IV
L’amant et l’amieAmidei, descendant de ceux qui assassinèrent Buodelmonte, était un timide et rougissant jeune homme, tout fille, à la tête Benjamine, au parler deux et hésitant que son oncle, le vieux Strozzi, poussait à courtiser Léonora, dans l’espoir d’un mariage bellement héraldique.
Docile et cédant au besoin d’aimer de son âme tendre, il s’éprit passionnément. Léonora, déjà méchante, c’est-à-dire déjà femme, s’amusa de ce sentiment avec cruauté. Osait-il quelque déclaration balbutiée, la jeune princesse singeant son air chérubin, lui roucoulait en réponse, sur un ton bouffe, les plus langoureux sonnets de Pétrarque.
– « Parlez-moi d’amour ainsi et je vous écouterai. »
– « Je ne sais qu’aimer, et ne sais pas le dire ! » répondait Amidei. – « Comment ! » s’exclamait Léonora, « vous m’aimez et vous n’en devenez pas poète ? Je ne veux de soupirs que sous forme de canzones et sonnets, comme Le Tasse et l’Arioste en faisaient à mes aïeules Lucrezia et Léonora ».
Amidei prenait une prosodie et à grand-peine écrivait un méchant sonnet que Léonora trouvait tel et dépitée, elle s’exclamait pleine de rancune : « Je ne puis donc pas même inspirer un bon sonnet. » Elle s’ingéniait en des méchancetés dont le soin qu’elle prenait de le troubler de concupiscence n’était pas la moindre. Elle était parfois impudique pour jouir de la confusion d’Amidei, comme elle le fut plus tard envers ses adorateurs pour hérisser leur chair, de toutes les flèches du désir vain.
Un jour d’août, Bianco del Agnolo vint la chercher en calèche pour remmener une semaine à Pratolino. Léonora sauta joyeusement dans la voiture qui emporta, par la porte San Donate, les deux jeunes filles seules et heureuses de l’être, comme en escapade.
L’aride Apennin et le colosse Jean de Bologne succédaient à la fertile plaine de l’Arno quand Bianca dit à son amie :
– « On voulait te donner la chambre bleue d’apparat, j’ai dit que tu serais mieux dans la mienne ; nous coucherons ensemble avant de s’endormir on pourra causer très tard. Oh ! ce sera gentil ! »
La villa des del Agnolo s’élevait sur l’emplacement de ce Marly Toscan, où le Grand-Duc François et Bianca Capello allaient cacher leurs amours.
Le soir, les deux amies parlaient du Pratolino des Médicis.
– « Tu t’appelles Bianca, toi aussi », disait Léonora, « prends garde à ton Capello ; qu’il n’aille pas coiffer l’aile des moulins ».
– « Il a dû se passer ici, des choses », faisait Bianca, en se coulant dans un fauteuil.
– « Oui, comme il y en a, dans les passages des romans français que Sarkis ne voulait pas me lire. »
– « Raconte-moi ça » dit Bianca, en entraînant son amie au balcon.
Une lumineuse nuit enveloppait le jardin de son mystère séducteur. Des bruits d’insectes, de feuilles, de sources s’élevaient et s’abaissaient comme une respiration de la nature endormie et rêvant.
De la terre, les souffles humides et chauds montaient au balcon, en effluves grisants ; de l’herbe pleine de lucioles, du ciel plein d’étoiles, des charmilles pleines d’ombre, du silence plein de voix, du sommeil plein de vie, une fascination sortait.
– « Raconte-moi, dis… » insistait Bianca.
– « Plus tard… pas maintenant… ne me parle pas ; laisse-moi… Je suis bien… » disait mollement Léonora.
Les phalènes frôlaient ses joues de leur contact de velours ; un sourire pâmé lui entrouvrait les lèvres ; sur elle, délicieusement, des torpeurs descendaient, et des sensations nouvelles et diffuses faisaient courir sur sa peau moite de petits frissons d’une volupté douloureuse.
– « Ne voudrais-tu pas », disait Bianca en lui prenant la taille, « qu’à ma place ce fût un beau cavalier qui te tînt dans ses bras » ?
– « J’aimerais mieux le voir à mes genoux », répondait Léonora qui, toujours accoudée, fixait ses yeux dilatés sur l’ombre, hypnotisée par le magnétisme de cette nuit d’été.
– « Vas-tu attendre là, l’aurore aux belles mains, aux pieds étincelants ? » s’écriait en riant Bianca.
