Les précautions que je prenais pour arriver à mon but, sous prétexte de magie, n’étaient ni inutiles ni exagérées. Les bons Italiens, si crédules aux miracles et aux couteaux de saint Pierre, sont plus futés quand il s’agit d’amour et de galanterie. La mère Franzia s’était émue en me voyant prendre avec Javotte les libertés dont j’ai parlé. Mais la cupidité et la volonté de son mari l’avaient emporté sur ses scrupules.
J’avais pu juger mes hôtes. Aller trop vite, c’était tout perdre. Je déclarai le lendemain que toutes les personnes de la famille souperaient avec moi, l’une après l’autre et par rang d’âge. Une heure avant le repas, mon convive devait entrer dans une baignoire que j’avais fait placer dans mon antichambre, pour être purifié par moi des pieds à la tête.
Sans doute il était peu ragoûtant de nettoyer ainsi le fermier, la fermière et leur benêt de fils, mais il fallait arriver à Javotte par une route prudente.
J’ordonnai en outre à Franzia d’aller à Césène acheter trente aunes de toile blanche, du fil, des ciseaux, des aiguilles, du storax, de la myrrhe, du soufre, de l’huile d’olive, du camphre, une rame de papier, des plumes, de l’encre, douze feuilles de parchemin, des pinceaux, des couleurs et un bâton d’olivier, sans rien marchander.
Comme le jeune comte Poli m’incommodait et paraissait prendre à mes conjurations un intérêt tout particulier, surtout lorsqu’il s’agissait de Javotte, je lui donnai la mission d’aller passer ses journées à la ville, au Grand-Café, et d’y recueillir soigneusement tout ce qui s’y dirait pour me le rapporter.
Franzia revint avec ses achats. – Je n’ai pas marchandé, dit-il, et j’ai payé les choses un tiers au-dessus de leur valeur.
– Tant mieux, répondis-je ; envoyez-moi maintenant Javotte, et laissez-moi seul avec elle.
Dès qu’elle fut venue, je lui fis couper la toile en sept morceaux, pour fabriquer la robe nécessaire à notre comédie.
– Asseyez-vous auprès de mon lit, lui dis-je ; vous coudrez toute la journée et ne partirez qu’à l’heure du repas.
Je soupai le premier soir avec le père, puis avec la mère, puis avec le fils, faisant auparavant l’office de garçon baigneur, les grisant de vin de Jévèze, et attendant impatiemment le jour où Javotte me paierait de toutes ces corvées.
– Allez, Javotte, lui dis-je gravement quand l’heure fut venue, allez vous mettre au bain ; vous m’appellerez quand vous y serez, et je procéderai à votre purification.
Il me parut que cela faisait faire une sorte de grimace à notre comte palatin, mais je ne m’en inquiétai pas, car il montrait une grande docilité et s’éloignait quand je le trouvais gênant.
Un quart d’heure après Javotte m’appela. C’était bien la plus charmante fille qu’on pût voir, des pieds à la tête, et je vous prie de croire qu’elle se baignait sans camisole et sans peignoir. Le métier que je faisais en la savonnant du haut en bas avait ses agréments et ses souffrances, car je m’étais promis de ne pas me trahir. Je tournais et retournais la pauvre fille avec un grand sérieux, levant quelquefois les yeux au ciel pour le prendre à témoin de ma sagesse.
La belle enfant était d’une obéissance parfaite, si parfaite qu’elle me causa des tentations auxquelles je faillis ne pas résister. Enfin, avec la grâce d’en haut, je sortis vainqueur de cette redoutable épreuve, et me sauvai dans ma chambre, n’ayant pas la force d’aider la jolie paysanne à s’habiller.
Sa toilette ne fut pas longue, car les jours de bain je faisais jeûner mes convives du matin au soir ; la petite mourait de faim. Elle me rejoignit à table, mangea avec un appétit dévorant, et le vin de Jévèze, qu’elle but comme de l’eau, lui donna les plus belles couleurs. Au dessert, elle battait la campagne…
– Ma chère Javotte, lui demandai-je, ce que nous avons fait t’a-t-il déplu ?
– Non, dit-elle, cela m’a plutôt fait plaisir.
– Alors, tu voudras bien me rendre le même service ?
– Volontiers, seigneur, mais je ne saurai pas peut-être…
– Je t’instruirai ; – à partir de ce moment tu coucheras toutes les nuits dans ma chambre ; je ne veux m’en rapporter qu’à moi du soin de veiller sur ta virginité.
– Je le veux bien, dit-elle.
De ce jour, Javotte prit avec moi une contenance plus assurée ; sa gêne disparut rapidement ; elle me regardait en souriant d’un air d’intelligence. L’esprit lui venait évidemment, et ces étranges opérations commençaient à l’émouvoir. Je lui défendis d’en parler au jeune Poli qui paraissait s’intéresser très fort à notre expérience.
