Chapitre II-2

2008 Words
— C’était ça, hein, au départ ? Vous vous rappelez ? L’homme, trop ému, se contenta de hocher la tête en guise d’acquiescement. — … Juste un petit hic, Monsieur. Ces yeux-là sont très rares et donc chers. Vous pouvez vérifier l’étiquette d’origine. Ils sont à vingt euros pièce et je ne tire de ce prix qu’un euro de bénéfice. Alors que fait-on ? Je n’en mets qu’un et votre ours aura les yeux vairons, c’est joli aussi, ou alors je lui couds un œil marron, semblable au sien ? Ceux-là sont plus faciles à trouver et coûtent trois fois moins cher. — Remettez-lui ses yeux bleus, déclara le client, péremptoire. L’argent n’a pas d’importance. Et pour sa restauration ? — Une heure devrait largement suffire. Donc, 35 euros plus deux fois 20. Je sais bien que vous ne le vendrez pas, mais votre vénérable Pépère vaut entre 1000 et 1500 euros. — Bien plus… murmura l’homme qui s’apprêtait à sortir son portefeuille de sa veste. — Non, vous me réglerez à la sortie de clinique de Monsieur, lui sourit Marc. Disons, après-demain, un peu avant midi. Je suis content de jouer un rôle, même minime, dans votre future réconciliation avec votre cousin, plaisanta-t-il. — Oui, elle sera donc posthume… Mais j’ai pardonné à Louis, le jour où ma mère m’a expliqué son geste de révolte. J’avais toujours mon père, sain et sauf. Le sien, grièvement blessé, avait perdu l’usage de la vue… Au revoir Monsieur, je suis enchanté d’avoir fait votre connaissance. Et prenez grand soin de Pépère… L’après-midi de Marc passa très vite et ne connut aucun temps mort. Vers 18 heures, alors qu’il rangeait ses outils, le carillon de la porte retentit de son ton clair et joyeux. Le cœur de Marc battit plus fort en voyant pénétrer dans la boutique Bérangère. Il se leva pour embrasser son ancienne compagne qu’il n’avait pas croisée depuis plus d’un mois. — Salut, beau gosse ! Je venais voir si tu n’étais pas mort. Je vais balader la chienne sur la côte. Tu m’accompagnes ? On pourra discuter un peu… * Bien sûr, les choses s’étaient à peu près apaisées. Résignés, tous deux s’étaient quittés un an et demi auparavant, en toute intelligence. Comme la nature a horreur du vide et Bérangère plus encore, la jeune femme fréquentait un nouvel homme, sans pour autant vivre avec lui. Marc avait rencontré le Frédéric en question : horriblement sympathique. Elle ne pouvait mieux tomber. Marc, de toute façon, n’avait rien d’autre, hormis sa bonne volonté, à lui offrir. Elle était jolie sous son bonnet de laine à pompon, à la façon d’une écolière, et emmitouflée derrière une grosse écharpe assortie. Le froid du crépuscule hivernal rougissait ses joues et son nez, piquait son regard. Ils marchaient côte à côte sur la grève. Leurs empreintes s’imprimaient sur la laisse de mer et, dans le sable ainsi tassé, affleuraient sous leurs talons de petites flaques éphémères. Loin devant eux, Vanille, la chienne cocker, courait derrière le vol ras d’huîtriers-pies. Afin d’éviter des sujets trop personnels et donc douloureux, Marc dévoila à son ancienne compagne le projet qui l’avait conduit, le matin même, à Pont-l’Abbé, chez sa thérapeute. Bérengère ignorait tout de la psychogénéalogie. — C’est une nouvelle voie qui s’ouvre, tu sais. Même si Young avait pressenti un inconscient collectif, l’avancée de cette science ne date que de quarante ans. Aux États-Unis, une expérience a été faite sur des souris mâles. Des scientifiques ont habitué les rongeurs à une situation répétée et traumatique. Ils faisaient sentir aux souris une odeur proche de celle de la fleur du cerisier, l’acétophénone, à laquelle ils associaient un léger stimulus électrique. Bien entendu, ces souris en ont conclu rapidement que le fait de respirer cette odeur allait leur faire mal. — Oui. Normal. Et ? Où veux-tu en venir ? — Ce qui est fort étrange, en revanche, est que ces souris cobayes ont eu des enfants, qui ont eu des enfants, qui ont eu des enfants… Les générations de souris suivantes n’ont jamais reçu le moindre stimulus électrique. Mais si on leur faisait respirer de l’acétophénone, c’était aussitôt la panique générale. Et on a prouvé que l’ADN de ces souris avait été modifié, d’où la transmission biologique de la mémoire. L’expérimentation est en cours sur l’homme, mais on est en droit de penser que, chez nous également, notre génome est transformé par un traumatisme subi par l’un de nos ancêtres. C’est une avancée