Chapter 3

3137 Words
§ IIMa dimmi : Al tiempo de’dolci sospiri A che, e come concedette amore, Che conoscete i dubbiosi desiri ? DANTE. Milton nous a raconté lui-même les premières années de sa vie avec une admirable simplicité : « Je naquis à Londres, d’une famille honorable, d’un père honnête homme, d’une mère vertueuse, qui s’était fait connaître surtout par ses aumônes. Mon père me destina dès mon âge le plus tendre à l’étude des belles-lettres ; je m’y livrai si avidement que dès ma douzième année je ne pouvais m’arracher à mes lectures et à mon travail avant minuit ; ce fut la première atteinte portée à ma vue ; mais comme ni la faiblesse naturelle de mes yeux, ni de fréquentes douleurs de tête ne pouvaient suspendre mon ardeur, mon père n’épargna rien pour la bien diriger. Il me donna des maîtres sous le toit domestique ; puis, lorsqu’il me vit possédant plusieurs langues et les premiers éléments de la philosophie, il m’envoya à l’université de Cambridge. Là, pendant sept ans encore, soumis à la discipline universitaire, me nourrissant de nouvelles études, demeurant pur de tout vice, estimé par tout ce qu’il y avait d’estimable, je reçus, non sans quelque succès, le grade de maître ès arts. » Dans la liste des nombreux ouvrages de Milton, ceux qui portent la date de son séjour au collège du Christ nous montrent le jeune maître ès arts occupé en même temps de philosophie, de mathématiques, de grec, de latin et de poésie. Quoi qu’en ait dit Johnson, Milton était à Cambridge l’étudiant modèle, chéri de ses professeurs comme de ses condisciples ; savant, mais modeste ; sage, mais d’une douceur inaltérable : sa beauté, la sérénité de son front et son air de candeur attiraient à lui tous les cœurs par une sorte de majesté naturelle : on l’a comparé, tel qu’il était alors, parmi les paisibles retraites des bords du Cam, à son Adam sous les bocages d’Éden ; et plus tard, tous ceux qui le connaissaient applaudirent au distique latin que lui adressa le marquis de Villa, faisant allusion par un double sens à sa croyance religieuse, et à cette beauté céleste dont il était doué : Ut mens, forma, decor, facies, mos, si pietas sic,Non Anglus, verum, hercle ! angelus ipse fores !Fatigué d’une longue promenade ou de quelque savante lecture à la lampe, Milton s’était endormi sous un arbre, et y rêvait peut-être de idea platonica quemad-modum Aristote les intellexit, lorsqu’il fut réveillé tout à coup par le contact d’une main qui avait ouvert une des siennes ; il se leva en sursaut, entendit le frôlement d’une robe, et vit s’éloigner une femme dont il ne put distinguer la figure, mais dont la démarche et la taille, révélant presque une divinité, lui rappelèrent l’incessu patuit dea de Virgile. Le sage élève des muses classiques trouva plié entre ses doigts un morceau de papier avec ces quatre vers écrits au crayon : OCCHI, STELLE MORTALI,MINISTRI DI MIEI MALI,SI CHIUSI M’UCCIDETE,APERTI CHE FARETE !Sans être alors aussi versé dans l’italien que dans le grec, Milton comprit le sens de ces vers, et rougit du compliment qui lui était adressé : « Beaux yeux, astres mortels, auteurs de mes maux, si fermés vous me faites mourir, que ferez-vous ouverts ? » Milton rentra rêveur au collège du Christ, et sa rêverie ne fit qu’augmenter lorsqu’un de ses condisciples lui eut demandé s’il avait vu la dame italienne qui, venue pour visiter les collèges de Cambridge, avait enthousiasmé tous les étudiants par ses grâces et sa beauté. Il apprit, sans oser faire aucune question lui-même, qu’elle était déjà repartie, et il se surprit à regretter d’être le seul peut-être qui n’eût pu voir et admirer la belle étrangère, lorsque seul il avait été distingué par elle. Milton chercha à se distraire de ce regret involontaire par ses études savantes, mais il s’aperçut bientôt que le grec, le latin, la théologie et la philosophie d’Aristote n’avaient plus pour lui les mêmes attraits. C’était vers la langue de l’Italie moderne, c’était vers la poésie de Pétrarque et du Tasse qu’il se sentait invinciblement entraîné. Peu à peu, à l’amour de l’italien se joignit le désir de connaître l’Italie