Je veux, dit un jour Léonora à Milton, vous prouver combien votre sauvage Shakespeare est grand, comparé à nos Thespis italiens : j’ai refusé d’aller chanter ce soir au concert du cardinal, pour assister avec vous à une représentation qu’Andreini donne de son Adamo.
Andreini, comme votre Shakespeare, est à la fois auteur et acteur ; mais, hélas ! là s’arrête la ressemblance.
Milton se laissa conduire.
Batista Andreini était devenu, depuis la mort de son père, le directeur de la fameuse troupe ambulante de I Gelosi, les Jaloux. Il prenait le titre de Comique fidèle et membre de l’académie des insouciants, Comico fidele ed academico spensierato. Il était secondé par sa femme Virginia Ramponi, plus connue sous le nom de la Florinde. C’était lui qui remplissait le rôle d’Adam, Florinde celui d’Ève. L’histoire n’a pas conservé les noms des autres acteurs ; mais voici les personnages et la rapide analyse de la rappresentazione sacra qui fut jouée devant Milton et Léonora Baroni :
DIEU LE PÈRE ;
L’ARCHANGE MICHEL ;
ADAM ;
ÈVE ;
L’ANGE GARDIEN D’ADAM ;
CHŒUR D’ANGES, DE SÉRAPHINS ET DE CHÉRUBINS ;
LUCIFER ;
SATAN ;
BELZÉBUB ;
LES SEPT PÉCHÉS MORTELS ;
LE MONDE ;
LA CHAIR ;
LA FAMINE ;
LE TRAVAIL ;
LE DÉSESPOIR
LA MORT ;
LA VAINE GLOIRE ;
LE SERPENT ;
VOLANO, messager de l’Enfer ;
CHŒUR de Fantômes ;
CHŒUR d’Esprits infernaux ;
CHŒUR d’Esprits de feu, d’Esprits aériens, d’Esprits aquatiques.
La pièce commençait par un chœur d’anges chantant la gloire de Dieu. Après cette espèce de prologue. Dieu le père, entouré des anges, appelle Lucifer, il le force d’admirer l’œuvre des six jours, et crée Adam et Ève, pour augmenter encore sa confusion. Lucifer exprime sa haine contre Dieu, les bons anges et l’homme, et jure de se montrer à jamais leur ennemi :
Troppo ostinato e duroIl mio forte pensieroIn mostrarmi implacabile, e severoContra il ciel, contra l’uom, l’angelo e Dio.Lucifer convoque alors Satan, Belzébub et les autres démons, pour les associer à son complot contre l’homme. Il distribue à sept d’entre eux les rôles des sept péchés capitaux. Melecano est chargé de l’orgueil, Lurcone de l’envie, Ruspicano de la colère, Alfarat de l’avarice, Maltea de la paresse, Dulciato de la luxure, Guliar de la gourmandise.
Un chœur d’anges ouvre le second acte par un nouvel hymne à la gloire de Dieu.
Adam et Ève paraissent, suivis de Lurcone et de Guliar, invisibles ; mais ces deux démons sont mis en fuite par la prière des deux époux.
Lucifer, sous la forme du serpent, annonce à Satan et aux autres démons son dessein de séduire la femme.
Volano arrive et déclare que les puissances infernales ont décidé d’envoyer une déité de l’enfer, appelée Vaine Gloire, pour vaincre l’homme.
Vaine Gloire entre appuyée sur un géant ; elle est saluée par le serpent, qui se cache avec elle dans l’arbre pour épier et tenter Ève. Ève s’approche seule ; le serpent la séduit ; Vaine Gloire termine le second acte en célébrant son triomphe.
Dans la première scène du troisième acte, Adam s’approche d’Ève. – Milton regarda tendrement Léonora quand Andreini eut prononcé avec l’accent de la tendresse ces vers si doux :
O mia compagna amata !O di questa mia vita,Vero cor, cara vita !Se fretollosa adunque ali vibrandoPeregrina incessantePer ritrovar Adam,Solenga andavi errando ?Eccolo ; che l’imponi ? parla o maiTanto indugi ? deh chiede ; o dio che fai ? « Ô ma compagne bien-aimée ! ô toi, cœur et âme de ma vie ! si tu as erré au loin, si tu as couru, empressée, solitaire, pour retrouver Adam, le voici ; que lui veux-tu ? »
Léonora, à son tour, sourit à Milton quand Ève répondit :
O carissimo Adamo !O mia scorta, o mio duce !Ch’a rallegrar, ch’a solazzar m’induce,Sol’io te desiava. « Ô mon cher Adam ! ô mon défenseur, ô mon guide ! toi qui seul me réjouis et me consoles, c’est toi seul que je cherchais. »
Toute cette scène, chef-d’œuvre de tendresse, toucha vivement Milton. Ève avoue à son époux qu’elle a cueilli la pomme et veut la partager avec lui ; Adam comprend toute l’énormité de sa faute, mais il ne veut pas qu’Ève soit seule coupable et malheureuse : il se perd avec elle par excès d’amour. Soudain le remords et la terreur, touchent les deux époux ; ils fuient et se cachent.
