Chapitre II-3

2027 Words
Rien de plus facile, lui avait rétorqué sa mère quand il était venu la voir à Noël. Mais elle devait avouer qu’elle s’était un peu vantée… Cette scène de chasse à courre, exécutée par elle, quarante ans auparavant et au point de croix, lui avait demandé plusieurs mois de travail. Il lui serait impossible de retranscrire toutes les nuances automnales au tricot et s’en était ouvert à son fils. Peu lui importait, lui avait-il déclaré récemment au téléphone. Du moment que l’esprit y était : au premier plan, la biche et le cerf assoiffés qui s’abreuvent dans une mare au cœur d’une forêt. Puis, au niveau de l’estomac, le chasseur sonnant du cor, et enfin, sur le thorax, la meute de chiens aux abois. Afin de réaliser cette œuvre en jacquard, il fallait à Monique quantité de pelotes différentes. Pas moins de douze couleurs ! La laine n’était pas donnée. Heureusement, elle possédait ce compte de monnaie virtuelle et pouvait faire sur le Net à peu près toutes ses emplettes de seconde nécessité, grâce à ses Paypal agréablement gagnés. Sa petite retraite n’aurait pas suffi à satisfaire ses grandes envies. D’ailleurs, il était pratiquement l’heure… Monique reposa son tricot sur la table basse, éteignit le téléviseur et alluma son ordinateur portable qu’elle cala sur ses genoux. Elle tapa son mot de passe et se connecta sur le site privé et payant. Ce soir, c’était Carmen, alias Marion. La jeune femme lui fit un signe amical de la main et toutes deux papotèrent gentiment par webcam. — Tu vas bien, ma belle ? — Bof ! J’ai un de ces rhumes ! Ça ne se voit pas trop à la caméra ? J’ai mis des tonnes de trompe-couillon mais j’ai l’impression d’avoir un topinambour à la place du pif ! — T’inquiète, Marion ! Tu es ravissante comme toujours ! C’est quoi le scénario de ce soir ? — Oh, du grand classique ! Je ne suis pas suffisamment en forme pour jouer la grande scène du VIe acte. Je me mettrai souvent de dos, comme ça, si j’éternue, tu improvises ! — Ok. Pas de problème. Il est joli, ce peignoir rose. Où tu l’as trouvé ? — Le studio me l’a prêté. Moi, je le trouve ringard avec toutes ces plumes, mais bon… Ah ! Notre cameraman préféré vient d’entrer. Salut Philou ! Tu peux te brancher, mamie Mo ! Bonne soirée à toi. Gros bisous ! Les trois call-girls du site la surnommaient affectueusement ainsi. Il faut dire qu’à soixante-sept ans, Monique aurait pu être la grand-mère de ces filles dont la plus âgée avait vingt-quatre ans. « Le Quart d’heure Coquin » allait commencer. Monique mit sur les oreilles le casque qui lui renvoyait le son du studio. L’émission était conçue pour des abonnés sourds et malentendants, mais d’autres hommes la regardaient aussi. Ancienne secrétaire de mairie et tricoteuse hors pair, la sexagénaire possédait une grande agilité digitale, doublée d’un sens aigu de l’orthographe. Et bien que le texte qu’elle devait taper en synchronisme fût, la plupart du temps, d’une simplicité syntaxique lapidaire, il fallait tout de même un certain talent pour traduire les borborygmes et onomatopées des filles. Malgré leur plastique irréprochable, quand le son manque, le monologue des hôtesses devient vite une morne plaine à laquelle il faut ajouter quelques piquants cactus… C’était aussi le rôle de Monique et elle le prenait à cœur. Le strip-tease de Carmen n’aurait excité ce jour-là ni un apprenti toréador ni même un veau. Monique devait donc pallier le manque d’ardeur de la call-girl par de fines remarques que chaque abonné voyait apparaître sur son écran. Et si la callipyge tournait le plus souvent le dos à la caméra, c’était pour se moucher. Quand un retentissant éternuement résonna dans le casque de Monique, suivi d’un « Oh la vache ! » peu érotique au goût de la scriptrice, celle-ci traduisit immédiatement : « Regarde, chéri, comme tu me fais frissonner. J’en ai la chair de poule… Tes mains sont chaudes, hein ? Caresse-moi… Tu les aimes, mes fesses ? » Les minutes passaient lentement, au rythme du balancier de Carmen. Monique s’ennuyait ferme et pensait à son tricot délaissé. Cependant, sa conscience professionnelle l’obligeait à rester un tant soit peu attentive. La brave femme commençait à se demander si sa cadette parviendrait à se défaire de son string minimaliste et à le lancer sur la caméra, signe du clap de fin. Ce fut laborieux. Quand Monique reçut le bip sonore signalant que l’émission était enfin terminée, elle soupira d’aise. Carmen en profita pour prendre hors champ une