Introduction
Introduction
Encore un livre sur Paris. – Quelle ville a plus de légendes ? – Ruines et rêverie. – Le De profundis du souvenir. – Les petites vignettes de la grande histoire. – Ne les dédaignons pas. – La petite étoile des pastoureaux. – Plaidoyer pour mon musée. – La morale dans les légendes. – L’histoire dans la rue.
Encore un livre sur Paris ?
Oui, amis lecteurs.
Au moment où le Paris de nos pères se métamorphose ou disparaît, il m’a paru utile de recueillir les petites légendes qui peuplaient ses ruelles, carrefours et monuments, épaves curieuses qui, ramassées dans la poussière des siècles passés, sont dignes de respect, et que je me suis empressé d’étiqueter sur les tablettes de ce petit musée au frontispice duquel vous lisez : Légendes du vieux Paris.
Dans l’introduction de mon dernier ouvrage : Les Fêtes légendaires, j’ai rapidement crayonné les différentes branches de ce rosier toujours fleuri qui se dresse au seuil du temple de l’Histoire, et se nomme la légende. « Les unes, ai-je dit, se rattachent aux villes », et quelle ville en a plus que Paris ? quelle ville dans le monde, excepté Rome, laisse dans l’âme de celui qui l’a vue plus de souvenirs historiques et artistiques empreints d’une grandeur et d’une majesté qui ne s’oublient jamais, parce qu’ils se rattachent à la vie du peuple qui a le plus fait progresser l’humanité ?
Que de fois, en parcourant les vieux quartiers, je me suis surpris à rêver devant ces antiques demeures féodales silencieuses et recueillies, les unes au portail majestueux flanqué de tourelles élégantes, les autres abritées derrière de hautes murailles couronnées de créneaux, fortes et solides comme des bastions !
Sur leurs façades mélancoliques enveloppées dans le souvenir comme dans un crêpe funèbre, le temps a buriné en lézardes bizarres des caractères hiéroglyphiques qui racontent leur histoire. Sur tous ces débris plane mystérieusement l’âme du passé, et, dans une vision à demi fantastique voilée de brumes, la pensée ressuscite les acteurs du temps jadis.
Derrière ces murailles crénelées, les hommes d’armes poussèrent le cri de guerre dont l’écho sinistre était l’effroi du laboureur et du paisible marchand. Dans cette cour d’honneur entourée d’écussons mutilés se convoquaient le ban et l’arrière-ban des vassaux du vaillant sire chevalier ; au portail flottaient pennons et bannières fleurdelisés. C’est là que fut poussé par des poitrines vaillantes et convaincues le cri enthousiaste des croisades : « Dieu le veut ! » Sous les voûtes massives de cette large galerie lambrissée de panoplies d’armes conquises, enguirlandées de devises orgueilleuses, les ménestrels ont chanté la ballade du preux chevalier sans peur. Cachées derrière l’ogive fleurie de cette mignonnette tourelle, de nobles dames au corps gent, au clair visage, et de fières damoiselles au regard azurin, au cœur, tendrelet, qui servirent de modèles aux enlumineurs du temps, ont soupiré en entendant le lait d’amour que chantait la lyre du troubadour au gai savoir, etc…
Preux, vassaux, bannières, soudards bardés de fer, troubadours, pages et châtelaines, où tout cela est-il allé ?
Où vont les neiges d’autan.
Poète, artiste, philosophe, légendiste, tout homme enfin qui comprend la poésie et l’enseignement de toute chose que le temps a frappée de son aile meurtrière, s’arrête malgré soi devant ces antiques demeures où la noblesse menait une existence fière et opulente, aujourd’hui froides, mornes et lugubres comme une tombe vide ; et l’on devient tout pensif. On s’agenouillerait même, comme au milieu d’un cimetière, prêt à murmurer le De profundis du souvenir sur ces grandes races disparues. Des fantômes voltigent autour de vous, votre extase sympathique vous laisse toujours, avec le désir de soulever le voile, une respectueuse mélancolie. Ces murs abandonnés sont des nids de légendes.
Mainte et mainte fois j’ai remarqué que l’on négligeait trop les petits faits, menue monnaie de l’histoire. Les grands auteurs les dédaignent et ne s’arrêtent que sur les sommités. Ainsi les vieux échevins de Paris tenaient registre des faits et gestes de leurs édiles « pour transmettre à la cognoissance de leurs enfants, vrais et légitimes héritiers, leurs dons, droits, privilèges et immunités, à eux faits par la munificence de leurs princes naturels et légitimes. »
Un clerc du Parloir-aux-Bourgeois compilait chaque année les faits de cet inventaire qui composait « un ample et très beau patrimoine », et il terminait par un anathème contre « le sacrilège qui causerait confusion et désordre à ce qui a coûté si cher, et fait veiller maintes nuits, et les mains légères et larronnesses qui voudraient y faire larcin. »
Ces documents habilement fouillés fournissent les matériaux des histoires de Paris qui paraissent successivement : mine féconde, inépuisable, champ banal où tous les auteurs vont glaner avec plus ou moins d’intelligence et de goût ; car les uns s’embourbent dans les ornières déjà tracées, et d’autres s’égarent dans des routes nouvelles. – Et les légendes, vignettes charmantes des grandes chroniques parisiennes, tantôt gracieuses, tantôt terribles, sont abandonnées dans les orties. Je viens après eux ramasser pieusement ces bleuets oubliés dans le chaume, fleurettes précieuses que le vent emporte une à une comme les feuilles de rose tombées de la tige.