Le lendemain – chaque jour son œuvre – Javotte vint me frotter et m’éponger dans le bain où je me plongeai à mon tour.
Elle y mit le plus doux zèle et toute la bonté de cœur dont elle était capable. Nous nous regardions parfois d’un air singulier, et j’estime avoir montré une grande force de caractère en ne franchissant pas la limite que je m’étais imposée.
Javotte vint désormais occuper le second lit dressé près du mien ; elle soupa tous les jours avec moi. Elle fut du moins censée occuper ce second lit, mais un soir qu’elle se déshabillait sans façon, sachant qu’elle n’avait rien d’inconnu à me montrer elle tourna la tête et me dit avec une adorable naïveté :
– Est-ce que nous gâterions la conjuration si nous couchions ensemble ?
– Non, ma chère Javotte, au contraire ; il suffit que tu restes sage.
– Eh ! dit-elle, vous veillerez de bien plus près sur ma vertu si je couche avec vous.
Je ne pus en disconvenir.
– Est-ce qu’il est défendu de s’embrasser ? reprit Javotte.
– Non, ma mignonne ; il n’y a qu’un point, tu le sais, qui nous soit défendu.
Il ne convient pas que je dévoile le mystère de nos nuits, mais j’affirme que cet ange, qui faisait couler du feu dans mes veines, sortit vierge de mes bras.
Le comte palatin, que je n’avais pu renvoyer tout à fait de la ferme, paraissait fort inquiet. Javotte lui parlait peu ; il ne la regardait qu’avec timidité.
Cependant le jour de la grande opération approchait. Le surplis de toile blanche avait été orné par moi de figures et de caractères effroyables ; Franzia ne regardait pas ma robe sans trembler. Je m’étais fait une couronne de parchemin à sept pointes, sur laquelle couraient les sept planètes. Une ceinture constellée, une baguette magique, une étole impie complétaient mon costume diabolique. Mes hôtes n’osaient entrer dans ma chambre, dans laquelle je me livrais à des pratiques mystérieuses. La plus brave était Javotte, dont l’esprit s’ouvrait chaque jour davantage et dont l’œil m’interrogeait curieusement. Il est vrai que, lorsqu’elle arrivait, mes pratiques mystérieuses consistaient surtout à la couvrir de baisers.
Un jour que j’essayais ma tunique et que, pour la mieux voir, Javotte s’était placée sur mes genoux, le père Franzia m’appela d’une voix épouvantée… Je quittai ma robe et le rejoignis. La maison était en proie aux phénomènes bizarres que j’ai cités. Des grondements sinistres retentissaient sous le sol comme un orage souterrain ; des coups affreux s’y mêlaient. Leur bruit ressemblait à celui que produirait un énorme pilon frappant vigoureusement un mortier de bronze. Je pris deux pistolets chargés et une lanterne ; je descendis à la cave. Je vis la porte s’ouvrir lentement et une minute après se refermer avec violence. Personne n’était là ; aucun courant d’air ne la poussait ; cela était inexplicable. En remontant, j’aperçus des ombres ayant forme humaine allant et venant çà et là ; des flammes s’allumaient dans la cour…
– Qu’avez-vous ? me dit Javotte ; qu’est-ce que cela peut vous faire puisque vous êtes magicien ? Pourquoi ne m’embrassez-vous plus comme tout à l’heure ?
L’envie m’en était passée.
La pleine lune arriva. Je l’avais désignée d’avance pour l’époque de notre grande conjuration, et, entre nous, pour le jour de la défaite de Javotte dont j’étais éperdument amoureux.
Comment je me tirerais d’affaire au sujet du trésor, je ne m’en inquiétais guère ; j’étais sorti de pas plus difficiles ; la crédulité des Franzia me rassurait. Le bon paysan disait lui-même que ce serait trop beau de réussir aussi vite. Le comte palatin me suppliait de ne pas me décourager, si quelque difficulté retardait notre succès. Quant à Javotte, j’étais sûr de l’avoir pour alliée, grâce au rôle spécial que je lui donnais dans la cérémonie. Le trésor était douteux, la fille ne pouvait me manquer.
J’ajoute que j’avais pris un intérêt réel au jeu que j’avais imaginé. Personne ne doutant de mon pouvoir, je commençais à y croire moi-même. Je ne discute pas cette aberration de l’esprit humain, je la constate. Elle devait m’entraîner plus loin que je ne pensais.
