III - L’enfance d’une héraclide

3362 Words
III L’enfance d’une héraclidePar une de ces ironies de la Providence qui raille l’inanité de nos plus intenses sentiments et charge le temps de les user et de les démentir, le dernier Torelli fut le tuteur de la dernière des d’Este. La mutuelle haine de ces deux familles, militante et furieuse, pendant deux siècles, aboutit à ceci : le Gibelin amoureux de la Guelfe et tuteur de sa fille. Marie-Béatrix d’Este fut une princesse hautaine et ennuyée. Veuve, au bout d’un an, elle eut pour plaisir la chasse et pour souci le dressage des chevaux et des faucons – dédaigneuse des hommes. Une fluxion de poitrine l’emporta, jeune encore, en son château de Ferrare. Le duc Torelli avait aimé cette Artémis d’un amour inutile : il n’en obtint que la tutelle de la petite Léonora, âgée de huit ans à la mort de sa mère, et qu’il emmena à Florence. Il voulut d’abord la mettre au Poggio Impériale, le pensionnat héraldique ; mais l’enfant articula un « je ne veux pas » qui rappela au duc l’opiniâtre volonté de Marie-Béatrix que son adoration n’avait pu fléchir. Les gouvernantes se succédèrent au palais, sans pouvoir ni instruire, ni distraire la princesse. À la menace d’une punition, ses imperceptibles sourcils roux s’agitaient, un retrait des narines lui amincissait le nez, et l’on était arrêté par cette extraordinaire expression d’orgueil offensé. Aussi ne reçut-elle jamais de correction corporelle. La rêche Anglaise qui, après avoir élevé beaucoup de nobles misses, pendait son cant à la raisonner, dans un mouvement exaspéré, lui serra fortement le bras. Silencieuse, Léonora courut à la salle d’armes, se hissa sur un bahut, atteignit un gantelet et l’ayant mis à sa mignonne main vint surprendre l’Anglaise assise, et essaya de lui serrer le bras avec le gant de fer. Torelli borna le rôle de la gouvernante à la surveillance, laissant se développer, sans entraves, cette nature irréductible ; et livrée à elle-même, l’enfance de Léonora, dans la féodale demeure, sembla celle des petits paysans, sans contrainte, sans contrôle, surtout sans obéissance. Seulement, au lieu du ciel clair, des plafonds à fresques ; à la place des horizons verts, des tableaux de primitifs. Forteresse bâtie pour l’éventualité des coups de main dans un temps de guerre civile permanente, le palais Torelli gardait le sceau de l’époque farouche qui l’avait vu s’élever et ses sombres murs projetèrent sur l’esprit de l’enfant quelque chose du froid de leurs ombres. Elle grandit dans ces salles immenses où le bruit de ses jeux éveillait des échos si étrangement sonores, qu’elle les interrompait souvent, interdite, inquiète par les regards des portraits d’aïeux. Sur les mauvais sourires et les faux regards, la main du temps avait mis sa patine, mais les perversités par la mort seule arrêtées, transparaissaient en des embus, rouille du crime, et dans la gouttière des épées le sang des assassinats revenait, en ternes damasquinures. Dans ses ébats elle ne se roula pas sur les meubles mous et bas des décadences ; elle heurta sa nonchalance aux lignes droites, au bois dur, aux formes architectoniques de ce mobilier de la Renaissance qui pousse à l’action par son inaptitude aux alanguissements de la rêverie. L’ambiance de ce grandiose la fit précocement grave. Le croquemitaine dont sa bonne, une Transtevérine aux yeux de buffle, lui fit peur, fut cet Hercule de Baccio Bandinelli qui terrasse Cacus, au seuil du palais du grand-duc. Au moucharaby du même palais, elle trouva son premier livre d’images. De sa fenêtre, elle s’amusait de la colombe d’argent rayonnée d’or, des dragons de sinople, des taureaux de sable, des licornes et des lions d’or. Quand on lui eut dit les noms des quartiers qui correspondaient à ces