Chapitre I
ILa pointe des ciseaux en l’air, Katell hésitait encore. La main qui tenait l’outil meurtrier tremblait un peu.
— Tu en es sûre, Kathleen ? Après, ce sera trop tard…
Le ton de la jeune fille se fit bougon. La mère n’était pas dupe de ce sourd agacement. Kathleen, assise, serrait un miroir rond entre les mains. Debout derrière elle, Katell scrutait le regard bleu de l’image réfléchie. Elle y lut du désarroi mais également de la détermination. Sa fille était bien plus courageuse qu’elle, à la même époque.
— Vas-y, maman ! Et ne mets pas trois plombes ! J’ai connu des moments plus heureux dans la vie, c’est tout !
Katell défit alors le catogan qui retenait les boucles fines et blondes et qui tentait de cacher la misère. Les trois horribles plaques, roses, pourtant, comme une peau de bébé, apparurent aussitôt sur le crâne de sa fille lorsqu’elle étala la chevelure sur le dos.
— Ça ne s’est pas dégradé depuis hier, maman ? demanda-t-elle d’une voix ténue.
— Non, mentit Katell.
Une mèche de cheveux venait de se coincer entre les dents du peigne. La mère s’en débarrassa avant que la jeune fille ne s’en aperçoive. Une nouvelle plaque de peau nue apparut, tel un îlot surgi des profondeurs de l’océan. Katell se mordilla les lèvres pour ne pas chavirer.
— Tu n’as pas oublié de prendre la tondeuse, maman ? Déjà que je vais ressembler à une vieille botte de persil !
— T’inquiète, ma petiote, je l’ai dans la poche. Mais je coupe tout à ras, d’abord.
— À toute chose, malheur est bon ! tenta d’ironiser Kathleen. À la fac, les copains vont me chouchouter maintenant, en pensant que je suis en chimiothérapie !
Inutile, en effet, de tergiverser. Kathleen avait raison. Les doigts de Katell se diligentèrent et la mâchoire métallique, avec une avidité ogresse, happa les doux cheveux de sa fille et son cœur de mère.
Kathleen avait remarqué cette disgrâce trois mois auparavant. Tout d’abord, les innombrables cheveux égarés sur sa brosse lorsqu’elle se coiffait. Sur les conseils d’une amie, étudiante en pharmacie, elle les avait comptés un jour. Il n’est pas anormal de perdre cent cheveux quotidiennement, paraît-il. Or, au cours de ce fastidieux pointage des abonnés absents, elle s’était arrêtée bien après le numerus clausus ! Trois cent dix-sept morts au combat, ce matin-là… Ni shampoings traitants ni crèmes miraculeuses n’avaient eu raison de cette débandade. Lorsque la première tache rose apparut sur son cuir chevelu, ce fut la panique. Prises de sang ordonnées par le dermatologue consulté. Éviction des maladies auto-immunes, causes de l’alopécie chez la femme. Elle n’était ni atteinte d’un lupus érythémateux ni de sclérodermie. Elle n’avait pas non plus la teigne et il lui suffisait de regarder la somptueuse chevelure blond vénitien de sa mère, ou celle, plus modeste, de sa grand-mère pour se rendre compte que la génétique n’y était pour rien. Et lorsque les raisons physiologiques et médicales ont été passées au peigne fin, reste cette fichue explication que l’on brandit hors du fourre-tout : « C’est psychologique, Mademoiselle, vous devriez consulter un spécialiste. L’alopécie peut survenir à la suite d’un traumatisme… »
Kathleen se souvenait encore d’avoir haussé les épaules devant le diagnostic en phase terminale du dermatologue. Le pauvre homme avait épuisé toutes ses ressources et sa patiente. Restait debout, en effet, le sempiternel traumatisme psychologique, lequel, cerise sur le gâteau, pouvait être inconscient ! Et débrouillez-vous avec ça ! On passe le relais au médecin de l’âme à qui, d’ailleurs, elle ne sut que raconter. Non, elle n’avait pas subi de traumatisme. Certes, son petit ami l’avait plaquée quelques semaines avant la première perte de ses cheveux, mais elle se rappelait avoir fêté l’événement avec deux copines de la fac. Et au champagne ! Elle ne savait pas comment avouer à Steve qu’il n’y aurait plus, avec lui, de lendemains avec vue sur couette, et elle l’avait embrassé fraternellement quand, rougissant, il lui avait confié être tombé amoureux de la répétitrice d’anglais de la fac. Grand bien lui fasse ! Un de perdu… un de perdu. C’est tout ce qu’elle avait su raconter au décortiqueur de vie. Une seule chose la taraudait en fait : l’expérience de sa mère.
