II
La rue Glatigny. – Le Val d’Amour. – Les rendez-vous galants sur le pont aux Meuniers. – Pourquoi il était choisi. – Origine du dicton : Jeter son bonnet par-dessus les moulins. – Les ribaudes. – Les maisons de refuge. – Rue Cocatrix. – L’échanson de Phlippe-le-Bel. – La légende de Saint-Pierre aux Bœufs. – La rue Saint-Christophe. – La légende de sainte Marine. – L’anneau de paille. – Le tombeau de François Myron. – Souvenirs historiques sur le grand édile et son neveu Robert Myron. – Le premier pavé de Paris. – La rue des Marmousets. – Sa légende sinistre. – La rue du Haut-Moulin. – Saint-Denis la Châtre. – La rue Perpignan et son jeu de paume. – Une légende lugubre. – Les rues Haute, Basse et du Milieu des Ursins. – Une page d’histoire.
LA RUE GLATIGNY. La famille puissante des Robert et Guillaume de Glatigny possédait, dans cette rue, en 1241, un hôtel qui lui donna son nom.
Le populaire la nomma aussi du sobriquet pittoresque de Val d’Amour, parce qu’elle était habitée par des filles de joie.
C’est dans les tavernes fumeuses de cette rue que les ribaudes donnaient leurs rendez-vous et que la p**********n s’étalait dans toute sa hideuse effronterie.
Il y avait ainsi, dans la Cité, plusieurs endroits de mauvais renom. Non loin de là, le pont aux Meuniers, qui va de la Vallée de Misère au quai des Morfondus, avait aussi le privilège des rendez-vous des amants. Ce pont, construit en planches, était bordé par les dix moulins du chapitre, formant deux rangées de pignons qui surplombaient au-dessus de l’eau.
Les jours de fêtes carillonnées et les dimanches, c’était l’endroit le plus silencieux de Paris, car les dix moulins du chapitre se trouvaient, durant ces saintes journées, dans l’obligation de chômer, ainsi que le portait textuellement le contrat de louage. D’un autre côté, dans les jours de la semaine, le bruit des moulins forçait les passants à se parler très fort, et il était difficile de distinguer, au milieu du tic-tac, le b****r donné ou rendu, les mots d’amour et les rendez-vous soufflés à l’oreille. Aussi ce lieu était-il fort recherché des galants.
Son malencontreux renom était tellement notoire, que, pour donner à entendre qu’une jeune fille avait perdu le droit de coiffer le symbolique « chapel de fleurs d’oranger, » il suffisait de dire qu’elle avait passé par le pont aux Meuniers. C’est sur ce pont que naquit le vieux dicton populaire qui, pour indiquer qu’une fille ou une femme a perdu toute pudeur, dit qu’elle a jeté sa cornette par-dessus les moulins.
Voici la scandaleuse aventure qui avait donné naissance à ce mot narquois :
Un jour, une gente bourgeoise aux coquets atours, en batifolant avec un écolier qui fréquentait plus souvent le Préaux Clercs que les cours de l’Université, s’était approchée trop près d’un moulin ; la roue, dans sa course rapide, avait accroché un ruban de sa cornette qui, violemment arrachée de la tête de la volage, avait été lancée par-dessus les moulins et emportée par le vent au milieu de la Seine, à la grande hilarité des badauds.
La rue Glatigny était tortueuse et aventureuse ; les soudards seuls et les gens de sac et de corde y allaient chercher des ribaudes, avec lesquelles ils s’enivraient dans des tavernes sombres qui ne justifiaient guère le nom poétique de Val d’Amour.
Charlemagne avait essayé de bannir tout à fait de Paris les ribaudes ; il avait ordonné qu’elles seraient condamnées au fouet en place publique, et que ceux qui les auraient logées ou chez qui on les aurait trouvées les porteraient sur leur dos jusqu’au lieu de l’exécution ; mais, reconnaissant ce mal nécessaire, il fut obligé de le tolérer.
Ces femmes formèrent sous le titre bizarre de femmes amoureuses, une corporation, ayant des statuts. Tous les ans elles faisaient une procession solennelle le jour de Sainte-Madeleine. On leur désigna quelques rues, dont l’une des principales fut la rue Glatigny. Celles qui suivaient la cour devaient, pendant tout le mois de mai, faire le lit du roi des Ribauds, seigneur suzerain de six mille belles filles, dont la charge était d’un grand revenu.
Cette curieuse corporation attira aussi l’attention de la mine Blanche de Castille et de son pieux fils Louis IX, qui fit un règlement sévère pour mettre un frein aux scandaleuses saturnales des filles de joie de la rue Glatigny.