gonfanons, aux brillants émaux, elle s’émerveilla de ces armoiries parlantes, rébus décoratifs. À dix ans, le duc l’emmena avec lui dans les salons de Florence, où l’étrangeté de sa beauté rousse lui valut cet accueil enthousiaste que l’on fait aux enfants précoces. Un soir, chez le vieux Strozzi, le peintre Majano parlait de son prochain tableau commandé par la municipalité : la ville tenant l’étendard du peuple : « de gueules au lys au naturel », dit-il. – « No, signor », interrompit la petite princesse, « le blason de la ville c’est une croix rouge sur de l’argent. » On se regarda étonné, Strozzi plus que tous. Il attira l’enfant sur ses genoux. – Comment sais-tu cela, princesse ? – « Je les sais tous », fit-elle, et substituant son parler enfantin aux termes héraldiques, elle dit : « la colombe dans du ciel, les coquilles dorées, les fouets noirs, les bêtes vertes, les chevaux avec une corne au front ; enfin, en commençant par la gauche, les seize gonfanons des quatre quartiers de Florence. » Strozzi l’avait écoutée, les yeux brillants de larmes retenues ; il l’embrassa avec une vive émotion. Ce curieux hasard eut l’importance et la proportion d’un bonheur pour ce vieillard fanatique de sa ville et qui sentait proche le Campo-Santo. – « Laissez-moi lui apprendre Florence » dit-il à Torelli, et presque tous les jours, le vieux duc venait chercher l’enfant, et vaguant par les rues et les places, y évoquait l’histoire dans le décor même où elle avait été vécue : sa parole avait la puissance du relief qui naît d’un enthousiasme exclusif. Heureux de faire ce qu’il appelait une éducation florentine, sans souci qu’il parlât à une enfant, il égrenait le formidable rosaire de crimes qui est l’histoire toscane, appelant les personnages et leurs gestes par l’image précise, le mot brutal : et quels personnages et quels gestes ! Aux porte-torches et aux anneaux de bronze, seuls et rares ornements des façades à bossages, il suspendait un récit d’amour, de gloire ou de crime ; il faisait asseoir Léonora sur la pierre où Dante s’asseyait le soir ; il l’arrêtait devant les maisons où le génie a habité : et s’efforçait de lui faire voir l’homme et comprendre l’œuvre : Galilée et l’inquisition, Machiavel et les Médicis, Cellini et les artistes bandits. L’effet de ces tableaux de passions extrêmes déroulés devant des yeux trop mutins encore pour les saisir, fut cependant l’éclosion d’une indifférence devant le mal, rare chez une enfant. Léonora revenait de ces promenades la tête bourdonnante ; sans comprendre, elle s’intéressait à cette lanterne magique parlée, à ce cours d’histoire à la Carlyle impressionnant par le feu et la mimique gesticulante du vieillard qui faisait passer, dans l’essoufflement de sa narration, les passions furieuses de la Renaissance. La féerie de l’enthousiasme florentin transposait ces aventures mauvaises en contes de fée ; et ce furent là, les seuls qu’elle connut. Dans ce fourmillement d’images, ce qui frappa l’esprit de Léonora, ce fut l’implacabilité de l’orgueil chez tous ces condottieri couronnés de génie ou de vice, que Strozzi héroïsait. Il avait gardé intactes les rancunes de six siècles et soulignait son respect pour cette haine maintenue qui mit, hors de la symétrie, le palais de la Seigneurie, pour ne pas bâtir sur le terrain gibelin des Uberti. Avec les idées de ce passé qu’il ressuscitait, il montra le mal de plus grande envergure que le bien, le vice plus séduisant que la vertu, le crime à l’état héroïque – et détruisant ainsi le faible sens moral de la jeune princesse, aida au caractère d’atavisme que devaient revêtir plus tard sa vie et sa pensée. Quand elle eut douze ans, Torelli songea à son éducation ; il écrivit à son cousin le cardinal Pallavicini de lui envoyer le