— Maman, fit-elle en s’éclaircissant la voix, tu ne m’aurais pas menti pour me donner de l’espoir, hein ?
— Mais de quoi tu parles, ma chérie ? rétorqua Katell en suspendant son geste.
— Ben… De quoi d’autre veux-tu que je te parle ! Cette alopécie, tu l’as bien eue aussi à mon âge ?
— Si ce n’est pas trente fois que je te le dis, c’est quarante ! soupira sa mère qui omettait toutefois de préciser qu’elle avait eu, elle, une explication de la part de son propre médecin.
Katell était enceinte de deux mois lorsqu’elle avait souffert de cette immonde pelade. Ce n’est que quelques jours après son accouchement qu’elle avait observé la repousse d’un petit duvet, au moment même où beaucoup de jeunes mères commencent à perdre leurs cheveux. Son gynécologue suspectait un dérèglement hormonal, allégation qui, du reste, valait ce qu’elle valait. Rien d’irréfutable ne fut prouvé.
— Sept mois ? C’est ça ? Comment as-tu fait pour tenir tout ce temps sans devenir folle ! Moi, je leur donne deux mois pour repousser ! Au grand max ! Sinon…
Sa mère intercepta la phrase au vol.
— Sinon quoi ? Tu feras comme moi ! Tu patienteras ! Tu n’as pas d’autre choix que d’accepter…
— Et grand-mère ? La connaissant, elle devait être morte d’inquiétude, non ?
— Je te rappelle, ma chérie, que tu es née à Dublin. Grand-mère me boudait à cette époque parce que j’avais suivi ton père en Irlande et que je l’avais abandonnée, sic, à son triste sort de veuve. Mais j’ai eu raison. Elle m’étouffait. Nous avions une relation trop fusionnelle qui aurait pu devenir malsaine, à force. J’étais l’Enfant, le sien, l’Unique…
— Bref, comme toi vis-à-vis de moi, quoi… marmotta Kathleen.
Mais quand elle vit dans le reflet du miroir le visage de sa mère se décomposer, la jeune fille crut bon d’ajouter :
— Hep, m’man, tu ne vas pas me faire une syncope avant que je ne sois qu’à moitié chauve, non ? Je plaisantais ! Une p’tite blagounette pour me remonter le moral ! Tu sais pourtant bien que j’ai besoin de dire une méchanceté quand je suis triste, non ? Tu vas t’en remettre ?
Katell ravala sa salive. Oui, elle le connaissait bien, son vaillant petit soldat. Son oisillon à présent déplumé et qui jouait le faraud pour éviter de pleurer… Kathleen évitait de regarder ses dernières boucles tomber sur la serviette posée sur ses épaules. Sa mère, le cœur en bandoulière, essaya de se mettre au diapason.
— Maintenant, je peux au moins te le dire : « T’as un beau crâne, tu sais… »
— Embrasse-moi…
Toutes deux se mirent à rire, de ce rire libérateur et fanfaron qui fait la n***e aux larmes. La jeune fille fut la première à reprendre son sérieux.
— Tu peux y aller à la tondeuse, maintenant. Mais dis-moi, j’avais quel âge quand tu es revenue en France et que grand-mère m’a vue pour la première fois ?
— Six mois. Pourquoi ?
— Tes cheveux avaient repoussé alors ?
— Ben oui… J’avais une coupe courte, un peu à la Jean Seberg, mais ils étaient drus ! Ça m’allait bien, d’après Sean. D’ailleurs, je me demande si…
— Pas question, maman ! Je sais ce que tu vas me dire ! Je t’interdis d’aller chez le coiffeur pour te faire raser la tête ! C’est compris ? Ce n’est pas d’une mère Térésa dont j’ai besoin mais d’une Marylin. Je veux pouvoir t’envier et te jalouser, jour après jour. Mon combat, à présent, sera fait de cette hargne !
— Eh ben, ça promet… soupira Katell en actionnant le bouton de la tondeuse électrique. Bonjour les réjouissances…
Le bruit du moteur couvrit les voix et toutes deux se turent, le temps de la fin du supplice. Lorsque Katell ôta la serviette-éponge des épaules de sa petite pour la secouer au-dessus de la poubelle, Kathleen sut sa première épreuve terminée.
— Ce que j’ai de mieux, finalement, ce sont mes oreilles. Tu vois, cette coupe à la Folcoche les met en valeur. Elles ne sont pas décollées… Tu peux me passer le turban bleu sur la chaise, m’man ? Je ne pensais pas avoir si froid à la tête. Et si on se faisait un thé ?