Elles ne pouvaient se rendre à leurs clapiers qu’à des heures fixées et avec un costume tout particulier, qu’elles ne devaient quitter, sous peines sévères. C’est sous saint Louis que cette rue fut dotée d’un val d’amour de dames au corps gent. Des gobelets d’argent pendaient à leur ceinture de laine, et menant de compagnie Bacchus et Vénus, elles proposaient aux passants de venir boire avec elles. Les dimanches et fêtes, assises sur les bornes de la rue Glatigny, elles récitaient leurs offices dans un livre de prières à fermoir de cuivre doré, attendant clers et soudards.
Autre trait caractéristique de l’époque : saint Louis faisait suivre sa cour en voyage d’un escadron volant et volage de ribaudes inscrites sur le rôle tenu par la dame des amours publics.
Il leur était interdit de porter des ceintures dorées ; cette ceinture de vierge que le mari dénouait en rougissant le soir de ses noces, avait sa signification morale : elle symbolisait la pudeur, c’était la cuirasse de la chasteté, et l’on disait des nonnes qui avaient conservé intact l’antique nœud d’Hercule : elles ont un nœud gordien que le diable lui-même ne pourrait dénouer. Au Moyen Âge, les honnêtes bourgeoises de Paris firent des ceintures dorées une écharpe de vertu, et les orfèvres, un objet d’art. Nous ne croyons pas nous tromper en disant que ce large ruban, orné d’emblèmes dorés, que l’on passe encore aujourd’hui au cou des rosières, lors de leur couronnement, vient de ce sage usage. Il remplace la ceinture dorée de nos chastes aïeules.
Quand le Parlement les eut interdites aux filles de joie, cette défense fut considérée comme une marque d’ignominie. Peu à peu elle tomba en désuétude, et les filles folles en ornèrent leur corsage comme les honnêtes femmes. C’est alors que s’établit le proverbe : Mieux vaut bonne renommée que ceinture dorée, c’est-à-dire une bonne réputation vaut mieux que ce signe souvent menteur de la vertu.
À cette interdiction se rattache l’anecdote suivante : C’était coutume de se donner mutuellement à l’église le b****r de paix, quand le prêtre qui disait la messe avait prononcé ces paroles : Que la paix du Seigneur soit toujours avec vous ! La reine Blanche, épouse de Louis VIII, ayant reçu ce b****r de paix, le rendit à une fille publique dont l’habillement était celui d’une femme mariée et d’une condition honnête. La reine, offensée de la méprisé, obtint une ordonnance qui défendait aux coureuses d’aiguillettes de porter des robes à queue, à collets renversés, et une ceinture dorée.
Plus tard, on fut plus sévère : les sentences en matière d’amour à l’encan, s’exécutaient au carrefour du Petit-Carreau. La fille convaincue de débauche était conduite dans certaines rues et notamment au carrefour du Petit-Carreau, montée sur un âne, le visage tourné vers la queue, ayant sur la tête un chapeau de paille, avec un écriteau devant et derrière portant ces mots M… publique ; elle était battue et fustigée nue par la main de l’exécuteur des hautes œuvres, et flétrie d’un fer chaud en forme de fleur de lys sur l’épaule droite, puis bannie pour neuf ans de la ville de Paris :
Le populaire du Moyen Âge appelait encore naïvement les rues affectées à la p**********n : Les rues Chaudes.
Un jour un moine, monté sur un âne, en traversant la rue Glatigny quelques heures avant le couvre-feu, prêcha avec tant d’éloquence, qu’il convertit d’un seul coup vingt-cinq ribaudes qui le suivirent et furent enfermées au couvent des Filles-Dieu.
Quand ces filles du diable devenaient filles repenties, elles avaient des refuges. Guillaume III, évêque de Paris, ayant converti plusieurs de ces filles, leur avait fait construire le couvent des Filles-Dieu, dans lequel elles étaient recueillies et rendues à une vie meilleure. Il y avait encore le couvent des Filles pénitentes.
Au quatorzième siècle, cette rue, si célèbre dans l’histoire de la p**********n, était aussi désignée sous le nom de la rue du Chevet de Saint-Denis de la Châtre, à cause de sa position le long du chevet de cette église, bâtie sur le lieu où saint Denis avait été emprisonné et torturé. Le nom de Glatigny lui est resté.
LA RUE COCATRIX. Elle tirait son nom du fief de Cocatrix, situé entre les rues Saint-Pierre-aux-Bœufs et des Deux-Hermites. Cocatrix était l’échanson de Philippe-le-Bel. Cette charge était en grand honneur au Moyen Âge. L’échanson versait à boire au roi, achetait le vin de sa table, et devait veiller à la distribution du vin dans l’intérieur du palais. Il y avait avant lui le bouteillier, qu’il ne faut pas confondre avec l’échanson. La juridiction du bouteillier s’étendait sur tous les marchands de vins de Paris. Charlemagne en avait un.