meilleur des précepteurs. Peu après, un individu d’un beau visage et mis négligemment se présenta au palais, avec ce mot du cardinal : « Mon cher Cousin, ci-joint, il signor Sarkis dont je prive, pour vous le donner, le corpus des inscriptions romaines. » Sarkis semblait un traînard de ces Grecs qui, fuyant devant les Turcs, vinrent chercher un asile à la cour des Médicis. Savant comme ceux qui savent pour savoir, il avait roulé l’Europe, secrétaire, interprète, fabricant d’ouvrages à signer pour les riches vaniteux, changeant de pays suivant son étude du moment, heureux d’amasser une science qui ne lui servirait à rien. À l’heure où un caprice pour Rome, l’avait fait entrer au Corpus du Vatican, sa quarantième année sonnait, inquiètement. Pour la première fois il songeait à la vieillesse, lorsque la proposition du cardinal lui fut faite ; aussi accepta-t-il tout de suite, entrevoyant une sinécure dans une ville qui lui plaisait et la garantie de l’avenir. Dès qu’il eut causé avec Léonora : « Vous êtes plus intelligente qu’il ne convient à une princesse de nos jours ; aussi vous donnerai-je une éducation royale. » Au lieu d’ânonner selon la méthode Psittacine de l’Université, il lui fit suivre cette méthode Jacotot qui est une partie retrouvée de l’Art Notoire des hermétistes. Traduisant en grec, en latin et en français les trois premiers chants de la Divine Comédie, il les lui fit apprendre par cœur, simultanément. L’enfant d’abord se refusa à cette aridité ; mais à propos de chaque mot il entrait en de si merveilleuses digressions et s’ingéniait si bien à la rendre curieuse de ce qui suivait, que pour entendre ce commentaire qui parlait de tout, elle sut bientôt les trois versions. Il lui lut alors les grammaires, lui faisant retrouver les règles dans les textes qu’elle savait. À chaque leçon Léonora s’étirait, l’esprit paresseux ; Sarkis n’insistait pas ; et partant d’un nom, il ne tarissait plus d’anecdotes, et son écolière revenait d’elle-même à la leçon, reconnaissante de si grands frais d’imagination et de mémoire. Il s’adressa surtout à son orgueil, affectant de la traiter d’Altesse, et toujours en grande et raisonnable personne. Il avait raison de ses fainéantises et de ses bâillements, en lui répétant : « Vous voulez donc que le premier homme venu puisse se croire supérieur à vous ? Car, qu’avons-nous de plus que la femme ? la science, rien de plus. » Cet argument était toujours victorieux. Deux ans après l’arrivée de Sarkis au palais. Léonora traduisait Sophocle et Tacite. Le français seul la rebutait : « Vous habiterez probablement Paris un Jour, comme toutes les Altesses sans royaume ; voulez-vous donc que les Parisiens, qui sont railleurs, se moquent de la mauvaise diction d’une d’Este ? » Et pour aider à l’effet de ce dire, il lui traduisait Balzac, ayant soin de s’arrêter fréquemment et de sauter des passages. – « Pourquoi vous arrêtez-vous, Sarkis ? » – « Parce que cela n’est point convenable ! » Leonora priait, s’impatientait. – « Lisez-le vous-même, Altesse, si vous y tenez. » Elle sut bientôt le français comme une Française, pour lire les passages qui n’étaient pas convenables. Sarkis estimait que les langues d’Homère, de Tacite, de Dante et de Balzac suffisent à une latine ; mais il lut à la Princesse, Shakespeare et Gœthe, s’efforçant de lui donner la plus grande culture littéraire, lui mettant surtout dans les mains des poètes et les livres où le cœur est écrit en larmes vraies, en pensées hautes, jetant ainsi dans cette âme qu’il pressentait mauvaise, la semence auguste et souverainement féconde de l’idéal. Dans cette éducation, les sciences mathématiques ne furent pas même nommées ; des sciences naturelles seulement les diamants et les marbres, avec les noms des étoiles et