considérable de la science ! Tu comprends ? Ces scientifiques travaillent à présent sur la transmission de certaines maladies psychiatriques et sur nos phobies. — Oui, répondit-elle. Mais on ne connaît pas le langage souris ! Qui te dit que ces bons pères de famille n’ont pas prévenu leurs rejetons d’un danger potentiel ? — Parce qu’ils n’ont eu aucun contact avec leurs descendants, tiens ! — Tu es en train de m’expliquer que tes petits soucis seraient dus à une peur panique de ton arrière-grand-père ? lui rétorqua Bérangère, un peu perturbée. — Je cherche en ce sens, oui. Mes « petits soucis », comme tu les appelles gentiment, pourrissent ma vie. Et je veux en trouver la cause, quelle qu’elle soit ! — Oui, je comprends, balbutia Bérangère, un peu gênée. Tu as une piste ? — Une idée me trottait par la tête… lui répondit Marc en relevant le col de son caban pour se protéger du froid. Imagine que l’un de mes ancêtres ait appris sur le tard qu’il avait été un enfant adopté et que son père, idolâtré, n’était pas le sien… Ajoute à cela une sombre histoire d’héritage auquel mon ancêtre, pour cette raison, n’aurait pas eu le droit… Tu conçois facilement son sentiment d’injustice et d’impuissance ! — En tout cas, déclara Bérangère en prenant le bras de son ex-compagnon, ton arrière-pépé ne devait pas manquer d’imagination ! Il te l’a transmise, ça, c’est certain ! Cette soudaine proximité de leurs corps raviva les blessures non cicatrisées de Marc. Il aurait voulu échapper à ce contact mais ne savait pas comment s’y prendre. Il avait terriblement souffert auprès de cette jeune femme qu’il avait tant aimée, et il l’avait fait souffrir aussi, malgré lui. Il devait tourner la page de cette romance impossible et ce, définitivement… Il trouva un prétexte, dégagea son bras pour pointer du doigt les maisons sur la falaise. — Je n’ai jamais compris ce village. Regarde ! Poulazec a une vue sur mer extraordinaire et toutes les habitations tournent le dos à l’océan. C’est étrange, non ? Ces murs blancs, aveugles… — Parfois troués d’une fenêtre, tout de même… murmura Bérangère qui avait bien remarqué le geste de son compagnon. Ton village, de toute façon, est essentiellement rural. Il n’y a pas de pêcheurs ici. Même l’été, à part quelques gosses, cette plage est déserte. Ces maisons, telles les silhouettes de veuves blanches, se détachaient sur la roche anthracite, à peine incarnées par le foudroiement du soleil qui se couchait. Des volutes de nuées violettes pansaient le ciel écorché, griffé parfois par le vol de goélands. Le ventre mouvant de la mer s’était assombri, zébré seulement d’une cicatrice d’or en fusion. Poudrée de lumière rose, Bérangère tourna soudain son visage vers Marc et, d’un geste spontané, se blottit contre lui. Elle enserrait de ses bras les épaules de son ex-compagnon. — Oh, Marc, si tu savais… Je n’arrive pas à t’oublier… J’ai besoin de toi… Au secours… L’homme reçut en pleine poitrine cette douce plainte comme un coup de poignard. D’un geste maladroit, il remit à leur place quelques mèches auburn échappées du sage bonnet. Il avait besoin d’une contenance, tant il se sentait mal. — Ne rends pas les choses encore plus difficiles, Bérangère, murmura-t-il, ébranlé. Je t’en supplie… On en a parlé dix mille fois ensemble, déjà. Tu es bien avec ton Frédéric, non ? — Oui, quand on b***e, déclara-t-elle crûment. J’éprouve de la tendresse pour lui, mais je ne l’aime pas, enfin, pas comme toi… — Tu sais bien que je ne peux pas t’apporter ce dont tu as besoin, ma… Et ton attente est plus que légitime. Du pouce, il essuya les larmes qui nimbaient ses beaux yeux verts. — J’ai eu une idée ! dit-elle soudain en réprimant les sanglots de sa voix. Marc craignit le pire… Repousser Bérangère était déjà au-dessus de ses forces. — En attendant que tu guérisses, poursuivit-elle, on pourrait s’arranger, non ? On reprend la vie commune et, lorsque mes envies sont trop fortes, je vais voir quelqu’un d’autre, que pour la bagatelle ! Je ne t’en parlerai pas. Et puis aussi, pour avoir un enfant tous les deux, il existe bien des méthodes de procréation assistée… Tu n’es pas stérile, que je sache ! Marc se détacha d’elle et, la gardant au bout de ses bras, planta son regard dans le sien. — Ma petite Bérangère, je ne suis pas convaincu de l’excellence de ton idée. Chut… Écoute-moi d’abord, hein ? Imagine un instant cette vie-là pour nous deux. Je serais