Chapitre II-1

2024 Words
IIMarc Grimaud observait la thérapeute assise, face à lui, derrière son bureau. Une femme entre deux âges, aux cheveux gris, au physique quelconque, mais dont le regard, d’un brun profond, pétillait d’intelligence bienveillante. Et de bienveillance, étant donné la difficulté de sa démarche, il allait en avoir besoin… — Je vous appellerai par votre prénom. Donc, Marc, avant que vous ne m’exposiez votre souci, j’aimerais que vous me disiez de quelle façon vous avez entendu parler de moi… Un peu intimidé, il s’éclaircit la voix. Elle le regardait toujours, le menton posé sur ses mains croisées, un léger sourire aux lèvres. — Euh… par hasard, en fait. J’ai un bon client, plus âgé que moi, avec qui j’ai sympathisé. Il y a cinq ans, il a commencé à souffrir de troubles qu’il ne connaissait pas auparavant. Un syndrome de Reynaud associé à des crises d’asthme, à chaque fois qu’il prenait la mer. Le problème est qu’il est marin… Il ne parvenait plus à exercer son métier. Pas évident de pêcher quand vos pieds et vos mains sont glacés et quand vous ne pouvez plus respirer. Il a consulté plusieurs médecins qui ne parvenaient pas à poser de diagnostic. Et puis, il a entendu parler de vous… Au départ, il était réticent, mais en désespoir de cause… Bref, il m’a affirmé que vous l’aviez guéri. — Il s’est guéri lui-même, Marc, en mettant des mots sur ses maux. Maladie, mal à dire… Je l’ai juste aidé à rompre le cercle… Je me souviens très bien du cas d’Hervé. Un homme très sympathique. Marin de père en fils… Vous le saluerez de ma part. Et son fils aîné ? Savez-vous s’il a entamé ses études de médecine ? — Raphaël ? Oui, il est en deuxième année. C’est fou tout de même ! Hervé m’a expliqué qu’il portait inconsciemment en lui un secret de famille. Son arrière-grand-oncle, mousse sur le bateau de son père, s’était suicidé en mer parce que, élève brillant, il voulait poursuivre ses études, offertes par les pères jésuites, afin de réaliser son rêve : devenir médecin. Mais son père s’opposait farouchement à ce projet. Balivernes ! Il serait pêcheur comme eux tous ! — Oui, on porte dans nos gènes l’histoire de notre famille. Un secret, même gardé, laisse toujours transparaître un langage non verbal. À travers ses symptômes apparus au moment où son propre fils annonçait à Hervé qu’il voulait faire médecine, celui-ci a revécu dans sa chair la mort de son ancêtre. Il n’y a pas de hasard… Ils portaient le même prénom et étaient nés le même jour… La psychanalyste et psychothérapeute se tut un instant. Cet intermède avait dû encourager son nouveau patient à sortir de sa réserve naturelle. Elle étudiait sa gestuelle. Manifestement, ce beau garçon, dans la fleur de l’âge, manquait de confiance en lui… Malgré tout, sa voix posée dénotait un individu réfléchi. Il avait juste besoin d’un peu de temps encore avant de se livrer. Elle le lui offrit. — Que savez-vous de la psychogénéalogie, Marc ? — Nous sommes tous les maillons d’une chaîne qui s’appelle la famille, c’est un peu ça ? Et parfois, pour comprendre la défectuosité d’un maillon qui casse, il suffit de remonter toute cette chaîne afin de situer le problème, un nœud par exemple… — J’aime bien votre métaphore, Marc. Oui, c’est une technique thérapeutique, théorisée en 1970 par le professeur Anne Ancelin-Schützenberger. Elle est fondée sur l’approche transgénérationnelle et donne des résultats probants là où la science est muette. Il s’agit de découvrir les événements traumatiques, par exemple un secret de famille de l’un de nos aïeux, qui ont sur notre vie une résonance particulière… Et si vous me racontiez votre problème, Marc ? L’homme se trémoussa un peu sur son fauteuil, comme s’il cherchait une assise plus confortable. — Voilà, ce n’est pas très facile à avouer, mais je souffre d’impuissance… La voix de son vis-à-vis s’était enrouée en prononçant le dernier mot. Elle le nota. — C’est un phénomène courant, Marc. Vous n’êtes pas le premier et vous ne serez pas le dernier. Auriez-vous honte d’avouer une grippe à votre médecin ? Non, n’est-ce pas ? Eh bien, considérez que votre sexualité est grippée pour l’instant… Cela ne fait pas de vous un sous-homme. Avez-vous fait les analyses médicales de routine et vérifié, par exemple, votre taux d’insuline ou l’état de votre prostate ? Il leva vers elle un regard amusé. — Euh… je n’ai que trente-neuf ans, docteur. — Et alors ? Pensez-vous que des jeunes filles de vingt ans soient exemptées du cancer du sein ou de celui du col de l’utérus ? — Non, bien sûr, balbutia-t-il en rougissant. Mon médecin m’a fait passer tous les tests