elle-même ; il ne put se dissimuler enfin que l’apparition de la belle étrangère occupait exclusivement toutes les facultés de son âme. L’ennui de Cambridge le ramena d’abord à Horton, où était alors la maison paternelle, et là, poursuivi par la même curiosité, il sollicita et obtint de son père la permission d’entreprendre le voyage de Rome. Le père de Milton était un habile musicien, qui méritait l’éloge que son fils a fait de son talent dans ces vers où, parlant de ses compositions musicales, il le proclame un digne héritier d’Arion : … Mille sonos numero componis, adaptas,Millibus et vocem modulis variare canoramDoctus, Arionei merito sis nominis hæres.Le motif qu’il lui donna de son voyage fut son désir d’aller former une collection d’airs italiens. Auprès de son protecteur, sir Henry Wotton, qui le recommanda à ses illustres amis, il prétexta l’envie d’aller perfectionner comme lui ses connaissances par la fréquentation des savants : on le laissa partir. Il se rendit d’abord à Paris, où il fut présenté à Grotius, alors ambassadeur de Suède ; de Paris il passa à Livourne, puis à Pise, et enfin à Florence, où il se fixa pendant deux mois ; il y vit plusieurs fois Galilée, pour qui Grotius lui avait donné une lettre, et qu’il n’a pas oublié parmi les grands noms cités dans son poème. Il fréquenta les autres hommes remarquables dont Florence était le rendez-vous, les étonnant par l’universalité de son savoir, sans rien perdre de sa candeur, malgré les éloges qu’il obtenait partout. Inspiré à la fois par le commerce de ces hautes intelligences, et par le pressentiment secret que la muse qui l’appelait en Italie allait enfin se faire connaître à lui, Milton nous raconte qu’il osa enfin croire à son génie et à sa future immortalité. Estimant comme de faibles essais tout ce qu’il avait écrit jusque-là, il s’exaltait par l’idée encore confuse de ce qu’il entreprendrait un jour. Tout ce qu’il voyait, tout ce qu’il entendait désormais n’était plus que les matériaux de ce sujet sans titre encore, mais qu’il était sûr de trouver. De Florence, Milton partit pour Rome avec une lettre pour l’érudit Lucas Holstenius, qui devait être plus tard le bibliothécaire du Vatican, et que le cardinal Antonio Barberini avait chargé du soin de sa riche bibliothèque particulière. Urbain VII occupait la chaire pontificale. Ce pape n’était pas seulement un grand politique ; tout en étendant en Italie la puissance temporelle des clefs par ses négociations et ses guerres, il s’entourait d’un éclat plus doux par le culte des sciences et des lettres : s’il canonisa François de Borgia et Ignace de Loyola, il accueillait aussi avec distinction les poètes et les artistes de tous les pays et de toutes les croyances. Son népotisme fut encore favorable aux arts libéraux, qui trouvèrent dans ses neveux, les Barberini, des patrons magnifiques. Le cardinal Antoine consulta plusieurs fois Milton sur ses vers latins ; en retour, le jeune Anglais pria Son Éminence de l’aider dans ce choix d’airs italiens qu’il avait promis de faire pour son père. Le cardinal rassemblait à ses concerts les musiciens les plus célèbres ; il invita Milton à y assister. « Je suis charmé, lui dit-il, de vous voir associer le goût de la musique à celui des lettres ; nous n’avons pas à Rome que des érudits comme Holstenius et son ami l’abbé Bouchard ; je veux aussi vous faire connaître nos musiciens et nos poètes : ce soir, la belle Léonora Baroni daigne se faire entendre ; venez admirer avec nous la voix et la beauté de cette cantatrice. Vous avez peut-être à Cambridge des savants comparables à mon bibliothécaire, mais pas de sirène comme Léonora ; c’est elle, d’ailleurs, que je veux prier de vous aider dans vos recherches musicales. » Le pieux et sévère Milton aurait pu sans doute quelques mois auparavant trouver le cardinal un peu profane dans son admiration pour une chanteuse ; mais en se rappelant le vrai motif de son voyage en Italie, le jeune poète protestant accepta, sans se faire prier, l’offre de ce prince ecclésiastique de la « prostituée des sept collines, » ainsi que les Anglicans appellent encore Rome