Elle fit un effort et s’arracha du balcon plutôt qu’elle ne le quitta, les oreilles rouges, la tête lourde, la bouche séchée.
Déshabillées, elles s’attardaient aux menus soins, de toilette, lorsque Bianca s’écria tout à coup :
– « Viens nous voir ! »
Et, entraînant son amie devant la psyché, elle rejeta son peignoir et arracha celui de Léonora avant que celle-ci ait pu s’y opposer.
La nudité de leurs corps leur apparut, imprévue, nouvelle, inconnue. Elles ne s’étaient jamais regardées ainsi, s’ignorant, et leur beauté fit monter des exclamations à leurs lèvres. Les bras enlacés, appuyées l’une à l’autre, en groupe d’art, souriantes, rougissantes, avec la palpitation d’un plaisir sous le sein, elles se contemplaient, curieuses, ravies, troublées.
Bianca paraissait la toute jeune fille de cette Vénus couchée, qui montre à la tribune, avec une lasciveté repue, l’animale séduction de son corps puissamment voluptueux. Elle en avait déjà les formes charnues, la chaude couleur, et sa gorge basse était d’une femme et ses hanches annonçaient la fécondité.
Un ange de missel, dévêtu en vierge folle par un imagier pervers ; telle semblait Léonora. Éblouissante de matité, sa carnation était celle de la Source, sans un rehaut rose, même aux genoux, même aux coudes ; et la pâleur de ses bras minces se continuait à ses mains ; et celles de ses tombantes épaules à son long cou. Elle était maigre douillettement, sans que nulle part l’ossature parût. Sur sa poitrine plate, les seins petits mais précis s’attachaient brusquement, sans transition de modelé, distants et aigus. La ligne de la taille se renflait peu aux hanches, se perdant dans les jambes trop longues d’une Ève de Lucas de Leyde. L’élancement des lignes, la ténuité des attaches, la longueur étroite des extrémités, le règne des verticales immatérialisaient sa chair déjà irréelle de ton : on eût dit une de ces saintes que le burin de Schongauer dénude pour le martyre ; mais les yeux verts au regard ambigu, la bouche grande au sourire inquiétant, les cheveux aux flavescences de vieil or, toute la tête démentait la mysticité du corps.
Bientôt elles se sentirent gênées d’être nues, et Bianca éteignit le candélabre.
– « Tu ne m’en voudras pas ? » fit-elle dès qu’elles furent couchées.
– « T’en vouloir, et pourquoi ? » demanda Léonora.
– « Parce que j’ai consolé Amidei ; tu l’affoles ce pauvre garçon. Vendredi, j’allai voir le vieux Strozzi, je trouvai Amidei seul, et triste à faire peine. Il se plaignait de loi, je le raisonnai, il ne m’écouta pas. Alors, par pitié, je l’embrassai, il m’embrassa ; je lui rendis son b****r, il me le rerendit… Tu ne m’en veux pas ? »
– « Oh ! du tout », dit Léonora froissée dans son orgueil. « Seulement, si tu commences à consoler déjà… il a fallu que tu offrisses tes consolations bien vivement, car il est timide… Et après ? »
– « Te voilà bien, toi », s’écria Bianca, « tu as l’air de t’indigner, et tu prends plaisir à entendre dire… ».
Elles se boudaient, silencieuses. Par le balcon resté ouvert, les sèves du parc entraient dans la chambre, odorantes et fiévreuses. Un rayon de lune barrait d’argent le pied du lit.
– « Tu m’en veux, dis » soupira Bianca en prenant son amie dans ses bras, et l’amadouant de caresses dont l’une s’égara. Cela n’eut pas la durée d’un des éclairs de chaleur qui sillonnaient le ciel en ce moment, mais Léonora se précipita du lit. À cette première morsure du serpent de la chair, elle s’effara comme devant une déchéance. Elle eut soudain la perception anticipée des tentations prochaines, des obsessions chamelles, de la lutte douloureuse de la volonté avec les instincts ; et la fière jeune fille pleura des larmes de colère, en sentant la Bête naître en elle.
Un geste de hasard et d’une seconde ; et c’en était fait de la pureté de ses sens.
La triste loi du corps lui apparut, jamais abrogée, difficile à éluder ; et de son orgueil saignant, une tristesse infinie s’étendit sur sa pensée.
Elle se souvint de ce mot de Sarkis :
« Ce qu’il y a de plus beau, après une âme sans faiblesse, c’est un corps sans désir. »