§ IerPor certo i bei vostri occhi, donna mia,
Esser non puo che non sian lo mio sole.
MILTON, Sonnets italiens.
– « Ancor non m’abbandona. »
DANTE.
Rien n’est moins rare dans l’histoire que de voir les nations renverser les idoles qu’elles ont adorées, exalter de nouveau les noms qu’elles ont couverts d’opprobre. Les Stuarts venaient de remonter sur leur trône ; les acclamations de l’allégresse publique éclataient de toutes parts ; ils pouvaient bien oublier dans ce retour triomphal vingt années de discordes civiles, de combats et d’usurpation, où l’on avait vu d’un côté le roi et sa noblesse avec tous les vieux souvenirs de la féodalité normande ; de l’autre, le peuple rebelle avec le fanatisme de la religion et l’audace de la démocratie : guerre parricide commencée sur le champ de bataille, terminée sur les planches d’un échafaud ; époque de grands crimes, mais aussi de grandes vertus ; drame incomplet après toutes ses diverses péripéties de terreur et de gloire, si la restauration de l’ancienne dynastie en fût restée le dénouement contradictoire.
Cependant cette conclusion inattendue semblait au moins condamner désormais au silence toutes les factions hostiles à la royauté héréditaire. Parmi le petit nombre d’esprits indomptés qui pleuraient en secret la ruine des libertés publiques, nul ne pouvait être assez clairvoyant pour deviner que l’un des deux fils de Charles Ier irait un jour reporter dans un éternel exil la couronne sanglante de son père. Pour les peuples et les rois de l’Europe, la révolution anglaise n’avait été qu’une tragédie sans moralité ! Peuples et rois ne pouvaient comprendre que leurs destinées fussent en cause dans cette lutte entre un roi et son peuple, lutte de principes qui devait se reproduire successivement dans toutes les monarchies, et finir par changer le droit public des deux mondes. En France comme en Espagne, en Hollande comme en Italie et en Allemagne, on n’avait guère vu dans ce qui venait de se passer chez les Anglais qu’une guerre civile faisant suite aux vaines révoltes de Jack Cade et de Wat Tyler, ou aux disputes sanglantes des deux roses, toujours sans influence sur le continent. Seulement, jusqu’ici, les rois et les reines d’Angleterre avaient seuls eu le droit de vie et de mort sur les rois et les reines ; le bourreau ne recevait point d’ordres des sujets contre leurs souverains. L’épisode inouï du supplice de Charles Stuart avait excité à la fois l’indignation et la pitié ; l’indignation, à cause du caractère sacré du roi ; la pitié, par les détails touchants de sa dernière heure. Ce souvenir seul expliquerait comment l’opinion générale de l’Europe s’associa aux réactions qui signalèrent le rétablissement des enfants de la victime royale. Les outrages faits aux cendres de Cromwell parurent des représailles naturelles, car le fait même d’une restauration annulait les titres glorieux de cet usurpateur, qu’il avait été plus facile d’arracher à son tombeau qu’à son trône. On ne songea même pas à réclamer en faveur des cendres de l’amiral Blake, qui n’avait cependant défendu le pavillon républicain que sur la mer et contre l’invasion étrangère. Le titre de régicide excusait toute espèce de réaction contre les vivants et contre les morts. C’était, d’ailleurs, comme d’usage, une exception qui consacrait l’amnistie : une liste de proscrits rassure l’égoïsme du plus grand nombre ; quand on sut quels étaient ceux que le nouveau roi sacrifiait aux mânes de son père, on exalta en chœur la clémence de Charles II.