catholique. Quelque chose lui disait que dans le cercle des beautés romaines, il rencontrerait peut-être sa mystérieuse inconnue. Ce soir-là, Holstenius l’attendit en vain pour collationner quelques manuscrits de l’Ancien Testament. À peine si Milton songea à lui envoyer ses excuses. Entré un des premiers dans la grande salle du palais Barberini, il y prit place à côté d’un groupe où Léonora était justement le sujet de la conversation, et où le comte Fulvio Testi récitait le sonnet qu’il avait fait pour elle : Tra il concento e’l fulgor, dubbio è se siaL’udir più dolce, o il rimirar più caro.Un Français, M. Mau gars, après avoir renchéri en prose sur ces éloges poétiques, les résuma en disant que la modestie de Léonora égalait son talent, son esprit, le charme de sa voix, et qu’à peine le téorbe résonnait sous sa main « on croyait être déjà parmi les anges jouissant du contentement des bienheureux. » En ce moment Léonora entra, conduite par le cardinal Barberini, qui, apercevant Milton, et exact à tenir sa promesse, se dirigea de son côté ; il le présenta à la belle chanteuse, comme l’étranger dont il venait de lui parler, pour le recommander à son obligeance. Il fallut échanger quelques mots de compliments. Léonora sourit en écoutant les premières paroles de Milton, et celui-ci crut avoir surpris d’abord l’expression d’une curiosité particulière ou d’un léger embarras dans le regard qui avait précédé ce sourire. Il eut donné beaucoup pour savoir en quels termes le cardinal l’avait recommandé à cette sirène. Quand elle s’éloigna de lui, il la vit se retourner de son côté, comme pour relever un des plis de sa robe ; et cependant ses yeux se portèrent rapidement plus loin ; elle s’assit, et déjà Milton se vit de nouveau regardé par elle, tandis que, s’il eût pu analyser sa propre émotion, il eût senti naître le désir que son inconnue ressemblât à cette Léonora, dont la présence faisait éclater tout à coup dans la salle un murmure général de plaisir et d’applaudissements. Elle prit son téorbe ; les premières notes qu’elle en tira négligemment commandèrent le silence ; et, dans un chant improvisé, elle justifia par la beauté de sa voix et la pureté de sa méthode tous les éloges du comte Testi, ainsi que ceux du musicien Maugars. Milton était sous le charme. Elle n’avait pas encore fini, qu’il avait oublié son inconnue ; il lui sembla qu’il n’était venu en Italie que pour Léonora. Elle se fit entendre encore deux fois dans la soirée, parut avoir remarqué l’émotion du jeune Anglais, et avant de sortir trouva l’occasion de lui dire qu’elle l’attendait le lendemain chez elle s’il désirait s’y présenter. Le lendemain, c’était un ouvrage inédit d’Olympiodore, envoyé d’Aix, par Peyresc, que Holstenius eût voulu montrer à Milton ; mais eût-ce été un ouvrage inédit de Platon ou d’Homère, Holstenius aurait encore attendu en vain son hôte. Léonora le vit accourir à l’heure indiquée. Combien il se félicita, après l’embarras des premières questions, de pouvoir parler à la belle Italienne des principes de son art, plus heureux auprès d’elle d’être le fils d’un musicien que le fils d’un roi, quand il vit qu’il devait à ce titre d’en être accueilli presque tout d’abord comme un frère ! Mais si Léonora, en véritable artiste, l’admit à une sorte de familiarité, il semblait que cette confiance même imposait une réserve plus délicate au sentiment que Milton éprouvait pour elle, et il craignit longtemps de faire la moindre allusion à ce qui se passait dans le fond de son cœur. Il avait abandonné peu à peu toutes les sciences pour la musique et la poésie ; mais, par un reste de ses goûts d’université, ce fut en vers latins qu’il célébra, pour la première fois, la beauté qui le rendait infidèle à ses études classiques. Dans une de ces pièces, il la comparait à la fameuse Léonora qui causa les malheurs du Tasse. « Mais combien, dit-il, Torquato serait moins à plaindre avec la seconde Léonora, dont la voix suffirait pour lui rendre la raison que sa beauté lui eût fait perdre ! » Cette allusion au Tasse regardait Milton lui-même, agité plus que jamais de l’ambition de marcher sur les traces