La bouilloire glougloutait à présent. Katell éteignit la gazinière en jetant un coup d’œil à la fenêtre. Il était à peine 15 heures et le temps, englué dans sa gangue vaporeuse, ne se lèverait pas de la journée. Noyées dans la brume, les maisons, à flanc de coteau, confondaient leurs façades de pierre et leurs toits ardoisés dans un paysage aquarellisé, liquéfié, grisé. Çà et là, quelques trouées jaunes perçaient la boucaille. Des pièces allumées au bon plaisir du feu. Un après-midi de février chafouin, enrhumé, même pas frileux. Dans la ruelle qui desservait sa haute maison, les pavés luisaient, vernissés. Il n’avait pourtant pas plu. Pas un touriste n’était passé là de la journée, phénomène plutôt rare dans cette cité médiévale. Katell observa l’herbe haute de son jardinet. Il serait temps de la couper. De tailler les hortensias aussi, du reste. Les grosses fleurs brunes, laissées à l’abandon des saisons, comme minéralisées, dodelinaient tristement de la tête où, sur les fils d’argent tissés par des araignées laborieuses, perlaient des gouttes d’eau. Village et nature au diapason d’une léthargie hivernale.
Katell soupira en laissant retomber le rideau arachnéen, ouvrage d’une dentellière du coin. Dans ce village classé parmi les plus beaux de France, aucun détail ne devait être laissé au hasard d’un bricoleur aux goûts douteux. Elle entendit alors le pas énergique de sa fille dans l’escalier de bois. Kathleen était montée se maquiller. Une envie, un besoin de couleurs pour pallier sans doute la perte d’une partie de sa féminité. D’ailleurs, quand elle eut pénétré dans la cuisine, sa mère se rendit compte qu’elle avait dû pleurer, seule dans sa chambre. Son regard bleu porcelaine avait viré au myosotis. C’était le signe. Évidemment, Katell ne lui fit aucune remarque sur le sujet.
— Envie d’une cigarette avec mon thé, maman. T’aurais pas vu mon paquet ?
— Sur le coussin de la chaise, là. Mais Virgile est assis dessus.
— Et alors ? fit la jeune fille en chassant sans ambages le gros matou. Pourquoi tu le laisses tout faire ? Tu n’as vraiment aucune autorité avec les animaux !
Offusqué d’avoir été détrôné, le chat, plaintif, alla miauler misère en se frottant contre les jambes de sa maîtresse. Cet acteur né ne fut pas bissé pour un retour sur scène.
Manu militari, Kathleen prit le Virgile sous le bras et ouvrit la porte d’entrée.
— Va faire ton cinoche dehors ! Avec moi, ça ne marche pas ! Fais ton job et rapporte un mulot, gros plein de soupe !
— Oh ! Kathleen ! s’offusqua sa mère. Comment tu lui parles ! Il est vieux ! Tu l’aimes bien pourtant, notre Virgile…
— Aimer ne veut pas dire niaiser, maman. Et ce n’est pas en lui donnant les croûtes de tes fromages qu’il va maigrir, le gros pépère ! C’est comme pour Vidoc ! Il a SES croquettes, adaptées à son alimentation ! Arrête de lui filer tes bouts de gras !
— Euh… je ne le fais plus du tout ! se défendit sa mère en posant sur la table les tasses de porcelaine.
— Menteuse… Pas plus tard qu’à midi. Si tu crois que je ne t’ai pas vue à table, c’est raté. Vidoc, à droite de ta chaise, le chat à gauche, et bizarrement tes mains sous la nappe !
— Autre chose, mon adjudant ? ironisa Katell, prise en faute.
— Oui, un truc me tracasse à propos de grand-mère…
Kathleen semblait soucieuse et Katell, attentive au bien-être tout relatif de son unique enfant, l’écouta en soufflant sur son thé, trop chaud. La jeune fille revint sur le sujet qui meublait tout l’espace de ses pensées actuelles. L’origine de son alopécie. Katell, de retour d’Irlande, son nourrisson dans les bras, avait-elle évoqué les affres de sa grossesse à sa propre mère ? Cette dernière avait-elle su qu’elle avait subi une pelade sévère ? Katell répondit par la négative. La jeune accouchée qu’elle avait été vingt années plus tôt, n’avait jamais ressenti le besoin de s’épancher sur le sujet qui était clos pour elle. D’abord, Catherine, sa mère, était de nature angoissée, ensuite, elle-même n’avait aucune envie de revenir sur cet épisode difficile à vivre qu’elle tentait d’oublier.