Les partisans du roi avaient, d’ailleurs, pris leurs précautions pour que les proscrits et les persécutés de l’opinion vaincue n’inspirassent aucun intérêt : ce n’était pas seulement une guerre d’épée qui avait décidé de l’abolition momentanée de la monarchie, les armes de la polémique n’étaient pas restées oisives ; la parole des prédicateurs, la plume des écrivains n’avaient pas fait des blessures moins profondes que l’arquebuse ou l’épée du soldat et la hache du bourreau. L’épée, l’arquebuse, la hache ne mutilent que le corps, le glaive de la presse rend difformes le corps et l’âme. Les métaphores du discours ne sont plus de vaines images dans la langue des partis ; la haine voit son ennemi aussi hideux qu’on veut le lui faire. Pour les puritains fanatiques, Charles Stuart avait porté sur le front la marque fatale de l’Apocalypse ; pour les royalistes fidèles, Cromwell, Bradshaw, Lambert, Vane, etc., étaient des démons incarnés, auxquels il ne manquait ni le pied fourchu ni les cornes de Belzébub ou de Belial.
Il y avait un homme surtout que la calomnie s’était plu à peindre sous des traits repoussants : cet homme avait été le secrétaire latin du Long Parlement et du Protectorat, l’adversaire redoutable de la prélature, l’apologiste de la république régicide. C’était peut-être de bonne foi que, sur le continent, Saumaise, More, Dumoulin et les autres réfutateurs de Milton, écrivaient que jamais âme plus noire n’avait eu pour prison terrestre un corps plus affreux ; sa taille était alternativement grandie d’une coudée ou abaissée à celle d’un nain ; ses mains étaient armées de doigts crochus comme les griffes d’une hyène, et une horrible lèpre qui avait dévoré ses prunelles sillonnait en tout sens son visage : on lui appliquait sérieusement, en un mot, le vers classique du Cyclope aveuglé par Ulysse :
Monstrum, horrendum, informe, ingens, cui lumen ademptum.Certes, qui avait connu Milton en Italie, qui l’avait aimé jeune, beau et comparé à un ange par le marquis de Villa, pouvait bien penser qu’il y avait probablement deux hommes du même nom : le poète et le controversiste ; et lorsque le bruit de la mort du secrétaire latin de Cromwell suspendit heureusement la proscription dirigée contre celui-ci, les amis étrangers de Milton le poète pouvaient encore hésiter à porter le deuil.
Parmi les Italiens venus à Londres avec Carara, l’ambassadeur de Venise, une dame qui était encore belle, mais déjà parvenue à l’été de la vie, semblait prendre un intérêt très vif aux derniers évènements de la révolution anglaise, et à tous les personnages dont les noms avaient été entourés d’un éclat brillant ou sinistre dans les troubles des trois royaumes. Sa qualité d’étrangère autorisait sa curiosité : elle pouvait naturellement et sans crainte multiplier et réitérer ses questions sur les choses et les hommes, exprimer ses doutes et même contredire les opinions des uns et des autres.
Un jour, que le hasard l’avait mise en rapport avec un jeune quaker nommé Thomas Elwood, celui-ci, après l’avoir écoutée longtemps, ne put s’empêcher de lui dire : « Tu m’as fait comprendre pourquoi mon maître trouve si barbare notre prononciation anglaise appliquée aux langues mortes, car ta voix prête une vraie mélodie à notre dialecte septentrional : si j’osais, femme, je te supplierais de venir secrètement me remplacer pour lire ce soir à un proscrit solitaire quelques pages de Virgile.
– Quel est ce maître, quel est ce proscrit ? demanda l’Italienne.