d’un tel émule en composant un poème digne de la Gerusalemme liberata. Il croyait enfin avoir trouvé son sujet dans les âges de la chevalerie. Lui aussi, à l’imitation du Tasse, il voulait chanter l’amour et les dames. Comme dernier hommage à sa terre natale, qu’il oubliait insensiblement sous le beau soleil d’Italie, c’était le roi Arthur de la Grande-Bretagne et les paladins de la Table-Ronde qu’il choisissait pour ses héros. Léonora Baroni était au-dessus d’une simple cantatrice. Comme sa mère, la belle Adriana de Mantoue, elle composait souvent les paroles et les airs qu’elle chantait. Poète et digne de comprendre le génie de Milton, elle ne tarda pas à partager l’amour qu’elle lui inspirait, et sa dernière excuse pour ne pas y répondre, quand elle en reçut l’aveu, fut l’impossibilité qu’il y aurait pour elle de vivre loin de l’Italie. C’était déclarer à son amant qu’il devait lui sacrifier à jamais sa terre natale. Ce sacrifice, il ne se sentait que trop disposé à le faire, et ce ne fut que par un faible remords de conscience qu’il essaya de représenter à Léonora qu’elle avait peut-être tort d’être prévenue contre la Grande-Bretagne sans la connaître. « Vous vous trompez, reprit-elle en souriant, j’ai vu les rives brumeuses de votre Tamise, j’ai vu Londres et ses maisons de briques, j’ai vu Oxford et ses palais consacrés aux sciences ; j’ai vu Cambrigde… – Cambridge ? dit Milton, qui se ressouvint alors de l’inconnue. – Oui, » reprit Léonora. Et tandis que Milton passait la main sur ses yeux, comme un homme qui croit faire un rêve, elle ajouta : Occhi, stelle mortali,Ministri di miei mali,Si chiusi m’uccidete,Aperti che farete !« Ô ciel ! c’était vous ? » s’écria Milton ; et cette découverte le rendit encore plus amoureux qu’auparavant. Non seulement il crut qu’il lui serait facile de renoncer à l’Angleterre, mais encore à la gloire qui l’y attendait comme poète. Il voulut devenir tout à fait Italien pour mériter celle qu’il aimait : par un effort de travail, que son amour et son génie couronnèrent d’un rare succès, il parvint à écrire en italien comme un Italien même ; et le premier poème qu’il apporta à Léonora fut un de ces sonnets dans la langue du Tasse, que le Tasse lui-même n’eût pas désavoué. Il est peu connu. Nous allons le transcrire, d’autant mieux que Milton s’y peint avec une noble franchise. À LÉONORA BARONI. Giovane piano, e sempliceto amante,Poi chè fuggir me stesso in dubio sono,Madonna, a voi del mio cuor l’humil donoFarò divoto ; io certo a prove tanteL’ebbi fidèle, intrepido, costante,Di pensieri leggiadro, accorto, e buono.Quando rugge il gran mondo, e stocca il tuono,S’arma di se, e d’intero diamante ;Tanto del force e d’invidia sicuro,Di timori e speranze al popol useQuanto de ingegno, e d’alto valor vagoE di cetta sonora, e delle muse,Sol troverete in tal parte men duroOve amor mise l’insanabil ago. « Jeune homme simple et amant timide, incertain si je dois me fuir moi-même, je veux, madame, vous offrir, à vous, l’humble don de mon cœur. Je puis du moins vous le donner pour un cœur fidèle, constant, ferme, intègre, et se nourrissant de pensées élevées. Quand le monde est ébranlé par la tempête, quand la foule mugit, il se replie sur lui-même comme dans une cuirasse de diamant. À l’abri des traits de l’envie et des outrages du monde, libre de ces espérances et de ces craintes qui agitent le vulgaire, enthousiaste pour le génie et le mérite, pour les chants de la lyre et ceux des muses, vous ne le trouverez faible que là où l’amour a su l’atteindre d’une blessure incurable. » Peu de temps après Milton envoya à son ami Charles Diodati cet autre sonnet écrit encore avec toute l’élégance du pur toscan, et dans lequel il ne craint plus d’avouer quel est le tendre lien qui l’enchaînait à Rome : c’est aussi le portrait de son enchanteresse : À CHARLES DIODATI. Diodati ! e te’l diro c*n maravagliaQuel ritroso io ch’Amor spreggiar soleaE de suoi lacci spesso mi rideaGia caddi, ov’uom dabben talhor s’impiglia.Ne treccie d’oro, ne guantia vermigliaM’abbaglian si, ma sotto nova ideaPellegrina belleza, che’l cuor bea,Portamenti alti