La vérité sur Javotte-3

1682 Words
Aussi, battu par l’averse, navré, trempé jusqu’aux os, aveuglé, pantelant, je n’en serais pas sorti pour un empire. Je me croyais voué à une expiation terrible, à une destruction prochaine, dont mon cercle seul me préservait. Aucun homme, je crois, n’a été soumis à de plus rudes secousses, et que je n’en sois pas mort, cela m’étonne encore. J’en étais arrivé à une stupeur bestiale, à un accablement honteux ; je m’attendais à tout, j’acceptais tout, la mort et l’anéantissement. Cela n’était plus qu’une affaire de temps ; il me tardait presque d’en finir ; je touchais aux limites de la folie… Je lus rappelé à la vie par l’apaisement de l’orage. La pluie se modéra, le vent se calma, la lune reparut ; la tempête, emportée vers d’autres régions, ne fit plus entendre que des grondements lointains. Seule, la porte de la cave continuait à battre, mais avec moins de violence ; l’espoir me vint que je pourrais échapper à ce cataclysme. Les Franzia n’étaient plus là. Par un reste de superstition, je m’enveloppai de mon cercle-maxime comme d’un bouclier et me réfugiai dans la ferme dont je refermai la porte sur moi. Je ruisselais comme un fleuve. Rentré, verrouillé, isolé, séparé de tous, je repris courage et me débarrassai de mon accoutrement avec une espèce de fureur. Je n’en voulus pas garder une parcelle ; je ne respirai que quand j’eus quitté ces vêtements maudits qui m’avaient valu d’affreuses disgrâces. Je les jetai par la fenêtre, que je repoussai aussitôt pour pouvoir dire aux Esprits, s’ils venaient me reprocher mon évocation intempestive : – Ce n’est pas moi !… Je passais une chemise innocente de toute magie, quand un soupir venu du fond de la chambre me fit bondir. – Qui est là ? m’écriai-je. – Moi ! répondit une voix douce, est-ce que vous m’avez oubliée ? C’était Javotte. Oui, je dois l’avouer, je l’avais oubliée, et complètement. Les filles ont plus de mémoire que nous en certaines circonstances. – Sur le petit lit qui faisait face au mien, j’aperçus une blanche figure, soulevée, assise sur ses talons, les cheveux épars sur ses épaules, qui me regardait d’un air désappointé. Une lampe brûlait sur une table voisine. En tout autre moment, ce spectacle m’eût paru charmant ; la chemise de toile bise de la fillette avait glissé d’une de ses épaules et permettait de compter les palpitations et les soulèvements de sa poitrine. Mais j’étais sous le coup des épouvantes qui m’avaient accablé, et cette adorable fille m’inspirait une frayeur qui ne laissait plus de place aux désirs. Sans m’en rendre compte, j’avais la vague appréhension que la vertu de Javotte intéressait les puissances occultes, qu’elles avaient pris en garde la rose que je voulais ravir, et qu’il m’en cuirait, si j’y portais une main imprudente. Ces pensées ridicules me faisaient une si drôle de figure que Javotte s’en alarma et essaya de se rapprocher. Je l’arrêtai du geste. – Quoi ! dit-elle, est-ce que les cérémonies n’ont pas bien marché ? – Non, répondis-je. Tu n’as donc pas entendu l’orage ? – Si, mon ami, mais j’ai cru que c’était vous qui le faisiez. Venez vous réchauffer un peu près de moi. – Non ! m’écriai-je, n’avance pas, n’approche pas, Javotte, je te l’ordonne ! l’heure n’est pas venue ! – C’est dommage, dit-elle, j’étais si bien préparée. Alors… c’est renvoyé ? – Pour longtemps ! m’écriai-je ; tu n’as rien de mieux à faire que d’aller retrouver ta mère. Il peut arriver les plus grands malheurs si tu restes ici ! – Vous ne voulez pas seulement m’embrasser ? – Non ! fis-je encore en me fourrant dans mon lit, dont je remontai les couvertures par-dessus ma tête, va-t’en, je ne veux plus entendre parler de toi ! Je ne sais si la pauvre fille entendit ces derniers mots ; je