VI
GagaDans la bibliothèque où le trio professoral passait tout son temps, Sarkis disait à Warke :
– « Tuteur et pupille sont présentement logés à la même enseigne, à la tentation : tandis que Léonora se débat contre son tempérament, Torelli s’acoquine avec une Française, une de celles qu’on nomme tendresses et croqueuses de cœur, à Paris. Vous verrez que la jeune fille restera pure et que l’homme mûr et d’expérience croulera dans le jupon sale, et laissera jusqu’à sa dignité, dans un pli de cette chemise tant de fois et par tant de gens troussée. »
– « Vous m’étonnez », fit l’Allemand, « et… »
– « Mon cher assembleur de nuages harmoniques, vous rêvez trop pour rien voir… Torelli a commencé par la passion ; il finit par la lubricité. La sentimentalité qui, jeune, le faisait platoniquement soupirer pour Marie-Béatrix, s’est changée avec l’âge en sensualité, et ceux de ses fermiers qui ont une jolie fille peuvent l’envoyer, les mains vides, payer les redevances. Aux Cascines, j’ai vu sa maîtresse, une Française absurde ; pas de visage, une frimousse si chiffonnée qu’elle n’a pas de traits ; de petits yeux rusés et niais qui papillotent dans le glacis du maquillage qui est sa peau ; un embonpoint mou, et de ses cheveux de caniche à son déluré de grisette, l’accent de la fille de portière qui, du café-concert de banlieue, a sauté dans les sens et les écus d’un imbécile, de beaucoup d’autres suivis. Venue à Monaco avec un rastaquouère, qui fut refait ; elle convola avec un commis-voyageur qu’elle prit pour un prince et qui la laissa pour gage à l’hôtel Victor-Emmanuel. Torelli, qu’elle prit pour un commis voyageur, la rencontra aux fauteuils du Politeama et la reconduisit jusqu’au lendemain.
Quant à notre élève, depuis la mort du Père François, elle est dévoyée. Les germes de sainteté que ce sublime bonhomme avait semés et qu’il n’a pu faire fructifier assez longtemps, ont avorté, et ce qu’il en reste augmente la confusion de son âme. Je me souviendrai toujours, que, revenant du confessionnal, elle me fit le plus beau sermon et que je l’écoutai, le plus écolièrement du monde.
– " Sarkis, me dit-elle, je vous aime beaucoup, mais vous êtes coupable ; vous n’avez point de sens moral et vous m’enseignez votre propre indifférence du bien et du mal. " Ah ! nous sommes loin de cela ! L’autre jour elle lisait Martial ; à côté se trouvait l’opuscule de saint Liguori, sur la Conformité à la volonté de Dieu. Étrange princesse, douée pour tout et n’excellant en rien, compréhensive et – grâce à nous – savante, mais ne sortant pas du bien, faisant tout bien, et jamais mal, et jamais mieux ! »
Après un silence : « Celui, » reprit-il, « qui débarrasserait Léonora d’elle-même et le duc de sa pupille pendant six mois, ferait œuvre pie. Or, j’ai l’idée d’emmener Son Altesse en voyage esthético-historico-éducatoire, à travers l’Italie. Cela contenterait tout le monde. »
– « Pas moi », fit Warke.
– « Ni moi », dit Bojo qui venait d’entrer.
Et comme Sarkis étonné, les regardait, l’Allemand dit d’un air triste :
– « Un maître de chapelle ne s’emporte pas en voyage. »
– « Pas plus qu’un maître de dessin », ajouta Bojo.
– « Je réponds qu’on vous emportera », fit Sarkis qui riait.
Le duc était au Palais, et Sarkis eut à peine phrasé son projet qu’il s’empressa d’acquiescer :
– « J’ai toute confiance en vous, Sarkis », dit-il, « mais emmenez Bojo et Warke ; cela fera une sorte de suite à Léonora. »
En déshabillé, un livre ouvert devant elle, rêveuse, elle regardait ses bras nus et tressaillit, comme surprise dans sa pensée.
– « Eh bien ! » fit-elle sèchement à Sarkis, qui était entré brusquement.
– « Il importe peu, Altesse, que je vous voie nu-bras, il doit vous importer beaucoup de faire un voyage de six mois, à travers l’Italie. »
– « C’est une belle surprise », dit-elle en se levant, joyeuse.
– « Venez donc rassurer Warke et Bojo qui ont peur d’être laissés ici. »
Jetant un mantelet sur ses épaules, elle suivit Sarkis dans la bibliothèque où les deux professeurs se levèrent à sa vue.
– « Signori », prononça-t-elle, souriante, avec un grand air, « notre bon plaisir étant de voir l’Italie : Sarkis, secrétaire de nos commandements, devra, outre l’explication toujours prête et le commentaire sans fin, avoir quelque chose d’intéressant à nous mettre sous l’esprit s’il nous vient l’envie de causer ; Warke, notre maître de chapelle, emportera son violon, et lorsque nous nous arrêterons devant un monument ou un site, jouera un morceau analogue à notre situation d’esprit qu’il devinera ; Bojo, notre peintre ordinaire, dessinera les types et les paysages qui nous frapperont. Dixi et aux malles ! »
Et joyeux fut le départ, plus joyeux le voyage.
Aucun d’eux ne se souvenait d’avoir jamais été si heureux. Tous étaient en verve : Sarkis de discourir, Warke d’improviser, Bojo de croquer, Léonora d’écouter, de l’esprit et des yeux. Un triple commentaire d’érudition, de dessin et de musique lui décuplait l’impression de ce qu’elle voyait, la rendant ineffaçable.
Ils avaient quitté Florence depuis sept mois, quand de Pise, Sarkis télégraphia leur retour. Le duc était dans ses terres de Lombardie et ce fut Gaga qui décacheta la dépêche. Depuis le départ de la princesse, elle avait obtenu d’habiter au Palais.