– Un homme qui exciterait à la fois ton admiration et ta pitié ; car le ciel, qui le combla de tous les trésors de l’intelligence, lui a retiré le don de la vue. Il fut l’ami des puissants d’hier, voilà pourquoi les puissants d’aujourd’hui le persécutent. Je vais te conduire à lui, sans te le nommer encore, quoique, grâce à l’acte d’amnistie publié ce matin, j’espère que son nom pourra reparaître bientôt sur la liste des vivants. Veux-tu venir ? tu réjouiras son cœur en parlant avec lui ton mélodieux langage italien qu’il prononce presque aussi bien que toi ? »
La dame italienne se rendit à cette prière, et Elwood la conduisit dans une maison isolée des faubourgs de Londres ; ils franchirent la porte d’un jardin, et s’arrêtèrent devant une espèce de pavillon que les larges sons d’un orgue remplissaient d’une harmonie religieuse. « Écoutons, dit Elwood, mon maître se prépare par la musique à la poésie ; nous allons peut-être l’entendre réciter un de ces chants par lesquels il dit communiquer avec l’ange des saints concerts. » Ils écoutèrent, et en effet le poète déclama bientôt cette plainte éloquente sur sa cécité :
« Ô perte de la vue ! c’est toi surtout qui causes mes plaintes, aveugle comme je suis parmi mes ennemis ! malheur pire que l’esclavage, la prison, l’indigence ou la vieillesse ! – La lumière, cette première création de Dieu est éteinte pour moi ; et je suis privé des diverses distractions de joie et de plaisir qui auraient en partie adouci ma misère : me voilà au-dessous du dernier des êtres ; hommes ou reptiles, les plus vils de tous, l’emportent sur moi ; ils rampent, mais ils voient ; moi je reste dans les ténèbres, au milieu des clartés du jour, exposé à l’imposture, au mépris, aux outrages, un jouet pour les autres, sans cesse en leur pouvoir, jamais au mien ; à peine si je semble vivre, mort plus qu’à demi. Oui ! la nuit, la nuit, la nuit, toujours la nuit. Même sous les rayons du soleil, éclipse complète, sans aucun espoir du jour !
Ô premier rayon créé ! et toi, grande parole : Que la lumière soit, et la lumière fut ! Pourquoi suis-je privé du bienfait accordé à tous ? le soleil, pour moi, est sombre comme la lune silencieuse lorsqu’elle abandonne la nuit, et reste cachée dans sa caverne profonde. Puisque la lumière est si nécessaire à la vie, qu’elle est presque la vie elle-même, et, s’il est vrai que la lumière soit dans l’âme, – qu’elle soit tout, – partout où elle est, – pourquoi la vue fut-elle confiée à un organe aussi délicat que l’œil, à un organe si fragile et si exposé, au lieu d’être, comme le toucher, répandue sur toute la surface du corps, afin que l’homme pût voir à travers chacun de ses pores ? oh ! alors je n’eusse pas été ainsi exclu de la lumière, ou plongé dans un monde de ténèbres, avec la conscience de la vue, pour vivre d’une vie à demi morte, pour subir une mort vivante, et, comble de misère ! pour être moi-même ma tombe, un sépulcre ambulant, – enseveli sans jouir du privilège de la mort et des funérailles, sans être exempt des pires maux de la vie, les douleurs et les outrages, maux deux fois plus affreux pour celui qui vit, comme moi, captif au milieu de maîtres inhumains… Mais qui vient ici ? car j’entends un bruit de plusieurs pas ; peut-être sont-ce mes ennemis qui viennent contempler mon affliction et m’insulter pour la rendre plus amère encore !… »
Joignant la pantomime à la déclamation en prononçant les paroles de Samson mourant, le poète s’avança sur le seuil du pavillon, et le jeune quaker se faisant reconnaître : « Maître, lui dit-il, c’est moi : je viens continuer notre lecture d’hier, et j’espère que tu seras plus content aujourd’hui de ma prononciation.
– Ah ! bonjour, ami, répondit le poète, je te remercie d’être si exact : entrons ;… ou plutôt, il me semble que le ciel doit être pur, l’air est doux, asseyons-nous sous ce berceau de verdure.
– Volontiers, » dit Elwood, qui fit signe du doigt à l’étrangère de ne pas se nommer encore, et qui, allant chercher un volume dans le pavillon, le lui remit en souriant de la double surprise qu’il ménageait à son maître.