possibles. Je n’ai subi aucun choc et mes défaillances ne sont pas d’ordre physiologique. J’ai même suivi, il y a deux ans, une psychothérapie qui n’a rien donné non plus… Tout en griffonnant des notes, la thérapeute lui demanda quelques précisions sur sa vie et ses préférences sexuelles. Lui arrivait-il parfois d’avoir des rapports aboutis ou jamais ? Marc Grimaud, plus à l’aise à présent, répondait simplement, sans chercher à éluder. — Non, je n’ai aucune attirance pour les garçons. Je suis à 100 % hétéro. Si, évidemment, j’arrive parfois à avoir des rapports acceptables et agréables. En fait, tout dépend de la femme… La psychothérapeute releva le regard sur lui, réagissant à cette dernière phrase sibylline. Elle lui demanda un éclaircissement. — Quand je n’éprouve pour ma partenaire qu’un désir purement sexuel, les choses se passent bien. Les problèmes surviennent lorsque je suis amoureux d’elle… Autant vous dire que j’aurais préféré l’inverse… ajouta-t-il avec un sourire attristé. — Lorsque le psychisme va mal, c’est le corps qui trinque, vous vous en doutez ! Combien de gens souffrent physiquement des lombaires parce qu’ils en ont, littéralement, plein le dos… Avez-vous réfléchi sur le terme « impuissance » ? Dans quelle situation ordinaire, liée à l’affect, vous sentez-vous « impuissant » à agir ? La maladie chronique d’un proche, peut-être ? — J’y ai réfléchi, bien sûr… Mais il n’y a rien de particulier dans ma vie qui puisse expliquer que je somatise. — Et pourtant vous le faites, lui rétorqua la thérapeute. Quelle est votre profession ? — Restaurateur, fit-il, laconique. Marie-France Berton-Straussy devait être une femme gourmande. Marc s’amusa quand elle s’enquit de ses spécialités. Préparait-il le poisson ? L’heure de midi approchait et nul besoin d’être psy pour soupçonner que la thérapeute commençait à avoir faim. Au risque de la décevoir, il jugea bon toutefois de la détromper : — Euh… restaurateur, oui, mais d’objets anciens ! Désolé ! Je suis à la tête d’une toute petite entreprise. Nous sommes trois, deux ouvriers et moi-même. Chacun a sa spécialité. Bernard, la mécanique et l’électronique, Guillaume le bois. Je suis le docteur, quant à moi, des ours en peluche et des poupées, en porcelaine ou autre. Chacun de nous gagne correctement sa vie, même si nous ne roulons pas sur l’or. Il y a un effet de mode qui nous porte. Les gens, à juste titre du reste, ne supportent plus le gaspillage industriel et l’obsolescence programmée des biens de consommation. Qu’avait-il dit de si extraordinaire ? Il se demandait pourquoi les yeux de son interlocutrice pétillaient d’une telle joie malicieuse. — Et en plus, il « répare » ! murmura-t-elle. Votre atelier ou boutique a un nom, je suppose. Vous l’avez choisi ? — Ben… oui. « Les bobos du Temps ». — Voilà qui est merveilleux ! s’exclama-t-elle. On ne pouvait trouver de symbolique plus réconfortante pour notre entreprise commune ! Vous êtes né pour réparer les affres du Temps, celles de vos ancêtres, de votre lignée. Je suis certaine que nous trouverons ensemble les dettes inconscientes que vous endossez vis-à-vis des générations qui vous ont précédé. Connaissez-vous le principe du génosociogramme ? Hervé, son client et ami, avait été tellement heureux d’avoir été délivré du « fantôme » de son arrière-grand-oncle qu’il lui avait montré ce curieux arbre généalogique fait de mémoire tout d’abord et complété ensuite d’événements et de dates. L’important était la façon dont l’auteur de l’arbre percevait les rapports entre les membres de sa famille de manière diachronique ou synchronique. Que savait-on de tel personnage de son histoire ? Même si les souvenirs étaient arrangés, en bien ou en mal, il fallait les noter. Il en allait de même pour les événements importants d’un individu et de leur contexte historique : mariage, divorce, maladies, déménagement, perte d’un enfant, départ à la guerre, union clandestine etc. C’étaient d’ailleurs les blancs ou les trous de mémoire de la famille au sujet de l’un de ses membres qui en disaient le plus long. Néanmoins, la thérapeute rafraîchit la mémoire de Marc et elle lui remit une feuille photocopiée où s’alignaient figures géométriques et symboles. À lui de s’en inspirer pour créer son arbre. Il lui montrerait ensuite le résultat de son travail. Rendez-vous fut pris deux mois plus tard. * À 14 h 30, Marc Grimaud ouvrait la porte de sa boutique-atelier. Dans la cour, Bernard réceptionnait un antique réfrigérateur de la marque Frigidaire, aux formes délicieusement girondes, et s’entretenait avec le propriétaire qui avait pour sa belle glacée