– « Là », lui avait-elle dit, « tu auras « Gaga à gogo, » mais là seulement ».
Le duc englué par l’habitude déjà prise de cette débauche canaille, de cette luxure de faubourg ; arrivé à un âge où il ne pouvait plus être aimé et ne sachant que faire en son ennui, s’était laissé glisser dans les bras bêtes de cette fille, et selon le pronostic de Sarkis, il oubliait déjà le décorum du vice praticien.
Elle l’avait ensorcelé par tout ce qui aurait dû le préserver : la provoquance du geste, le langage de barrière, l’allure de brasserie, l’ineptie dans le cynisme, Dilettante jadis, il eût donné maintenant tout Palestrina pour une de ces scies de Bullier que suscite le Paris bête, ce Paris qui a applaudi la Belle Hélène. Avec une joie de tricoteuse se vautrant dans le lit de la reine, Gaga avait monté les quatre marches de l’immense lit à colonnes ; et cela la grisait, le matin, d’apercevoir en ouvrant les yeux un blason au-dessus de sa tête.
En relisant la dépêche de Sarkis, elle pensa qu’elle n’avait plus qu’à laisser la place à cette hautaine princesse que Torelli lui-même redoutait.
La curiosité de voir une chambre de jeune Altesse lui vint. Les tiroirs furetés, les cabinets d’ébène burganté parcourus, le lit tout en dentelles blanches l’attira et avec le plaisir et le pressentiment d’une profanation, elle entra dans ce lit où tant de fois, la chair rébellionnée avait été vaincue.
Le quart de trois heures sonna ; elle fit le mouvement de se lever, réfléchit en tirant les rideaux sur elle en riant. Que risquait-elle en s’offrant le spectacle de la vertueuse princesse indignée ?
À trois heures, les voyageurs entrèrent au Palais ; le majordome dit à Léonora que son tuteur était absent, et vivement elle courut à sa chambre ; là, quittant sa robe, en jupe et en corset, elle se lava de la poussière du wagon.
En allant par la pièce, elle vit les rideaux de son lit fermés et les écarta ; ses bras nus restèrent suspendus de surprise.
Sur l’oreiller aux armes d’Este, riait, d’un rire bête, une tête peinte, aux cheveux roux ébouriffés. L’éraillement de ce rire expliqua à Léonora qui était là. Arrachant les couvertures, elle précipita l’intruse hors du lit.
Gaga se releva injurieuse, la menaçant de son tuteur.
Une gifle lui ferma la bouche et la fit tomber assise sur un tabouret.
Toujours muette, Léonora sonna violemment et aux domestiques accourus :
– « Jetez cela à la rue », ordonna-t-elle, en étendant le bras vers Gaga en chemise et pleurante.
Valets et femmes de chambre restèrent immobiles ; ils craignaient tous l’influence de la fille sur le duc.
– « Hein ? Ce que l’on t’écoute ? » s’écria Gaga enhardie. « Je vais te la rendre ta gifle, et comme à une gamine. »
Elle saisit Léonora par son court jupon ; celle-ci se dégagea fiévreusement et saisissant sa cravache sur une tablette, elle en fouetta l’air autour d’elle.
– « Touche un peu… » dit Gaga.
Léonora blêmit sous l’épithète, et saisissant la fille par l’encolure, d’une secousse elle lui déchira sa chemise dont un lambeau lui resta aux mains.
Gaga, les doigts arqués en griffes, marcha sur elle, mais Léonora lui cingla ses gros seins, à toute volée. Hurlante, la fille chercha quelque chose à jeter à la tête de la princesse ; elle n’en eut pas le temps. Sur ses épaules, sur ses bras, sur ses cuisses, les coups de cravache pleuvaient. Vociférante et lâche sous la douleur, elle crachait les imprécations du lupanar ; et ces termes ignobles exaspéraient la colère de la princesse. D’un cinglement féroce, elle faisait rentrer dans cette flasque nudité, chaque ordure qui en sortait ; et une volupté aiguë lui venait de sentir cette chair s’écraser sous ses coups et de la voir se zébrer de longues raies rouges d’abord et toutes violettes.
Les domestiques, en italiens prudents, s’étaient retirés ; mais Julioti le cocher, pour qui Gaga avait eu une complaisance, un soir que le duc était absent, crut devoir se mettre entre la cravache et la patiente. Léonora, révoltée qu’un valet intervînt, lui fouetta le visage. Cette diversion avait suffi à Gaga pour s’enfuir. Leonora la poursuivit à travers les salons et l’atteignit au moment où elle touchait l’escalier. Avec sa fauve chevelure éparse, son corset de satin bleu qui mettait une sorte de cuirasse à sa sveltesse d’archange, elle semblait un de ceux qui châtient Héliodore dans les fresques. Elle accula la fille à un angle du palier, et là, sur cette croupe de prostituée, elle frappa formidablement, grisée par les cris épouvantables qui répondaient à ses coups. Son bras las enfin, retomba ; la fille se précipita roulant l’escalier. Leonora s’élança, mais prête à s’affaisser, elle se cramponna à la rampe d’une main, de l’autre elle lança sa cravache qui atteignit la fille au jarret et la fit tomber à genoux ; elle-même tomba dans les bras de Sarkis, évanouie, le pied foulé.
Elle ne reprit connaissance que pour entrer dans une crise nerveuse. Revenue à elle :
– « Faites atteler », dit-elle à Sarkis. Celui-ci fut obligé de la porter dans la calèche où il prit place en face d’elle. Julioti avec le stigmate du coup de cravache qui lui balafrait le visage, attendait les ordres de Son Altesse : « Au Poggio impériale », dit Léonora.