honesti, e nelle cigliaQuel sereno fulgor d’amabil nero,Parole adorne di lingua più d’unaE’l cantar di mezzo l’emisferoTraviar ben puo la falicosa luna,E degli occhi suoi auventa si gran fuoco,Che l’incerar gli orecchi mi fia poco. « Diodati ! je te dirai, tout étonné moi-même, que moi qui avais coutume de dédaigner l’Amour et me moquais souvent de ses piégés, j’y suis tombé comme tant d’autres. Ce ne sont pas des boucles d’or, ni un teint de rose qui m’ont séduit, mais une beauté étrangère, qui ravit le cœur par la noblesse et la grâce décente de son maintien, par le doux éclat de son front, par ses paroles empruntées tantôt à une langue, tantôt à une autre, par son chant magique, qui ferait descendre du ciel la lune errante, et par ses yeux d’où jaillit un tel feu qu’il ne me servirait guère de fermer mes oreilles avec de la cire. » Ces deux sonnets, comme les autres, où Milton chante celle qu’il aime, nous prouvent que dans cette passion de sa jeunesse il conserva toujours la chaste retenue de son caractère. Son amour ne fut pas sans doute exclusivement platonique, mais conforme cependant à sa dignité habituelle ; et il put, sans être démenti, invoquer plus tard la pureté de ses mœurs, lorsqu’il se vit en Angleterre tombé dans « de mauvais jours, et parmi des langues mauvaises, » c’est-à-dire accusé de tous les vices par ses ennemis politiques. Quelque tendre qu’on puisse supposer le chantre des premières amours d’Adam et d’Ève, l’imagination se prêterait difficilement à déchirer le voile de chasteté dont il les a lui-même couvertes chaque fois qu’il en a parlé. Si quelques commentateurs ont pu dire que la fameuse Béatrix du Dante était une personnification de la théologie, il est heureux pour la Léonora de Milton qu’il soit bien prouvé par les témoignages de ses contemporains qu’elle était une maîtresse réelle ; car avec un amant dont la secte fut depuis si grave et si austère, elle eût risqué d’être prise par la postérité pour une des abstractions de la vie puritaine. Il est certain du moins que sa beauté seule, quoique aidée de la magie de sa voix, n’eût pas séduit aussi complètement un adorateur tel que Milton. Mais, femme supérieure par tous les dons de l’esprit, elle parlait vivement à son intelligence. Elle fut littéralement la muse qui l’initia à tous les trésors de la poésie italienne, dont on remarque de fréquentes réminiscences dans son grand poème. Il y a même dans le Paradis perdu des expressions, et surtout des concetti, qui ont fait dire à quelques critiques que l’Homère anglais est quelquefois plus Italien que le Tasse. Mais quand Milton eut fait à Léonora l’abandon volontaire de ses goûts et de son pays natal, il arriva ce qui a lieu entre deux amants dont l’un a tout donné à l’autre ; c’est le tour de celui-ci de faire des sacrifices, sous peine de laisser s’apaiser ou s’éteindre leur feu mutuel. Léonora comprit donc qu’elle devait devenir un peu plus Anglaise à mesure que Milton devenait tout à fait Italien. Ce fut elle qui, dans leurs entretiens littéraires, se plut à lui rappeler sa patrie absente, et qui l’excitait à lui tracer le tableau de ses études à Cambridge, ou de ses vacances à Horton, sous le toit paternel. Après avoir admiré avec lui Dante, Pétrarque ou Torquato, elle était la première à mettre à côté de ces noms le nom de Shakespeare. Elle s’étonnait que l’Eschyle anglais n’eût pas un mausolée digne de sa gloire dans l’île qui le vit naître : cette plainte inspira peut-être à Milton son sonnet sur Shakespeare, si souvent cité. Léonora avouait volontiers que la Melpomène italienne était bien pâle comparée à celle des Anglais, malgré l’estime qu’on faisait encore alors, dans les académies de Florence et de Rome, de la Sophonisbe du Trissin, qui n’est plus aujourd’hui considérée que comme un curieux monument de la renaissance de l’art dramatique. Les successeurs du Trissin s’étaient, d’ailleurs, affranchis des règles qu’il avait voulu renouveler de la poétique ancienne. Ils préféraient la composition plus populaire des mystères et des moralités, appelés rappresentazione.
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