les yeux de Chimène. Le plus difficile, pour les trois hommes, était de trouver les pièces de rechange d’un objet ancien, défectueux. Néanmoins, grâce aux sites spécialisés, aux collectionneurs avertis ou aux simples vide-greniers que Bernard, par plaisir, écumait, les trois amis parvenaient le plus souvent à leurs fins. Sans doute, le travail de Guillaume, ouvrier compagnon spécialisé dans l’ébénisterie, était-il plus lucratif, mais ils partageaient les bénéfices du mois en trois parts égales. C’était la seule règle de leur association. Et à dire vrai, leur entreprise, après des débuts chaotiques, commençait à ronronner d’aise. Le seul souci de Marc était l’âge de ses partenaires qui flirteraient dans une poignée d’années avec la soixantaine. Même si le mot « retraite » était banni de leur champ lexical, il n’en restait pas moins que Guillaume et Bernard cesseraient un jour leur activité. Former deux jeunes qui auraient la même passion et le même grain de folie qu’eux était une autre histoire. Marc remplaçait le bras amputé d’une poupée Bella, quand le carillon de la porte retentit. Un homme âgé pénétra dans la boutique. Il semblait gêné lorsqu’il sortit de son sac plastique un vieil ours plus décati que lui. — Je ne sais pas si vous pourrez quelque chose pour mon Pépère… Il a fait Verdun mais… euh… c’est Pépère. Je l’ai retrouvé dans le grenier l’été dernier, lors de notre déménagement. Ma femme et moi sommes en vacances dans la région pour une semaine. Nous venons de Calais. Pensez-vous que vous pouvez faire quelque chose pour lui en sept jours ? — Montrez-le-moi, que je l’examine. Mais, vous savez, une fois le travail terminé, nous pouvons vous l’expédier… — Par la poste ? Ah non ! Enfin… je préfère le reprendre moi-même. Je comptais, une fois qu’il serait réparé, le donner à mon petit-fils… L’argument ne tenait pas la route. Et tous deux le savaient. Par habitude, Marc devinait que ce vieux monsieur avait fait le voyage exprès jusqu’au fin fond du Finistère pour la remise en forme de Pépère, le confident de son enfance, et qu’il n’avait aucune intention de le léguer ensuite à quiconque… Simplement, il ne pouvait pas avouer son attachement puéril à cet ours en peluche. Marc tenait à présent entre les mains le sire au long museau. Le bouton de métal à l’oreille droite confirma ses déductions. Il voulut faire plaisir à ce client. — Vous savez, à votre place, je garderais votre Pépère. C’est un véritable Steiff des années vingt. Les yeux bleus du monsieur brillèrent de reconnaissance émue. — Vous croyez ? Je vais y réfléchir alors… En effet, il appartenait déjà à mon père quand il me l’a donné. J’ai perdu mon père pendant la Deuxième Guerre mondiale… C’est donc un souvenir très cher. Mais comment savez-vous que Pépère n’a pas connu 14-18 ? ajouta-t-il en riant. Cet ours est un peu cabotin ! — Regardez la paille de bois qui lui sort du ventre ! Si votre ours était né après les années trente, cette paille aurait été remplacée par des fibres végétales. Et s’il avait connu la Grande Guerre, votre valeureux soldat aurait, à la place de son œil perdu, un bouton de bottine ! Ses bras seraient aussi légèrement plus longs… Son oreille a dû être grignotée par les souris… Pas grave, tous les Steiff anciens sont en mohair et j’en ai. En revanche, j’ai un sacré doute sur la couleur de son œil de verre. Vous êtes certain qu’il est d’origine ? Le visage du vieil homme se troubla. Son regard se brouilla comme si la colère du petit garçon qu’il avait été jadis refaisait surface. Il semblait revivre la scène avec autant d’émotion et d’acrimonie quand il raconta comment son cousin, par jalousie et pure méchanceté, avait un jour arraché les yeux du Pépère et les avait jetés. — Ma mère, poursuivit-il, connaissant mon chagrin, avait couru les merceries de l’époque pour réparer la bêtise de mon cousin, mais elle n’avait trouvé que des yeux marron. Je me souviens encore de la voir assise, en train de recoudre mon ours. Elle m’expliquait que je ne devais pas rester fâché avec mon cousin… Mais je vous ennuie sans doute avec mes vieilles histoires… — Pas du tout ! Au contraire ! répondit Marc Grimaud en enlevant de son cadre de bois l’un des tiroirs qui tapissaient le mur et en le posant sur son établi. La cache aux trésors. Uniquement des yeux d’ours ! Il m’en reste trois de ceux-là, vous avez de la chance. Tous les petits sachets transparents étaient étiquetés. Le restaurateur fouilla son tiroir et sortit l’un d’eux. Il l’ouvrit et plaça une bille bleue dans l’orbite énucléée du sieur Pépère.
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