— Donc, résuma Kathleen, grand-mère ignore ce qui t’est arrivé. Mais si ça se trouve, elle aussi a souffert d’alopécie dans sa jeunesse ? Tu peux lui téléphoner, maman ? supplia la jeune fille. Avec moi, elle va déborder sur ma vie à la fac ; pas envie de discuter de ça.
— Quoi, là, maintenant ? Tout de suite ?
Le regard de sa fille était suffisamment éloquent. Katell prit son portable et composa le numéro de sa mère.
Interroger Catherine de but en blanc n’était pas chose possible. Les préliminaires seraient longs et variés. D’un signe de dénégation du doigt, Kathleen répondit aux mimiques de sa mère. Non, inutile de mettre aussitôt le haut-parleur. La jeune fille, qui avait saisi une revue, n’avait pas envie de partager les remarques, fussent-elles pertinentes, sur le temps chagrin ou sur les derniers potins douarnenistes. En venir au fait prit vingt-cinq minutes. Il fallut d’abord avouer à Catherine Kersalé que sa petite-fille souffrait d’alopécie. Silence vexé et consterné à l’autre bout du fil. Pourquoi ne lui avait-on rien dit auparavant ? Était-elle si vieille pour qu’on se croie obligé de la ménager ? Légèrement agacée, Kathleen admirait la patience de sa mère qui tut, à ce moment-là, sa propre mésaventure, afin de gagner du temps. Katell en vint brutalement au fait au détour d’une phrase :
— Mais toi, maman, est-ce que cela t’est arrivé quand tu étais jeune ?
Kathleen redressa la tête. Quand, à la réponse de son aïeule, la jeune fille vit les yeux de sa mère s’agrandir de stupéfaction, elle lui demanda alors d’entendre la conversation.
— Je mets le haut-parleur, maman. Kathleen est à côté de moi.
— Bonjour ma petite-fille ! Tu aurais pu saluer ta grand-mère, non ?
— Bisou ! Je viens de rentrer. J’étais partie faire une course. Alors ? On se demandait, maman et moi, si ce n’était pas un problème génétique…
— Je ne pense pas, ma chérie. Dans ce cas-là, ta mère aurait, elle aussi, connu cette saleté ! Grâce à Dieu, elle a été épargnée !
— Dieu n’y peut rien à l’affaire, déclara Kathleen avec sa brusquerie naturelle. Mais toi ? Que disais-tu à maman ?
— À mon époque, on appelait ça une pelade. Je me souviens d’avoir été mortifiée ! Je n’ai plus osé aller au bal pendant presque un an. Même certains de mes camarades d’alors se sont mis à me fuir, pensant que j’étais contagieuse. Quel souvenir atroce ! Heureusement, dans les années soixante, on pouvait tricher avec la mode capillaire ! Les chignons choucroute et les coiffures ébouriffées cachaient la misère du dindon !
Kathleen, interloquée, humecta ses lèvres sèches.
— « La misère du dindon », grand-mère ? Ça veut dire quoi ?
— Oh ! Comme c’est drôle… C’est la première fois, je crois, que je prononce ces mots… C’était l’expression de ma mère lorsqu’elle me regardait me coiffer… J’essayais tant bien que mal d’arranger mes cheveux pour passer inaperçue et je la vois encore hocher la tête d’une mine dégoûtée en me disant : « La misère du dindon… Il gonfle ses plumes mais quand il tourne le dos, il montre son cul rose et nu… »
Kathleen, choquée, ne put s’empêcher de s’écrier :
— Mais elle était atroce, ta mère, de te dire ça ! Quelle s****e !
À l’autre bout du fil, Catherine Kersalé émit un léger soupir.
— On ne peut pas affirmer cela non plus, ma petite-fille… Certes, c’était une femme dure et rocailleuse mais elle m’adorait. J’avais vingt ans et j’étais par ailleurs très jolie. Je crois qu’elle a paniqué quand cela est arrivé. Elle craignait que mon état soit définitif et que je ne puisse plus faire un beau mariage à cause de cela… et elle me transmettait ses craintes.
— Ce qui veut dire, grand-mère, qu’elle-même n’avait jamais souffert d’alopécie ! Sinon, elle se serait tranquillisée en se disant que c’était passager…
— Sur ce point, tu peux en être certaine, ma chérie. Elle était complètement déroutée et me traînait de médecin en médecin. Sauf que, à l’époque, on ne connaissait pas grand-chose au sujet.
Les trois femmes bavardèrent encore un moment au téléphone. Kathleen, qui était en vacances, dut promettre à sa grand-mère que toutes deux viendraient déjeuner chez elle, le dimanche suivant.