V
Le confesseurLes jours suivants, Bianca voulut induire son amie au péché que cette nuit leur avait révélé. Léonora supporta patiemment ses obsessions, comme l’exercice utile, et le commencement d’un effort qu’il faudrait bientôt très grand ; et déjà à résister, elle éprouvait un plaisir d’orgueil.
– « Ce que je laisse ici », dit-elle en quittant Pratolino, « la vieillesse seule me le rendra ».
Dès lors, dans le silence et l’ombre des nuits, enfiévrée de songeries pubères, elle accouda son désir diffus à la fenêtre de la place.
À des questions qui ne portaient que sur les choses de l’amour ; à ses lectures qui n’étaient que de romans passionnés et de voluptueuses poésies ; à ses absences d’esprit sans cesse traversées par des visions qui l’ôtaient de la leçon ou du discours ; à l’irritabilité de son humeur, chaque heure changeante ; aux marques d’une sensibilité qui n’était pas de nature, Sarkis reconnut qu’en elle, avait lieu ce poétique drame de la puberté, qui se dénoue, soit dans le triomphe douloureux d’une continence maintenue, soit dans la déchéance d’une bestialité acceptée : ce qui l’emporte à cet instant troublé, l’emportera dans l’avenir passionnel.
Le souvenir ineffablement pur de sa première communion lui revint au milieu de cette crise, où dans la dualité de l’être incapable d’équilibre, une prédominance d’esprit ou de chair s’accuse. Elle demanda à la prière l’apaisement de sa pensée ; mais ses élans icariens vers Dieu, à peine élevés, retombaient devant les profanes images du désir.
Alors elle sentit le besoin de celui qui, d’une main sainte, apaise et éteint les flammes impures et qui, sur la chair et l’esprit en péché, applique les mystiques bandelettes de la religion, seules rênes qui puissent arrêter la faiblesse humaine, sur la pente obscènement glissante de la sexualité.
Le chanoine qui disait la messe de huit heures à Notre-Dame-des-Fleurs apportait, dans la célébration du mystère, une onction si douce, un recueillement si plein de grand acte qu’il accomplissait, une telle conscience de la présence réelle, qu’il semblait, dans ses larges gestes d’officiant, porter à Dieu les prières des fidèles et prendre au ciel la bénédiction qu’il épandait à la terre.
Avec une confiance sûre d’être justifiée, Léonora s’agenouilla au confessionnal du Père Francesco et lui ouvrit son cœur sans artifice d’expression ni restriction mentale, disant toutes ses pensées, même les honteuses ; tous ses désirs, même les bas.
– « Mon enfant », lui dit le prêtre après l’avoir entendue, le mal, c’est laid ; il faut que le cœur soit beau pour plaire à Dieu ; et je vois prématurément dans votre esprit ces idées décadentes du mépris de la bonté, du dédain de la vertu, de la conception d’un idéal dans le mal… Oh ! j’ai été de ceux-là pour qui l’art est le seul vrai Dieu –, le génie, le seul prophète… Je ne voyais rien au-delà d’un chef-d’œuvre, et du jour où j’acquis la certitude que je n’en ferais jamais, le monde me sembla vide, la vie inutile et insupportablement vaine. Un après-midi, où la lassitude d’exister me faisait chercher la porte à prendre, pour sortir de l’existence, je me dirigeai machinalement vers il Carmine, où j’étais entré si souvent, en fidèle de Masaocio. J’allai à la chapelle Brancacci, et devant les merveilles de Lippi et de Masolino, je pleurai les larmes de feu de l’impuissance. C’était l’heure de la sieste, j’étais seul dans l’église, je m’assis sur une marche. Soit chaleur de l’été, soit affaissement moral, je m’endormis. Fut-ce un rêve, une vision ? Mon esprit résolut-il, pendant le sommeil, la préoccupation de la veille ? Je me réveillai en sursaut, l’esprit tout illuminé :
– « Et le génie du bien », pensai-je, « n’est-ce pas aussi du génie ? Et les actes de vertu ne sont-ils pas des chefs-d’œuvre ? Chercher l’idéal dans la perfection de son cœur, n’est-ce pas l’ait suprême, le plus beau, parce qu’il reste secret et sans louange, et le plus doux à l’œil de Dieu, parce que lui seul le voit » ? « Mon âme » m’écriai-je, « sera la fresque que je peindrai de vertu pour les suffrages du ciel ! ».
« Je me fis prêtre, et j’ai été un artiste en perfection chrétienne, artiste inférieur, mais enthousiaste et consciencieux. À ma mort, je présenterai à N.-S. au lieu de tableaux splendides, mon âme dont j’ai tâché de faire un chef-d’œuvre de foi et de charité. Avoir l’âme belle, cette pensée-là a été toute ma force ; qu’elle soit la vôtre. »
Ce langage fut purificateur pour la pénitente ; elle revint souvent au confessionnal et s’en retourna toujours améliorée. Ce vieillard avait pour elle la prédilection d’un bon pasteur pour la brebis égarée, et l’artiste qui était en lui mettait du génie à redresser selon le bien, cette pensée courbée vers le mal.
À la parole du prêtre, la quiétude revenait dans les sens et la pureté dans l’esprit de la princesse. Une splendide métamorphose commençait, et avec des soins de serre mystique, l’apôtre hâtait l’éclosion de cette fleur inespérée, le lys des puretés dans une âme mauvaise.
« La guérison de ce cœur sera mon chef-d’œuvre », pensait cet esthète ; mais Dieu ne lui permit pas même celui-là.
Une attaque d’apoplexie le coucha sur son lit, d’où il ne devait plus se relever. Il fit appeler Léonora.
– « Mon enfant… » lui dit-il, « je n’ai plus beaucoup d’heures à vivre… Je vous aurais ramenée à Dieu… Il me rappelle à lui sans m’en laisser le temps… Que sa volonté s’accomplisse… Je prévois, et cela attriste ma mort…, que vous ferez beaucoup de mal… Vous croyez…, mais d’une foi sans œuvres, et vous n’avez pas de charité ; or, la charité c’est tout. N.-S. ne s’est attribué ni le génie, ni la domination ; il n’a prétendu qu’à la seule charité ; c’est par là qu’il a conquis les âmes ; c’est par là qu’on conquiert le ciel… Écoutez-moi : j’ai repensé tout ce qu’on avait pensé d’élevé avant moi ; et je vous le dis : nous ne sommes en ce monde que pour mériter celui dans lequel je serai bientôt ! Eh bien ! il est une vertu que j’exige de vous, et votre orgueil vous la rendra facile… Votre tête péchera assez, hélas ! que votre corps du moins soit sans péché. »
Et le saint prêtre, artiste jusque dans le sacerdoce et jusque dans l’agonie, magnifiquement aveuglé par son amour du beau, s’écria : « Tuez la chair, et Dieu pardonnera peut-être à l’esprit. Il vaut mieux l’orgueilleuse pensée de Faust qui veut ravir à Dieu le secret de la vie, que Don Juan qui tombe à la brute. L’idéal, c’est la continence, c’est la chasteté. »
Épuisé par cet effort, il bénit la princesse et la congédia d’un geste d’adieu – le viatique entrait.