Le jour solennel venu, je dessinai à grands traits un CERCLE MAXIME sur de larges feuilles de papier cousues par Javotte. Mon travail de nécromant consistait à forcer les esprits de la terre, gnomes ou kobolds, à soulever jusqu’à la surface du sol le trésor enfoui dans ses profondeurs. Mon cercle n’avait pas moins de trente pieds de circonférence ; il fut placé dans la cour de la ferme dont les domestiques avaient été éloignés. Je l’avais couvert de figures abominables, extraites de livres de sorcellerie auxquels pourtant j’ajoutais peu de foi. Le Pentacle, la Poule noire, le Triangle, le Tétragrammaton y figuraient ; ce salmigondis cabalistique avait l’air le plus farouche du monde. Mes paysans le considéraient avec terreur, et, puisque je suis décidé à dire toute la vérité, j’avoue que j’étais moi-même troublé par mon ouvrage. Mille circonstances, qui ne m’eussent pas préoccupé dans un autre moment, semblaient se réunir pour me faire perdre mon sang-froid ; elles donnaient je ne sais quel aspect lugubre à une plaisanterie qui commençait à me peser.
La plus brave dans cette affaire était ma petite Javotte ; elle traversait la situation avec une assurance parfaite, soit qu’elle fût réellement courageuse, soit que ma protection la rassurât.
Je ne lui avais pourtant pas caché le sort qui l’attendait. Le dernier mot de la conjuration devait être dit dans mon lit, après les évocations du dehors, et la conquête du trésor dépendait en grande partie de l’héroïsme avec lequel elle cesserait d’être fille.
Ses bons parents, que je mêlais effrontément à tout cela, savaient que nous disparaîtrions au moment solennel. Pour Javotte, le vin de Jévèze et les caresses que nous échangions lui avaient absolument formé le caractère. Elle se promettait de m’étonner.
Le comte palatin était profondément soucieux. Il aspirait au trésor, mais tournait beaucoup trop autour de Javotte.
L’heure arriva. Le temps était douteux ; de gros nuages passaient devant la lune. La nuit tiède, l’atmosphère lourde, me parurent pourtant favorables. La famille Franzia et le comte Poli se placèrent à la fenêtre d’une grange, d’où ils pouvaient observer toute la cérémonie sans me déranger.
Javotte prit le soin de me revêtir de la robe magique, œuvre de sa main virginale. Je me couvris d’ornements sacrés ; je me coiffai de ma couronne à pointes dorées, – et une baguette d’olivier dans une main, le couteau de Malchus dans l’autre, je pénétrai dans le cercle maxime, après en avoir fait trois fois le tour.
Je m’y agenouillai et saluai les quatre points cardinaux, le Zénith et le Nadir. Je commençai d’une voix sourde à réciter les formules magiques qui devaient me soumettre les esprits : – ABRACADABRA ! EMEN-HÉTAN ! EMEN-HÉTAN ! ! EMEN-HÉTAN ! ! ! Les spectateurs de la conjuration, accrochés à leur fenêtre, serrés l’un contre l’autre, me contemplaient avec épouvante. Au milieu de mon évocation, la lune se couvre de nuages sombres, l’obscurité m’enveloppe, un éclair incendie le ciel, et pendant qu’un grondement formidable annonce la foudre, je sens la terre trembler sous mes pieds !…
Rien de plus naturel qu’un orage ; un magicien habile eût assurément prévu celui qui nous menaçait et en eût tiré parti. Mais j’étais dans de fatales dispositions ; l’ouragan qui se déchaîna subitement me fit perdre le jugement et presque la raison. Les éclairs se succédaient sans intervalles. À leurs lueurs désordonnées, j’apercevais Franzia et le comte, les cheveux hérissés, croyant assister à une lutte entre leur magicien et les esprits infernaux.
La fermière et son fils avaient disparu. Les faces hagardes de mes deux spectateurs trahissaient une frayeur telle qu’elle devint contagieuse et s’empara de moi. La pluie ruisselait ; l’orage, à son paroxysme, se déchaînait à coups redoublés ; j’étais tombé sur mes talons, au centre de mon cercle magique, inondé, trempé, étourdi, ébloui… Une idée m’envahissait, je cherchais vainement à la repousser. Je supposais que les puissances surnaturelles, irritées de la parodie que je faisais de leurs mystères, réunissaient leurs vengeances contre moi. La peur, dans ce qu’elle a de plus hideux et de plus intense, m’étouffait sous son oppression. Il est certain que des illusions imprévues centuplaient ma terreur. Peut-être n’étaient-elles dues qu’au désordre de mes sens… J’entendais distinctement battre à grands coups la porte mystérieuse de la cave, et les roulements du tonnerre me paraissaient jaillir des entrailles de la terre. Le comte palatin et Franzia furent le jouet de la même illusion. En était-ce une ? Le temps qui se passa dans ces tortures physiques et morales me parut interminable. Je ne voudrais recommencer cette heure pour rien au monde.
Réfugié au centre de mon cercle, dont les figures grimaçaient sous le feu du ciel, j’étais plongé dans la boue, sans que l’idée me vînt de me lever et de me mettre à couvert. Oui, j’étais comme persuadé que ce cercle imbécile, fabriqué par moi-même, me protégeait contre la colère céleste.