solide robe de chambre molletonnée de nos grands-mères et s’en emmitoufler. Il ne manquait plus que de confortables charentaises pour compléter le tableau. — J’ai été mauvaise ce soir, hein, mamie Mo ? demanda la jolie jeune femme d’une voix enrouée. — Mais non ! T’inquiète ! Ça passe nickel ! mentit Monique. Demain, c’est qui ? — Daphné ou Iris. Moi, je ne reprends le boulot que dans trois jours. — Tant mieux, mignonne. Tu auras le temps de te refaire une santé ! Jus de citron, eau chaude et miel ! Bisous ! Je vais préparer à dîner. Fifi commence à avoir faim. * Au même moment, à Locronan, Katell travaillait encore à son bureau embarrassé de feuilles de différents formats, de crayons et d’aquarelles. Du coin de l’œil, elle surveillait la plinthe où elle venait de déposer le dîner de son invitée surprise, au cas où… La jeune femme peaufinait l’ultime planche de son dernier album, treizième aventure des tribulations de Pépette et Lulu destinée aux tout petits. L’ouvrage devait être rendu le lendemain à sa maison d’édition. Si les débuts de sa carrière de dessinatrice avaient été difficiles, jalonnés de périodes où, pour nourrir sa fille, elle avait dû ravaler sa fierté et tendre la main à sa mère, depuis quelques années, Katell vivait de sa passion. Elle se savait chanceuse, n’ignorant pas que la plupart des artistes, bédéistes en particulier, alimentaient les statistiques de la pauvreté. Le talent ne faisait rien à l’affaire et le mythe de l’indigence créatrice avait encore de beaux jours devant lui. Si cette diablesse de Pépette et cet endormi de Lulu remportaient tous les suffrages auprès de son jeune public, en revanche, Katell avait une préférence pour une autre de ses quatre séries, Les Zonzon, une famille zinzin de ballons de baudruche échappés un jour d’un parc d’attractions et qui voyageaient à travers le monde, au gré des vents. Mais les pérégrinations des Zonzon plaisaient plus aux parents qu’aux enfants. Le léger crépitement de la gent trotte-menu alerta Katell. Toutes affaires cessantes, elle se saisit d’un fusain et de son carnet de croquis puis, sans faire de bruit, elle fit pivoter son fauteuil vers son invitée sous l’œil totalement blasé du chat, assoupi comme une vieille marquise à la chaleur de la lampe de bureau. La jeune femme eut le temps d’exécuter plusieurs esquisses de la souris qui, nourrie depuis plusieurs semaines à ce restau du cœur, ne montrait aucun signe de frayeur, occupée à grignoter son bout de gruyère. D’ailleurs, en la dessinant, Katell remarqua que la donzelle avait perdu sa ligne. Un bruit fit déguerpir le rongeur. Kathleen venait d’entrer dans le bureau, appelant sa mère à table. Celle-ci cacha son bloc de feuillets sous d’autres dessins. Inutile d’attirer sur elle les foudres de sa fille qui aurait poussé des cris d’orfraie en agitant la boîte de mort-aux-rats si elle avait découvert le pot aux roses. — Tu as terminé, maman ? C’est prêt. J’ai ouvert la bouteille de soupe de poisson et fait griller des croûtons. Ça te va ? Mais je n’ai pas trouvé le gruyère dans le réfrigérateur. Tu as oublié d’en acheter ? Comme si elle avait trop chaud, Katell dénoua son foulard autour du cou et le déposa négligemment sur sa table de travail. — Tu as regardé dans le panier ? J’arrive… Ce fut Katell qui, par hasard, retrouva le morceau de fromage et le râpa, essuyant au passage une réflexion de sa fille qui ne comprenait pas pourquoi sa mère manquait de sens pratique en n’achetant pas de gruyère déjà conditionné. Les deux femmes dînaient à présent en tête à tête. — Tu as fini le bouquin ? s’enquit la mère. — Pas encore, je ne lis pas à ta vitesse, mais c’est passionnant. Je pense, comme toi, que c’est peut-être l’amorce d’une piste… Mais j’ai peur aussi ! Ah ! Ce p****n d’espoir… Katell effleura d’une caresse la main de sa fille et lui sourit. Elle ressentait à demi-mot sa crainte d’être déçue. Elle la partageait, du reste. Le hasard existe-t-il ? se surprit-elle à penser. Sa petite aventure du dimanche précédent la laissait présager du contraire… Ce jour-là, Katell devait participer à un salon de littérature de jeunesse à Rennes où elle était invitée de longue date. Tôt le matin, elle monte dans sa voiture, qui ne démarre pas. Première coïncidence : Kathleen dormait chez des amis et, absente de Locronan, ne pouvait pas lui prêter son propre véhicule. Reste à Katell qui ne veut pas faire faux bond aux organisateurs de cette journée une seule solution : le train. Après un achat