des fleurs. Sarkis donna presque autant d’importance à l’histoire qu’à la littérature ; mais il l’enseigna sans date qu’une chronologie de quarts de siècle, la partie politique réduite à peu, les traités à rien, et les batailles à des descriptions d’armures et de paysages. Considérant l’humanité comme un être passionnel ayant les civilisations pour évolutions successives, il peignit de mots, de grands tableaux synthétiques et les entoura d’innombrables tableautins où revivaient l’intime, le privé, l’individuel de chaque époque, jusque dans ses modes d’habits et de vice : ainsi voit-on les ancônes des giottesques, où le martyre du saint est entouré d’une bordure de médaillons représentant par le détail les scènes de la vocation et les miracles de la vie. Il épousseta l’histoire de toute la poussière de l’usum Delphini, arracha les voiles aux statues, aux hommes leur masque, leur euphémisme aux mots ; avec une science certaine et la langue lyrique d’un Ledrain, il montra à la très jeune princesse l’humanité nue, dans les lèpres de son corps, dans la perversité de sa pensée, dans l’égoïsme de son cœur. Léonora prit son prochain en haine et l’histoire en dégoût. « Restons-en là, » disait-elle parfois ; mais Sarkis sans répondre, ouvrait un ouvrage à figures et montrant un bas-relief, une médaille, un dessin, il entrait en de grands détails sur la toilette des femmes d’alors, leurs artifices de coquetterie, et Léonora redevenait Attentive. Comme récréation, c’était encore Sarkis qui la promenait. Il n’eut qu’à repasser de nettes lignes sur les traits ressentis et confus que les tirades de Strozzi avaient laissés dans cette tête d’enfant ; mais tandis que le patriarche florentin avait montré à Léonora, la Florence gibeline et guelfe, les drames de l’ambition et de la rue, il l’initia à la Florence des musées et des églises, à la Florence sereine de l’art. C’étaient des stations prolongées devant les portes du Baptistère ou les statues d’Or San Michele, des visites presque quotidiennes à la chapelle Médicis, aux Uffizi, à Pitti, au Bargello ; Sarkis, infatigable explicateur du sujet, passait à la vie du peintre et à celle du temps. Le dimanche, il la conduisait à la messe, changeant souvent d’église, et la messe entendue, lui faisait tout voir du bénitier du porche à la prédelle des chapelles obscures. « Une princesse italienne doit savoir dessiner », répétait Sarkis. Un jour qu’il écrivait dans la bibliothèque, la voix claire de Léonora cria ce nom qui l’amusait par son exotisme : « Sarkis ! » et quand il fut là, elle lui tendit un croquis maladroit où il était reconnaissable et méchamment caricaturisé. Sitôt, il se mit en quête d’un professeur de dessin et découvrit un copiste maniaque qui – son pain de la semaine gagné à reproduire la Vision d’Ézéchiel, – se mettait devant un facsimilé de Vinci et le copiait avec extase. Bojo se présenta à la jeune princesse avec un album où étaient réunies toutes les caricatures du peintre de Modestie et Vanité. Léonora, avec des exclamations ravies, tournait lentement ces feuillets où le masque humain s’abrutit en museau, en mufle, en groin, en trogne. Vers la fin, elle ne s’exclama plus, faisant la moue. Bojo avait essayé semblablement de faire grimacer des visages ; mais plus enthousiaste que vaniteux, il fut content de voir son élève sentir où s’arrêtait le génie. « J’oubliais la musique », se dit Sarkis, peu après ; et sitôt il écrivit à Warke, un de ces Allemands qui Vivent heureux à jouer du Bach et du Haëndel. Il l’avait rencontré à Heidelberg, alors qu’épris de l’Alhambra du Nord, il passait les nuits à effaroucher les hiboux dans le merveilleux palais d’Othon le Grand. Warke donna sa démission de maître de Chapelle de Zorith et vint achever le plus étrange