IIIOn ne rencontre donc pas dans ce roman du Vice suprême, qui semblait le promettre, un vice de plus que les vieux vices ; les vices connus, les vices éternels qui suffirent pour anéantir sous le feu du ciel Sodome et Gomorrhe et qui suffiraient bien encore pour que Dieu mît en morceaux sa mappemonde demain. Pauvres vices pour des blasés comme nous qui, semblables à l’empereur romain, en voudrions payer un de plus !… Mais que voulez-vous ? M. Joséphin Péladan a été bien obligé de se contenter de cette pauvreté, et sous son pinceau, on ne s’aperçoit jamais qu’elle en soit une… Je ne sache personne qui ait attaqué d’un pinceau plus ferme et plus résolu ces corruptions qui plaisent parfois à ceux qui les peigne ou qui épouvantent l’innocente pusillanimité de ceux qui craignent de les admirer… Peintre acharné de ressemblances, la panique morale ne prend jamais M. Péladan devant sa peinture, car il y a une panique morale moins odieuse, mais plus bête que l’hypocrisie. Il peint le vice bravement, comme s’il l’aimait et il ne le peint que pour le flétrir et pour le maudire. Il le peint sans rien lui ôter de ses fascinations, de ses ensorcellements, de ses envoûtements, de tout ce qui fait sa toute-puissance sur l’âme humaine, et il en fait comprendre le charme infernal avec la même passion d’artiste intense que si ce charme était céleste !
Mais le moraliste invincible et chrétien, est là toujours derrière le peintre et c’est lui qui éclaire le tableau… Puisque M. Joséphin Péladan avait voulu peindre une décadence, il devait être hardi avec les détails comme avec le sujet de son livre, et s’il eût reculé devant aucun d’eux, il eût affaibli la conception de son roman. Dans le flot de personnages qui y passent sous nos yeux, on ne trouve pas même les trois justes qu’il fallait pour sauver Sodome. On n’y compte qu’une seule innocence et une seule vertu, l’innocence d’une vierge violée, et la vertu d’un prêtre qui résiste à de démoniaques tentations. Tout le reste de ce monde, en chute, n’est que corrompus et corrupteurs, dépravés et pervers, mais sans les mesquineries de l’indécence. Ils sont par trop au-dessus d’elle ! Si un vice suprême, en tant que nouveau et spécial à la civilisation qui nous tue, était impossible, si l’auteur du livre a été obligé de se rabattre sur les vieux vices connus, de tous, du moins, il a choisi celui qui communique aux principales figures de son œuvre cette incontestable, mais affreuse grandeur qui reste à l’âme de l’homme, quand elle ose encore garder son orgueil, après avoir perdu sa fierté !
L’une de ces principales figures ou pour mieux parler la figure centrale de la fresque de M. Joséphin Péladan est comme je l’ai dit déjà une princesse d’Este, Malatesta par mariage, dont la beauté rappelle les plus beaux types de la Renaissance et le sang bleu roule le germe de tous les vices de cette époque funeste qui fut le Paganisme ressuscité. La princesse Léonora est, comme dit superbement Saint-Bonnet, toute l’addition de sa race et cette addition fait une colonne de hauteur à dépasser le cadre étroit du XIXe siècle et à le faire voler en éclats comme un plafond qu’on crève… Parmi les plus grandioses vicieux qui entourent la princesse, aucun ne l’égale. Douée de toutes les puissances corruptrices de la vie, la beauté, le génie, l’esprit, la richesse et la science, une éducation fée mais perverse a développé en elle le monstre futur, mais c’est elle qui l’a elle-même accompli. La brutalité d’un mari bestial lui avait donné, dès la première nuit de son mariage, le dégoût des voluptés charnelles, et d’une Messaline ou d’une Théodora qu’elle aurait pu être, elle se fit un autre genre de monstre… Elle fut le monstre métaphysique. L’orgueil et la volonté domptèrent ses sens et elle fut chaste. Chasteté homicide ! Don Juan femelle plus fort que Don Juan le mâle, qui avant bon appétit et qui dévorait ses conquêtes, elle repoussa les siennes avec mépris. Elle n’avait soif que des désirs qu’elle allumait et elle buvait ce feu, comme de l’eau, d’une lèvre altière… Bourreau de marbre, elle se dresse en ce roman du Vice suprême à côté de toutes les débauches et de toutes les luxures dans sa placidité cruelle jusqu’au moment où, comme le diamant qui coupe le diamant, elle rencontre un bourreau de marbre plus dur que son marbre et à l’heure juste marquée par le destin.
Car il y a un destin dans ce livre, mais ce destin est un homme… et c’est cet homme, plus que la Critique, qui va porter, je le crains bien, à l’œuvre majestueuse de M. Péladan son plus rude coup.