me les suis reprochés. Je ne fus pas seulement cruel, mais malhonnête. Quand, une minute après, je me dégageai de mes draps, je vis Javotte debout au milieu de la chambre. Elle ne se décidait pas à s’en aller. – Qu’attends-tu ? dis-je d’un ton bourru. – Hélas ! fit-elle, le cœur gros, j’attends que vous me parliez. Je voudrais savoir s’il y a de ma faute dans tout ce qui s’est passé. Vous m’aviez recommandé d’être sage. Est-ce que j’y ai manqué ? – Je ne dis pas ça, je te dis de t’en aller. – Si l’on a fait des histoires, monsieur Casanova, on a eu tort. Il ne s’est passé rien de rien. Je puis vous le jurer ; au reste, vous pouvez vous en informer. – Je ne veux pas m’informer, je veux que tu me laisses tranquille. – Pourquoi me tournez-vous le dos ? Pourquoi êtes-vous fâché contre moi ? Vous étiez toujours à me caresser, vous n’étiez content que quand j’étais sur vos genoux. Moi aussi. Vous m’appreniez tant de choses ! Ça ne pouvait pas être mal, puisque ma mère le voulait bien. Et à présent, vous me renvoyez ! – Oui, je le renvoie, fis-je, attendri malgré moi de sa naïveté ; tu ne comprends donc rien ? Tout est perdu ! C’est à refaire. Le diable est à notre porte ! – D’où vient cela ? – Que sais-je ? Tu m’accables de questions comme une petite sotte. Dieu ne l’a pas voulu ! – C’est que, dit-elle un peu contrainte, je ne voudrais pas que vous eussiez de mauvaises idées et que vous fissiez des plaintes sur moi à mes parents. Je vois bien que vous êtes fâché. – Non, non, et non ! va-t’en ! – Ah ! je vois bien que si ! Ce n’est pas naturel que vous me parliez comme ça. Vous vous êtes enveloppé dans vos couvertures, comme pour m’empêcher d’entrer dans votre lit. Et hier vous m’appeliez de toutes sortes de jolis noms, et vous m’embrassiez, Dieu me pardonne, du haut en bas ! – Ah ! maudite Javotte ! Petite peste ! Veux-tu t’en aller et ne pas tenter Dieu ! Je te déteste ! – Pourtant, la vérité, je le jure par la Madone, c’est que je n’ai rien à cacher. C’est vrai que depuis quelques jours on m’a dit que j’étais gentille et qu’on m’a tourmentée, mais je veux mourir si j’ai répondu autre chose que « Non ! » et « Allez vous promener ! » Cette révélation m’eût fait tomber à la renverse, si je n’eusse été couché sur le dos. – Depuis quelques jours, dis-tu ? Ah ! petite coquine, on t’a fait la cour ! Et qui cela ? Mais Javotte, depuis un moment, avait serré le cordon de sa chemise autour de son cou, et croisé ses jolis bras sur sa gorge. Son ton de voix avait changé. Elle me répondit froidement : – Je vous l’aurais dit, si la cérémonie n’avait pas manqué. – Javotte ! m’écriai-je, je veux tout savoir. Est-ce que tu ne connais pas ma puissance ? – Belle puissance, dit-elle, qui ne réussit à rien ! Essayez donc de me faire parler, si je ne veux pas ! La jeune fille – ce n’était plus une enfant – était superbe en parlant ainsi. Enveloppée de sa longue chemise qui lui tombait au-dessous des genoux, fière, cambrée, l’œil étincelant, elle avait l’air d’une prêtresse antique. Ce n’était plus à Javotte que j’avais affaire. Jamais je n’ai mieux compris qu’en ce moment la transfiguration de la femme, quand l’Être nerveux qui réside en elle se manifeste, la remplace et prend la parole « personnellement. » Je ne sais quelle majesté émanait de cette créature, faisait palpiter ses narines, et retroussait les coins de sa bouche d’un pli dédaigneux. Je fus au moment de sauter de mon lit, de tomber à ses genoux, de lui b****r les pieds, et de reconnaître qu’il n’existe qu’une magie au monde, celle de la femme et de l’amour ! Je ne sais quelle fausse honte me retint, honte mêlée d’un reste de crainte superstitieuse et du ressentiment de voir que je n’avais pas su garder entièrement cette innocente, qui