trio professoral. La première fois que Torelli entra dans la salle d’étude à l’heure de leçon, il ne sut que faire, – rire ou se fâcher –. Sarkis, entouré de gros livres, racontait le bas-Empire, à Léonora ; Warke, au piano, jouait du Beethoven en sourdine ; et Bojo dessinait un jeu de patience où des gueules de dragons s’adaptaient à des corps de femme, et des têtes de bandits à des robes de juges. À un mot de Sarkis, mauvais pour l’Italie, Bojo lâchait son crayon et gesticulait, criant fort. Warke entendant une épithète malsonnante à l’Allemagne, répliquait, et donnant au motif les soubresauts et le rythme d’agacement de sa réplique, accompagnait en charivari la discussion. Dominant le vacarme, le rire perlé de la princesse montait en tailles extravagante. Sans se déconcerter Sarkis mit successivement un Eschyle, un Tacite, un Molière ouverts au hasard devant la princesse, qui traduisit sans effort. Bojo présenta un dessin ; Warke la fit asseoir au piano où elle exécuta la prière de Mosé. « Je ne vous dérangerai plus », dit Torelli, étonné et ravi. Et jusqu’à seize ans, Léonora vécut entre ces trois hommes qui l’aimaient de l’affection profonde de ceux qui n’ont plus de but dans leur vie manquée. « Sarkis », disait un jour Léonora, revenant de confesse, « le Padro » m’a dit que ce qui fait la noblesse d’un nom, c’étaient les vertus des ancêtres. » « Il ne vous a pas fait là un madrigal, Altesse. » « Et pourquoi, » je vous prie, répliquait la jeune patricienne blessée. « Pourquoi » ? fit négligemment Sarkis, – « voici : Les fils d’Obizzon étranglèrent leur frère qui le méritait. Alberto fit brûler vive sa femme et tenailler Jean d’Este. Nicolas III décapita sa femme Parisina pour inceste avec son propre bâtard Hugues. Ce même Nicolas III eut vingt-six bâtards. Hercule coupa les poignets et creva les yeux à deux cents de ses ennemis. Le cardinal Hippolyte fit arracher les yeux à son frère en sa présence. Alphonse fut le bourreau du Tasse. Le second Hercule se calvinisa. César alla chercher sa femme, la Dianti, dans l’arrière-boutique d’un chapelier. Tous les vices, tous les crimes, voilà vos ancêtres, qui ont été des bandits ou des imbéciles – souvent les deux ! » Léonora se mordait les lèvres, humiliée. – « Moi, du moins, dit-elle, je ne suis point une Lucrèce… » – « Ne croyez pas », s’écria Sarkis, « aux calomnies de l’histoire. Le vice d’une Lucrèce Borgia échappe forcément à l’historien. Par intuition, on la sent criminelle, mais on l’affuble de fables au-dessous d’elle. Ce fut une très honnête dame, comme dit le chroniqueur français Brantôme ». Et regardant fixement la princesse : – « Dans dix ans d’ici, étudiez votre âme, et vous verrez alors, si c’est vertu ou vice, bien ou mal, que vos aïeules, ces princesses de Ferrare aimées de Bayard et chantées par le Tasse, car vous êtes bien de leur race et bon sang ne peut mentir ! » Cette tirade l’impressionna, ébranlant pour un instant son indifférence native du mal que Strozzi avait accrue ; et par un de ces mouvements de religiosité qui ne sont pas rares dans la jeunesse des pervers, elle fit avec une ferveur vraie sa première communion à Sainte-Marie-des-Fleurs, en même temps que son amie Bianca del Agnolo. Ce jour fut pour elle, comme pour la plupart, celui qu’on appelle le plus beau de la vie, parce qu’on s’y est élevé au-dessus de la terre, et qu’en cet effort, on a aperçu dans la gloire Eucharistique le plus haut objectif de l’humaine pensée, celui que les kabbalistes nomment l’ineffable : Dieu ! Dans les salons de Florence, Léonora n’était pas obligée à l’air sourd d’une jeune fille de France, devant qui la conversation se fait chuchoteuse, et qu’on renvoie dès qu’elle dévie sur l’amour. Sans souci de sa présence, on parlait de la façon dont