IIM. Péladan y restera-t-il ?… Qui le sait ?… L’œuvre qu’il projette est si grande qu’elle pourrait déconcerter jusqu’à l’espérance de la sympathie… Son livre d’aujourd’hui, ce premier volume des Études passionnelles de décadence, qu’il nous promet, et qu’il appelle de ce nom, le Vice suprême, est déjà presque un gage donné à une gloire future par des facultés supérieures. Elles sont indéniables, ces facultés… J’en connaissais déjà quelques-unes. Ce débutant dans le Roman n’est pas un débutant dans les lettres. Avant de publier le Vice suprême, il avait publié une biographie de Marion Delorme, véritablement délicieuse ; mais c’est surtout comme critique d’art qu’il s’était dernièrement révélé. Il avait passé deux ans en Italie et il s’y était fait une éducation esthétique très forte, dont il a donné la mesure dans l’Artiste de l’an dernier. Il y écrivit un Salon de la compétence la plus profonde. Les qualités de ce Salon, scandaleusement belles et qui firent scandale, comme le fait toujours ce qui est beau dans ce monde de platitudes et de vulgarités où nous avons le bonheur de vivre, annonçaient un écrivain et un penseur très indépendant et très élevé ; mais on ne se doutait pas qu’elles cachaient un audacieux romancier, qui, probablement et dans l’ordre du Roman, va faire un scandale plus grand encore que dans l’ordre de la Critique.
Il y a, en effet, une triple raison pour que le scandale soit la destinée des livres de M. Joséphin Péladan. L’auteur du Vice suprême a en lui les trois choses les plus haïes du temps présent. Il a l’aristocratie, le catholicisme et l’originalité. En peignant la décadence de la race latine avec ce pinceau sombrement éclatant et cruellement impartial qui est le sien, M. Péladan a pris la société par en haut, parce que c’est par là, – par la cime, – qu’elle meurt ; parce que toutes les décadences commencent par la tête des nations et que les peuples, fussent-ils composés de tous les Spartacus révoltés, ne sont jamais, même après leur triomphe, que ses esclaves. Les démocrates qui vont lire le livre de M. Péladan ne lui pardonneront pas d’avoir choisi pour héroïne de son roman une princesse d’Este et d’avoir groupé toute la haute société de France et d’Italie autour de cette femme qui a tous les vices de sa race et qui, de plus, en a l’orgueil. Depuis que les goujats veulent devenir les maîtres du monde, ils veulent être aussi les maîtres des livres qu’on écrit et y tenir la première place. Ils veulent des flatteurs d’Assommoir… et ils ne comprendront jamais que l’intérêt d’un roman, fût-ce le Vice suprême, puisse s’attacher à des races faites pour commander, comme eux sont faits pour obéir.
D’un autre côté, le catholicisme de M. Péladan, du haut duquel il juge la société qu’il peint, et qui lui fait écrire à toute page de son livre, avec la rigueur de l’algèbre – que la race latine ne peut être que catholique ou n’être plus – ce catholicisme est depuis longtemps vaincu par l’impiété contemporaine qui le méprise et qui s’en moque. Enfin, plus que tout pour le naufrage de son roman, il a l’originalité du talent dans un monde qui en a l’horreur parce qu’elle blesse au plus profond de leur bassesse égalitaire tous les esprits qui ne l’ont pas.
Telles les raisons qui peuvent empêcher le succès immédiat du livre de M. Péladan ; mais que lui importe ! C’est un de ces artistes qui doivent beaucoup plus se préoccuper de la sincérité de leur œuvre que de leur destinée… Or, la sincérité de l’observation est ici, comme la force de la peinture. Le roman de M. Joséphin Péladan qui a pour visée d’être l’histoire des mœurs du temps, idéalisées dans leurs vices, n’en est pas moins de l’histoire, et l’idéal n’en cache pas la réalité. Le reproche qu’on pourrait faire au livre du Vice suprême, c’est son titre… Titre trop abstrait, mystérieux et luisant d’une fausse lueur. Il n’y a point de vice suprême. Il y a tous les vices qui, depuis le commencement du monde, pourrissent les nations, et avant même qu’elles aient disparu dans la mort, dansent la danse macabre de leur agonie… Ils sont tous « suprêmes » dans le sens de « définitifs » comme la dernière goutte d’une coupe pleine, qui va la faire déborder, mais il n’y en a pas un nouvellement découvert qui soit le souverain des autres et qui mérite ce nom de suprême, dans le sens d’une diabolique supériorité… Le cercle des Sept Péchés Capitaux tient l’âme de l’homme tout entière dans sa terrible emprise et Dieu même peut défier sa faible créature révoltée de fausser ce cercle infrangible par un péché de plus !