Suivant un compte de 1285, il y avait quatre échansons au palais du roi : un pour le roi, à quatre sous quatre deniers de gages par jour, et trois pour le commun, à trois sous trois deniers, outre leurs autres droits.
Le jour du couronnement des reines ou des grandes fêtes, le roi donnait une gratification à l’échanson pour son droit de coupe (hanap).
À Passy, en 1305, il y avait un quartier de terre désigné sous le nom de l’Echansonnerie ; c’est là que se dressait le fier manoir de Geoffroi Cocatrix.
La rue Saint-Pierre-aux-Bœufs, qui était voisine, tirait la première partie de son nom d’une église consacrée à saint Pierre, et la seconde partie de deux énormes têtes de bœufs sculptées au portail de cette église. Une vieille légende en raconte l’origine :
Un écolier du nom d’Hémon de Fosse entra dans la Sainte-Chapelle au moment de l’élévation, il arracha l’hostie des mains du prêtre. Pour expier ce sacrilège, le curé ordonna une procession solennelle. Au moment où le cortège passait, deux bœufs que l’on conduisait à la boucherie s’agenouillèrent devant le Saint-Sacrement. C’est en souvenir de ce miracle que l’on sculpta la figure de ces deux ruminants religieux au portail.
La famille des Cocatrix avait sa chapelle à l’église Saint-Gervais.
LA RUE SAINT-CHRISTOPHE.– Cette rue était au treizième siècle désignée sous le nom de Regratterie, probablement à cause des petits marchands qui s’y trouvaient. Elle prit ensuite le nom du grand Saint-Christophe, à cause de son église, qui fut érigée en paroisse en 1300 ; elle datait du septième siècle.
Tout à côté, oh voyait le porche de l’église. Sainte-Marine, dans laquelle était la statué d’un moine assis, tenant dans ses bras un enfant emmailloté. Voici la légende qui explique cette singulière sculpture :
Sainte Marine était la fille unique d’un Grec qui, converti, entra dans un monastère. Ne voulant pas quitter son père, elle se vêtit des habits d’homme, et se présenta à l’abbé, qui la reçut sous le nom de frère Marin. Son père étant mort, elle continua sa vie religieuse au milieu des moines.
Les frères du monastère avaient coutume d’aller en ville avec un chariot traîné par des bœufs, pour apporter les provisions nécessaires au couvent. Quand ils devaient rester absents plusieurs jours, ils étaient hébergés chez un certain gentilhomme nommé Pandoche. Sa fille, ayant été séduite par un soldat, mit au monde un enfant. Pressée de questions par son père, elle accusa frère Marin de l’avoir violée. Plainte est portée à l’abbé, qui, après l’avoir fait frapper de verges, chassa ignominieusement le coupable du couvent.
Frère Marin resta pendant trois ans à la porte du monastère, subissant patiemment toutes les injures, et ne vivant que des morceaux de pain qu’on lui jetait chaque jour. L’enfant sevré fut envoyé à l’abbé, qui le bailla à frère Marin. Touché de son repentir et de son humilité, cédant aux prières des autres religieux, il lui rouvrit les portes du couvent, dans lequel il rentra avec l’enfant, ayant pour pénitence de faire les travaux les plus durs et les plus grossiers de la maison.
Frère Marin mourut, et comme il n’avait pas fait une pénitence suffisante, l’abbé ordonna de l’enterrer loin du couvent. Or, comme les frères lavaient le corps du défunt, ils reconnurent que c’était une femme. Alors ils se prosternèrent humblement, et, repentants de ce qu’ils avaient été injustes, ils demandèrent pardon à Dieu, et le firent inhumer solennellement dans le monastère. Plusieurs miracles eurent lieu sur son tombeau.
La fille du gentilhomme qui l’avait si indignement calomnié devint possédée du diable. Elle ne guérit que longtemps après, en venant tous les jours prier, pleurer et gémir sur la tombe de sa victime.
Les Parisiens, émerveillés par cette touchante légende et par les vertus miraculeuses de cette sainte, bâtirent vers le onzième siècle une église qui fut dédiée en son honneur. Comme elle avait très peu de paroissiens, et par conséquent un très mince revenu, les jours de grande fête on portait devant son porche, au milieu de la rue Saint-Christophe, un tronc dans lequel les passants mettaient leurs aumônes. Un religieux de Notre-Dame, agenouillé à côté, récitait un Ave en faveur de celui qui déposait une offrande.