Salviati avait quitté la comtesse Sambelli et des efforts du comte Sambelli pour les rapatrier. Il n’était pas rare que quelqu’un exposât sa théorie passionnelle, souvint scabreuse ; mais tout cela était trop la réalité pour l’enflammer. Ce qui la troublait, c’étaient ses lectures, et plus encore les pensées qu’elles lui suscitaient. En étudiant le Tasse, elle jalousa son aïeule d’avoir été ainsi chantée. La Vie Nouvelle lui fit rêver la gloire d’une Béatrice : et Laure de Noves et Vittoria Colonna lui semblèrent bien heureuses de porter l’immortelle couronne que tressent seuls les doigts des poètes. Ces femmes de tant de vertus ou de scélératesse étaient ses héroïnes, et les modèles qu’elle se proposait. Leur attitude de madone, avec le génie prosterné encensant leurs pieds chastes, l’émerveillait. Inspirer un amour qui fût une religion et à un génie, elle eut ce rêve. Cependant en elle, le désir, serpent que la volonté coupe en morceaux qui toujours se rejoignent, sifflait parfois à ses oreilles les concupiscentes faiblesses et déroulait, pendant la nuit, ses anneaux étincelants. Des visites journalières aux Offices avaient développé chez elle l’œil artiste et la compréhension plastique. Ces curiosités du corps de l’homme qui troublent la puberté de la femme, les statues familières à ses yeux, les avaient satisfaites. Tandis que, son amie Bianca, voluptueuse et dont les confidences paraphrasaient les regards énamourés des jeunes filles de Greuze, admirait charnellement la force, aimant le David et l’Hercule ; Léonora préférait l’éphébique Persée. Ces sympathies encore instinctives prédisaient le principe qui dominerait sa vie. Les œuvres d’art où la femme triomphe de l’homme l’attiraient invinciblement. À Pitti, à la Loggia, la Judith d’Allori et celle de Bandinelli l’arrêtaient dans une contemplation souriante et réfléchie. Malgré ces prémisses d’insensibilité, le sang de la jeunesse fermentait dans ses veines et les battements de ses artères en donnaient à son cœur. C’était l’heure où, à la jeune fille presque femme, l’idéal apparaît dans une resplendissante gloire, où la chimère passe, la fixant de ses irrésistibles yeux de diamant ; et c’était la chimère qu’elle guettait pendant les nuits, et c’était sa nerveuse croupe qu’en pensée, elle caressait jusqu’au matin. L’invincible loi d’amour la clouait là, au serein, au froid, à la fatigue. Ses regards fouillaient les ténèbres ; son oreille interrogeait les bruits ; elle se penchait sur la place, toussant, faisant des gestes qui semblaient des signaux et l’envoi de baisers. Elle eût appelé, mais elle ne savait pas le nom de celui qui était son souci, son attente, son désir ; le Bien-Aimé. Un de ces jeunes seigneurs très pâles et fiers qui caressent d’une main de femme le lourd pommeau d’une épée, aux murs du Palais Pitti. Son désir le lui faisait voir, mince dans son justaucorps noir ; sa courte barbe en deux pointes, plus soyeuse que les plumes de sa toque ; ses lèvres trop rouges comme humides de sang ; dans les yeux un éclair troublant ; les molettes de ses éperons scintillantes comme des étoiles ; la lune faisant luire son collier qu’elle eût voulu remplacer par ses bras. Il devait venir certainement, par le Long’Arno, au pied du Palais ; il lui chanterait d’admirables canzones ; elle lui jetterait la fleur de ses cheveux. Et quand l’aube donnait ses grands coups de craie, dans le ciel noir, et que des pas sonnaient sur les dalles des rues, alors, la tête en feu, les reins et la nuque brisés ; de l’ankylose au coude et la petite mort sur la peau, elle se recouchait presque pleurante et rageuse, s’endormait lourdement, dans son dépit saignant, étendue à plat ventre et la face vers le mur.
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