Dans les scènes suivantes, les démons célèbrent leur victoire. Le serpent demande un chant de triomphe à Canoro, démon de la musique, mais la venue soudaine de Dieu change cette fête en cris d’horreur.
Dieu réprimande Adam et Ève, prononce leur sentence, leur donne des peaux d’animaux pour se couvrir, et l’Archange Michel les chasse du paradis. Ils se livrent au désespoir, mais un chœur d’anges les excite à la pénitence.
L’acte quatrième montre Volano et un chœur d’esprits qui rendent hommage à Lucifer. – Lucifer exprime son horreur pour la lumière ; s’entretient avec les démons sur le sens des paroles de Dieu, leur annonce l’incarnation du Fils de l’homme et prépare de nouvelles machinations contre la postérité des exilés d’Éden ; des cyclopes infernaux créent un nouveau monde par l’ordre de Lucifer, qui envoie trois démons à Adam pour jouer les rôles du Monde, de la Chair et de la Mort.
Adam seul se lamente, lorsqu’il voit accourir Ève, effrayée par les animaux féroces. Elle excite son époux au suicide.
La Famine, la Soif, la Lassitude et le Désespoir se montrent à Adam et Ève dans toute leur laideur ; et l’acte se termine par l’apparition de la Mort, qui vient ajouter aux terreurs du couple malheureux.
Dans le cinquième et dernier acte, la Chair vient trouver Adam sous la forme d’une femme. Adam résiste à la tentation.
Lucifer, sous la forme d’un homme, vient alors dire à Adam qu’il est son frère aîné.
Adam, tourmenté par le doute, va succomber, lorsque son ange gardien paraît pour le défendre.
La scène change, et les tentations assiègent Ève à son tour. C’est le Monde, sous la forme d’un homme richement paré, qui, faisant sortir un superbe palais de terre, cherche à séduire Ève par la magnificence.
Adam vient au secours d’Ève et l’exhorte à résister. Lucifer, le Monde, la Mort, les démons se préparent à saisir les deux époux. L’archange Michel, à la tête d’un chœur d’anges, combat et défait Lucifer.
Enfin, dans la dernière scène, Adam, Ève, avec les anges, se réjouissent de la victoire de Michel, qui leur promet la clémence de Dieu pour prix de leur repentir, et la pièce se termine par des hymnes à la louange du Rédempteur.
Léonora, qui faisait peu de cas du talent d’Andreini, quoiqu’elle ne fût pas insensible aux traits heureux dont son œuvre était semée, s’étonna de l’attention que Milton y avait prêtée constamment. Quand elle voulut hasarder quelques critiques, il ne l’écouta que d’un air distrait. Le lendemain, en se promenant avec elle dans Rome, il la dirigea du côté des deux statues colossales d’Adam et d’Ève par Bandinelli, les contempla longtemps en silence, et il ne les quitta que pour aller ensuite admirer le magnifique tableau où Michel-Ange a représenté la création.
Depuis ce jour ce ne furent plus Merlin et le roi Arthur qui occupèrent exclusivement l’imagination du poète : il lut moins les romans de chevalerie, et l’Adamo d’Andreini le ramena à la lecture de la Bible, qu’il avait un peu négligée depuis qu’il était à Rome. Ce retour aux livres saints devait nécessairement raviver en lui une foule d’autres impressions et de souvenirs qui allaient chaque jour s’effaçant auprès de Léonora. D’autant plus facilement alarmée qu’elle aimait davantage, Léonora s’aperçut que Rome et ses pompes mondaines n’avaient plus le même attrait pour Milton. Elle avait pu croire un moment qu’à l’exemple d’Holstenius, il renoncerait enfin à la foi protestante comme au pays de ses pères. Cet espoir lui échappa, et elle ne songea plus qu’à arracher Milton à l’ennui de Rome. Elle partit avec lui pour Naples, où le noble marquis de Villa, dernier protecteur du Tasse, reçut en ami généreux des lettres la nouvelle Eléonore et son amant. Milton, qui a payé par de beaux vers l’aimable hospitalité de cet auguste vieillard, avoue qu’il puisa dans son commerce de précieux encouragements pour le grand ouvrage qu’il méditait. Peut-être l’influence du climat voluptueux de Naples allait-elle lui faire oublier de nouveau l’Angleterre : tout entier à ses pensées de poésie et d’amour, il se disposait à s’embarquer pour la Sicile, et formait le projet de visiter ensuite la Grèce avec Léonora, lorsqu’une lettre inattendue vint, comme le bouclier d’Ubalde présenté aux yeux de Renaud, détruire le charme d’Armide. C’était une lettre de son père, qui ne lui adressait aucun reproche, mais qui lui annonçait avec tristesse et inquiétude les troubles dont était menacée l’Angleterre. L’amour de la patrie se réveilla soudain dans le cœur républicain de Milton, et lui donna le courage de rompre violemment les liens de tout autre amour. Il retrouva le stoïcisme de son adolescence ; il dit adieu à l’Italie, à la muse et à Léonora, pour aller se ranger parmi les ennemis de l’épiscopat et du roi Charles.
Deuxième partie