Il n’y a pas de petits faits pour l’histoire ; et ces menus récits, ces grains de poussière, sont d’un grand prix. Ce sont les faits divers d’un temps qui n’est plus, et, parmi ces faits divers que chaque siècle enregistrait au jour le jour dans sa chronique, il y en a qui sont remplis d’un grand enseignement. Ces modestes traditions servent à caractériser d’une manière pittoresque, naïve, et surtout plus intime, la situation morale d’une époque. Je les préfère aux faits racontés par le grand chroniqueur ; car il sait qu’il parle pour l’avenir et écrit presque toujours sous l’influence de son impression personnelle souvent peu réfléchie, et à laquelle il lui est très difficile de se soustraire, tandis que la légende est le récit de tout le populaire, moins facile à tromper que le moine, qui, du fond de sa cellule, subit la pression de son ordre, ou le clerc scribe, dévoué au prince qui garnit son escarcelle.
Ne rejetons donc pas nos légendes. Si, selon le vieux proverbe : – « Petit vent allume grand feu, » – petite légendette éclaire grand siècle.
Nos savants zoologistes recomposent les races perdues avec un fragment d’os retrouvé sous un bloc calcaire antédiluvien : avec une légende nous pouvons recomposer toute une époque ; elle se reflète vivante et pittoresque avec sa grâce comme avec sa laideur, dans ce petit miroir au cadre gothique oublié dans un coin, aux parois disloquées de la hutte la plus humble du vieux paysan de France, ou dans la ruine orgueilleuse de quelque antique castel dont la silhouette robuste se dresse encore sur la crête de la lande déserte.
Une simple médaille trouvée au fond d’une fouille renverse souvent l’échafaudage savamment chevillé d’hypothèses, – laborieuses puérilités, – de nos plus grands historiens.
Je le redis encore : ne dédaignons pas les petites choses.
L’étoile qui vint briller au-dessus de la chaumine des pastoureaux était bien petite ; cependant c’est cette petite étoile qui les conduisit à la crèche où vagissait le divin poupon apportant la parole de vie qui régénéra le monde entier. S’ils eussent dédaigné cette petite médaille lumineuse que leur œil inquiet, en fouillant dans le ciel, vit marcher vers l’Orient, tandis que d’un autre côté les rois Mages, inspirés comme eux, suivaient la même route que leur traçait aussi cette petite messagère céleste, ils n’auraient pas découvert le fils d’un Dieu dans l’humble étable d’un petit hameau de Judée.
Pardon, chers lecteurs, de ce plaidoyer pour mon reliquaire. Mais, quoique les légendes, dans notre siècle fureteur où l’on vit si vite, où l’on est si curieux, semblent être revenues en faveur, il est encore un grand nombre d’esprits prosaïques complètement gâtés par l’anarchie morale de nos jours, qui les dénigrent parce qu’ils ne peuvent en comprendre la poésie, le charme et l’utilité. Ces fleurs qui ne se fanent jamais sont choses trop délicates pour leur esprit blasé ; ils les regardent comme des puérilités bonnes tout au plus pour les faibles d’esprit et les enfants.
Les légendes, ainsi que l’a dit un grand poète, sont filles de la religion et mères de la poésie. On y trouve toujours une leçon contrôlée par l’expérience populaire, elles instruisent, intéressent et moralisent, trio sacré qui inspire les bons écrits. De plus, un grand nombre nous donnent la clef d’une foule de proverbes, dictons et coutumes qui vivent encore.
Les vieilles traditions, comme les vieux monuments, qui ne sont pour moi que des légendes pétrifiées sur lesquelles le temps a jeté son manteau de lierre et de mousse, sont plus faciles à déchiffrer et nous racontent comme eux l’histoire des générations disparues. Elles servent à élargir le cercle de nos connaissances modernes, en ajoutant aux lumières du présent celles du passé. Ce sont nos guides pour l’avenir. Soldat de mon opinion, je jette le blâme à la face de cette petite coterie moderne qui, parce qu’elle a gravé sur son drapeau le mot : Avenir, se croit le droit de briser la chaîne de fer et de sang qui nous lie au passé, et de repousser dédaigneusement du pied dans l’abîme les vieilles croyances, légendes, traditions et chroniques qui s’y rattachent.
On retrouve encore dans les légendes du vieux Paris, si curieuses au point de vue historique, les changements successifs intervenus dans la physionomie des rues, dans les idées et les mœurs. On suit pas à pas la marche pénible du progrès dans les tableaux changeants de notre grande cité qui deviendra la ville éternelle, titre que l’orgueil romain décerna jadis à la Rome païenne, et, au milieu de cette galerie de tableaux, on voit passer, drapée dans la majestueuse simplicité de son manteau fleurdelisé, l’histoire de notre vieille capitale.
J’ai donc l’espoir, en la faisant connaître davantage dans son passé, de la faire admirer encore plus dans son avenir.
Paris, 1er janvier 1867.
AMÉDÉE DE PONTHIEU.
La cité et ses légendes