage, il eut le temps de promener un long regard devant lui.
Il jeta une faible exclamation, vite étouffée, un mot qu’il écrasa entre ses dents par un dernier effort de volonté :
« Perdus ! »
Il avait aperçu, accourant de loin à leur rencontre, une succession terrible de vagues monstrueuses, dépassant en hauteur et en épaisseur toutes celles qu’ils avaient rencontrées jusqu’alors.
Jamais la Reine-des-Anges, épuisée, tous ses bordages craquant, comme prêts à se disjoindre, ne pourrait tenir contre cette dernière attaque.
Encore une fois, deux fois, trois fois, la barque fragile surmonta les obstacles, d’une sorte d’élan de désespoir ; puis elle glissa sur la pente plus longue, plus inclinée d’une vague, ainsi que sur le versant, impossible à remonter, d’un précipice fermé par un roc à pic.
En véritable montagne barrant tout l’horizon, une lame immense, épaisse, d’un vert glauque, s’avança de la pleine mer vers eux, monta, monta toujours, avec, se jouant à son sommet, sa frange d’écume échevelée, éparpillée par la rapidité de la course et de la force du vent, en crête blanche de monstre marin.
Le tout jeune, tombant à deux genoux sur le plancher de la barque, joignit les mains, les yeux dilatés par l’horreur, et hurla :
« La fin ! la fin ! Jamais on ne pourra… Ah ! mon âme à Dieu ! Pardonnez-nous nos péchés, Seigneur !… Je ne reverrai plus… »
Il avait lâché l’écoute, sentant toute résistance inutile, renonçant à se défendre plus longtemps.
Le mousse terrifié recommençait sa plainte gémissante de petit enfant, se cachant la figure sous un morceau de prélart pour ne pas voir, comme il se fût blotti derrière la jupe de sa mère :
« Maman, maman, au secours ! Défends-moi ! Maman, à moi ! »
Le vieux se résignait, tête basse, et murmurait, songeant à toutes les traversées, à tous les voyages exécutés durant sa longue existence de marin, de pêcheur :
« C’est le dernier que je fais, bien sûr ! Selon votre volonté… »
Et une prière mourait sur ses lèvres, qu’un petit frémissement d’agonie secouait déjà.
Elle accourait, se rapprochant, se rapprochant toujours.
Ils eurent tout le temps de la voir venir du fond de l’Atlantique, s’enfler, d’abord muette et terrible, lentement, avec une sorte de majesté hautaine, puis plus vite, de plus en plus rapide, grondante maintenant, rugissante, le brisant de son écume bouillonnante frémissant là-haut, au-dessus d’eux, entre le ciel et la barque. C’était bien, cette fois, l’engloutissement définitif, inévitable, sans espoir.
Le père de famille, pensant à sa femme, à ses huit enfants, qui allaient rester seuls, fit, un peu amer, le cœur battant :
« La mort ! Allons, c’est bien ! Adieu !… »
Rien ne pouvait plus les sauver.
Danielou eut encore la force de se redresser debout, ne maintenant plus la barre qu’à l’aide de son genou appuyé contre elle, la tête haute devant le danger, en vaillant qui veut recevoir le coup en face, sans peur, sans lâcheté. Ses yeux, largement ouverts, contemplaient fixement la vague meurtrière, suspendue sur lui.
Soudain, ce qu’il revit, d’une vision très nette, entre cette muraille d’eau et lui, ce fut une maisonnette basse, accroupie pour offrir moins de prise au vent, écrasée sur le haut de ce bout de falaise qui domine la gauche du port de Camaret, du côté de Penhat, un pauvre toit aux ardoises scellées dans le plâtre, verdies par l’humidité, des filets accrochés aux murs, un étroit enclos de pierres sèches, où poussaient quelques pommes de terre, quelques légumes ; et, l’attendant, un petit être, son fils, un gamin de sept ans au plus, son Pierrik, qu’il aimait tant.
Tout à l’heure, dans quelques instants, une minute au plus, ce Pierrik allait être l’orphelin, sans père, comme il était déjà sans mère, sans frères ni sœurs, sans parents, sans personne, tout seul dans l’horreur de la vie !
Ce fut instantané, foudroyant, si parfaitement visible, si vivant en cette seconde de mort, que Danielou tendit les mains devant lui, de toute la longueur de ses bras, pour atteindre, pour toucher cette chère et douloureuse image.
Il appela, plaintif et très doux, de l’élan passionné de son affection de père :
« Pierrik ! mon Pierrik ! C’est donc toi, mon p’tit gars ? »
Il souriait, heureux, croyant le tenir, l’étreindre sur sa poitrine, le cœur tout battant à coups sourds d’espoir et de bonheur, transfiguré par la joie.
L’effroyable masse d’eau, avec sa formidable clameur d’épouvante et de m******e, s’avança, s’éleva plus haut, encore plus haut, comme pour escalader le ciel, s’abattit en volute immense, croula sur lui, sur la Reine-des-Anges, avec un tapage de cataracte, étouffant les cris de douleur, de désespoir, de colère, de miséricorde, qui tentaient de monter de la barque.
Elle souffleta Danielou de sa force géante, elle éteignit ses yeux illuminés par le mirage de tendresse, elle emplit sa bouche ouverte pour le b****r à l’être adoré, elle le renversa pêle-mêle avec ses compagnons, dans l’effondrement des mâts, des voiles, de la barque, et tout disparut à jamais, maison, enclos, vision d’enfant.
D’autres montagnes d’eau passèrent, comme pour effacer le crime, d’autres encore, d’autres toujours.
Un grand rugissement, où sonnait une sorte de râle de plaisir, d’assouvissement, gronda, emplissant tout l’espace, depuis les dernières lignes brumeuses de l’horizon jusqu’aux régions infinies et mystérieuses vers lesquelles glissait à pic, corps et biens, sous les nappes épaisses et successives, la Reine-des-Anges.
Plus rien que des vagues folles, des gerbes d’écume, une convulsion féroce et implacable des éléments, une danse frénétique des lames se roulant sur elles-mêmes en un maelstrom vertigineux, le seul tumulte monstrueux et souverain des eaux puissantes, secouées, bousculées, bouleversées jusqu’aux plus grandes profondeurs de l’abîme, et une grosse voix de tempête hurlante, farouche, désespérante, implacable, sur le désert de l’Atlantique, tandis que la nuit commençait à ensevelir la nature de ses traînants voiles de deuil.