tout le temps en train de croire que tu es dans les bras d’un autre, même si tu es partie voir ta mère ou une amie. Ce serait invivable, pour moi comme pour toi ! Quand on aime un être, on bannit suspicion, jalousie et remords. Sinon, les relations deviennent vite infernales… La jeune femme baissa la tête et se dégagea doucement de son emprise. Elle ne répondit pas et, sifflant comme un garçon, pouce et index dans la bouche, appela sa chienne à l’autre bout de la grève. — J’ai un peu froid, Marc… On y va ? Son joli minois était dévasté. Lui se sentait désolé, au sens fort du terme. Que pouvait-il lui dire d’autre ? * Monique Le Calvez rebroussa chemin, son paquet sous le bras. Elle n’avait que la place de Poulazec à traverser pour rentrer chez elle. À côté de l’église, elle salua Bébert Goasdoué qui descendait de son tracteur. Il avait garé l’engin à la va-comme- j’te-pousse, selon son habitude, trop pressé de faire sa halte journalière au « D’abord ici », le bistrot du bourg, par allusion au « Après là-bas », le cimetière du village situé deux rues derrière le débit de boissons. Pour sa décharge, la vie de Bébert n’était pas rose tous les jours et, s’il traînait des bottes pour rentrer chez lui, Monique Le Calvez pouvait le comprendre. Du reste, elle ne jugeait jamais personne et se trouvait mal placée pour le faire. Vieux célibataire, Bébert Goasdoué vivait seul à la ferme avec sa mère, Germaine, âgée de 88 ans et qui, depuis plusieurs années déjà, était « partie avec les bonbons », selon l’expression douarneniste. D’ailleurs, Didier et sa femme Véro, les immigrés qui tenaient à présent le café — il était originaire de l’île de Sein et elle de Molène — avaient reçu l’ordre express de la part de Bébert, un peu comme on peut se faire exclure de son propre chef d’un casino, de le mettre à la porte à 19 h 25 pétantes, heure à laquelle l’auxiliaire de vie quittait sa mère. Si Germaine Goasdoué était retombée en enfance, elle n’avait rien perdu en revanche de sa légendaire célérité, et il fallait veiller au grain. En poussant la porte de chez elle, qu’elle ne verrouillait jamais avant 20 heures — il n’y avait jamais eu de vol à Poulazec — Monique Le Calvez se demandait pourquoi le jeune Marc Grimaud avait quitté « Les bobos du Temps » sans éteindre les lumières de sa boutique. Le rideau de fer n’était pas baissé et il n’avait pas non plus allumé son appartement, au-dessus du magasin. Bah, sa poupée de porcelaine, dénichée le jour même à la Salle des Ventes de Quimper, pouvait attendre d’être chauve un jour de plus… Monique retrouva Fifi, son caniche nain, au même endroit où elle l’avait laissé cinq minutes auparavant, allongé sur sa couverture en crochet qui protégeait le canapé de velours bronze des poils intempestifs de l’animal. Au retour de sa maîtresse, le chien, à moitié assoupi, battit mollement du pompon. — Viens, mon Fifi ! Maman a oublié d’enlever ton manteau. Il fait bon ici. Tu vas avoir trop chaud. Le caniche se laissa déshabiller sans état d’âme. Doux comme un loukoum, sa propension à la rébellion était des plus velléitaire. Cela fait, Monique alluma le poste de télévision pour écouter les informations régionales, s’assit auprès de Fifi et reprit son ouvrage, une commande précise de Bruno, le plus jeune de ses trois fils. Dire qu’elle avait été ravie en acceptant la requête de son petit dernier de 29 ans eût été un mensonge. Au départ, elle s’était même sentie vexée… Mais bon… Ses enfants, Bruno en particulier, savaient trouver les mots pour cajoler son cœur de mère. Elle n’ignorait pas qu’il y avait des jours de l’année consacrés à tout et à n’importe quoi ! Celui des voisins, des secrétaires, des amoureux… Certes ! Mais que le 16 décembre soit la fête internationale du pull moche et que, de surcroît, son fils ait immédiatement pensé à elle, lui était resté en travers du gosier. Monique se considérait comme une tricoteuse émérite ! Ses trois garçons avaient-ils souffert en silence de porter, quand ils étaient enfants, les chandails de sa création ? Faits main, ils étaient pourtant bien plus chauds que tous ceux que l’on pouvait trouver dans le commerce ! Toujours est-il que Bruno lui avait passé commande pour le pull le plus moche possible. Il avait même choisi son modèle. Saurait-elle reproduire le motif du grand canevas accroché au-dessus de la cheminée de son salon ?
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