de dernière minute sur Internet, elle réussit à obtenir l’ultime place libre. Un voisin fort aimable accepte de la conduire à la gare de Quimper. Dans le wagon du TGV, elle s’assied, côté vitre, à la place désignée. Le fauteuil attenant est occupé par une jeune fille plongée dans sa lecture. Quelques phrases échangées durant le trajet apprennent à Katell que cette voisine est étudiante en psychologie. Deuxième coïncidence. Mais fatiguée par les tracasseries de la matinée, elle s’endort pour se réveiller en sursaut en gare de Rennes. À côté, la place est vide. La jeune fille a déjà quitté le wagon en oubliant son livre. Katell le prend, espérant retrouver sur les quais la propriétaire du bouquin. Peine perdue. Troisième coïncidence. Durant le trajet du retour, Katell, intriguée par le titre de l’ouvrage : Aïe, mes aïeux !1, jettera un œil sur la quatrième de couverture. L’auteure, Anne Ancelin Schützenberger, psychothérapeute, livre à travers son analyse clinique et sa pratique professionnelle son expérience de thérapie transgénérationnelle. Katell comprend l’idée générale selon laquelle, guidés par une « loyauté invisible », nous sommes amenés parfois à « payer les dettes » du passé de nos ancêtres. La jeune femme ouvrira le livre à la page cornée par l’étudiante… — C’est tout de même fou, cette histoire, maman ! Que tu tombes sur ce bouquin et que tu lises justement l’expérience de ces deux coiffeuses ! Tu crois au hasard, toi ? ajouta Kathleen en mordillant un croûton. — Je me posais justement la question, ma chérie. Drôle de coïncidence, hein ? Songeuse, Katell repensait à l’incroyable destin de ces deux sœurs, suivies par la célèbre psychothérapeute. Chacune d’elles avait accouché, à peu près au même moment, d’une fille lourdement handicapée. L’un des bébés, né avec le cordon ombilical autour du cou, longtemps dans le coma, devint infirme moteur cérébral et mourut à l’âge de dix ans, un 24 avril… La date où cette pauvre enfant a décidé de partir n’est pas anodine. Sa cousine ne vécut quant à elle que quelques jours, victime d’une hernie cervicale. En remontant l’arbre généalogique de ces deux coiffeuses, la psychothérapeute constate que les parents des sœurs sont également coiffeurs. La grand-mère, arménienne, vivait, elle, en Turquie. Le 24 avril 1915, date du génocide arménien, elle a vu passer dans la rue, sur des piques, la tête de ses deux sœurs et de sa mère. Depuis lors, les descendantes de cette femme ne font pas autre chose que de « réparer des têtes ». Inconsciente loyauté familiale. — Maman, j’ai cherché aujourd’hui des expressions courantes avec le mot « cheveu ». Tu ne trouves pas ça idiot ? Katell éclata de rire puis avoua à sa fille qu’elle aussi avait passé une bonne heure dans l’après-midi à répertorier ces expressions et à en trouver l’origine. — « Se faire des cheveux », commença Kathleen. Mais, en ce qui me concerne, c’est plutôt l’inverse ! Je ne m’en fais pas assez, sans mauvais jeu de mots ! — Oui, concéda Katell. Moi, j’ai pensé à une autre… Tu sais, lorsque l’on dit qu’une histoire est « tirée par les cheveux »… — Exact ! Quand elle est absurde ou exagérée. — L’origine est intéressante. Il s’agissait d’une torture autrefois, infligée aux prétendues sorcières. On les attachait par la chevelure à un cheval que l’on faisait galoper. Tu imagines la scène… — Sans vouloir couper les cheveux en quatre, tu penses qu’on aurait pu avoir une ancêtre sorcière qui aurait subi le même sort ? Et que, par solidarité familiale, depuis des générations, les femmes de notre clan ont la pelade ? — Pfftt… Va savoir ! Je crois qu’on devrait se faire aider par un psychothérapeute qui utilise cette méthode, non ? Qu’en penses-tu ? J’ai cherché dans l’annuaire, il y en a cinq dans le Finistère. — Bonne idée, maman ! Je n’ai rien à faire d’autre de toute manière que d’attendre, plantée comme un arbre, mes nouvelles feuilles ! Alors, jouer les saules pleureurs, pendant six mois au mieux, ou grimper dans notre arbre généalogique pour essayer d’apercevoir l’horizon, c’est tout vu ! Rien à perdre ! — Si, soupira sa mère, d’être déçue une fois encore… Kathleen lui répondait qu’elle préférait de loin une action incertaine à l’inaction lorsque la sonnette de la porte retentit. Le regard dubitatif des deux femmes se croisa. Elles n’avaient pas l’habitude de recevoir des visites impromptues dans la soirée. Katell se leva de table pour aller ouvrir.
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