sortait à peine de ma chambre et de mon lit. D’ailleurs, à voir son attitude, il n’est pas sûr qu’elle m’eût pardonné. Je me sentis pris d’un v*****t mal de tête. Après avoir attendu quelques instants, Javotte me regarda d’un œil de pitié, haussa les épaules, sortit et m’enferma ! Je n’y fis pas grande attention ; la fatigue prit le dessus, et je tombai dans un sommeil qui me berça jusqu’au lendemain. Je fus réveillé par Javotte qui, toute gaie, entra dans ma chambre pour ouvrir les volets et me souhaiter le bonjour. Le temps était magnifique, le soleil superbe ; jamais je n’avais vu la fillette plus jolie. Je l’appelai pour l’embrasser ; elle ne fit pas semblant de m’entendre ; elle alla, vint, rangea, dérangea, trotta çà et là comme une souris, et finit par disparaître sans vouloir me dire ce qui la rendait si contente. Je me levai assez s*t. J’avais dormi très longtemps. Je trouvai la famille à table, avec le comte Poli qui avait les yeux battus ; je ne pouvais éluder une explication. Je racontai âmes complices que le trésor était gardé par sept gnomes dont j’avais obtenu tous les renseignements possibles, à l’expresse condition que je leur laisserais quelque temps encore la jouissance exclusive des richesses qu’ils possédaient. L’orage de la veille n’avait eu pour but que de couvrir le bruit de notre conversation. À l’appui de cette confidence, je leur fis voir un grimoire, que j’avais préparé quelques jours auparavant, d’où il résultait que le trésor contenait cent mille livres de poudre d’or, sans compter les diamants, les rubis et les émeraudes. Les Franzia me jurèrent sur l’Évangile d’attendre mon retour pour s’occuper de l’extraction du trésor à l’époque fixée par les gnomes, et de n’ajouter foi à aucun magicien ni à aucun sorcier rival, à moins qu’il ne leur montrât un grimoire pareil à celui que je leur laissais. Nous brûlâmes ensuite ma couronne d’or, mon cercle-maxime et tous mes habits de nécromant, – car il est certain que si quelque voisin se fût avisé de me dénoncer et qu’on eût trouvé chez mes paysans des preuves de ma sorcellerie, nous aurions fort bien pu donner au monde, par les soins de la Sainte-Inquisition, le spectacle d’un autodafé. On comprit la valeur de mes recommandations, et nous nous promîmes mutuellement un secret inviolable. J’annonçai mon départ à Javotte qui en parut affectée. Je tirai de ma poche un bracelet en chaîne de Venise de plus de cinq aunes de long et d’une finesse rare ; je le lui offris. Elle se jeta dans mes bras, rouge de joie et presque disposée à me pardonner. Un des plus affligés de mon départ me parut être le comte palatin. Tant de tendresse m’étonnait. Il m’avoua qu’il n’osait pas retourner chez son père sans le couteau de Malchus. – Que ne le disiez-vous ? m’écriai-je ; je vous le rends et la gaine aussi, mais vous me garantirez la lettre de change de mille écus romains. – Cela va sans dire, répondit-il, et comme j’ai fait quelques rentrées pour mon père, je vais vous la payer tout de suite. J’avoue qu’il me vînt des remords. Vendre mille écus une vieille semelle de botte est une spéculation dont on peut discuter la loyauté… J’étais donc irrésolu et prenais congé en faisant sonner dans ma poche cet or qui me pesait un peu, quand Javotte s’avança au bras du jeune homme sur l’épaule duquel elle s’appuyait. Ses yeux brillaient d’une malice infernale. – Si vous revenez pour le trésor, dit-elle, comme vous l’avez promis à mon père, je vous recommande le signor comte, monsieur Casanova. Il n’est point aussi fort magicien que vous, mais il finit les cérémonies qu’il commence. Et elle me fit une grande révérence… Voilà pourquoi j’ai gardé les mille écus. Par à peu près, CASANOVA.
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