L’étrangère se prêta à l’innocente fantaisie d’Elwood mais, moins occupée d’abord à remarquer le passage de Virgile, qui lui était indiqué par le jeune quaker, qu’à contempler avec une émotion indéfinissable le solitaire aveugle auprès de qui elle se trouvait ainsi tout à coup amenée.
C’était un homme de cinquante et quelques années, vêtu de noir, d’une taille moyenne, portant la tête haute, dont le visage calme exprimait la patience du courage et la douce dignité du malheur : ses yeux étaient purs de toute tache, et sa cécité ne se révélait que par leur regard immobile.
« Commence, ami Elwood, dit-il après quelques instants de silence. As-tu oublié où nous en étions restés ? »
Elwood fut encore obligé de chercher deux fois la page et le vers pour la dame italienne : enfin elle commença et ne s’arrêta qu’à la fin d’un chant.
Après un premier mouvement de surprise, le poète avait repris l’attitude de l’attention sans interrompre une seule fois cette lecture.
Mais quand la lectrice se fut arrêtée : À merveille, ami Elwood, dit-il, vous avez fait, en effet, des progrès admirables depuis hier. Quelle pureté de prononciation, et surtout quelle douceur dans votre voix ! Je la comparerais volontiers à ce souffle embaumé du midi que notre divin Shakespeare fait soupirer si mélodieusement sur un banc de violettes ; en vérité, ami, si j’étais femme, je ne désirerais, pour être sûre de plaire, qu’un accent aussi doux.
– Tu ne m’en voudras donc pas, maître, dit Elwood, d’avoir emprunté cette voix pour occuper une heure de ta solitude.
– Non, mon ami, non, je te remercie toi et la complice complaisante de ton artifice : le plaisir que vous m’avez procuré a été bien au-delà des vers de Virgile. J’ai cru revenir aux songes de ma jeunesse sous le ciel de la belle Italie. Qui que vous soyez, madame, ajouta-t-il, vous devez être née vous-même sous ce fortuné climat. Mais je ne suis peut-être pas indigne de la faveur que vous venez d’accorder à un poète anglais ; nul poète d’Italie ne rend un culte plus sincère que le mien aux grands noms de votre terre natale.
– C’est au nom du Dante, de Pétrarque et du Tasse, que je vous demanderai de jouir quelquefois de la faveur de remplacer ce dévoué disciple.
– Mais, madame, Elwood vous a-t-il dit quel était son maître ?
– Il ne m’a dit que deux choses, que son maître était aveugle et proscrit.
– Et il aurait dû ajouter qu’il s’appelait Jean Milton.
– Milton le poète, Milton l’hôte du vénérable marquis de Villa, l’ami de Carlo Dati, de Jacobo Gaddi ?
– Milton, le secrétaire latin du Parlement et de milord Protecteur.
– L’auteur de Lycidas et de Comus…
– L’auteur de trois écrits contre les prélats et de l’Areopagitica en faveur de la liberté de la presse…
– De l’Allegro et du Penseroso…
– De la Dépendance des Rois et des Magistrats, de l’Eikonoclaste et de la Défense du Peuple anglais…
– Que la persécution et le malheur ont rendu au culte des muses.
– Oui, mais qui ne regrette aucune des veilles qu’il consacra aux intérêts plus pressants de l’Angleterre qui ne renonce à aucun de ses titres de proscription ou de gloire.
– Je vois qu’on n’a point exagéré votre constance.
– Mes ennemis, je le sais, appellent cette constance d’un autre nom.
– Je ne suis pas de ceux qui croient vos ennemis : c’est vous que je veux entendre et croire.
– Il n’est qu’un point sur lequel, malgré moi, ma franchise puisse paraître en défaut ; mes yeux semblent toujours les mêmes, et cependant il n’est que trop vrai qu’ils sont privés du don de voir.
– Et n’est-il plus aucune espérance pour vous de recouvrer ce don précieux ?
– Aucune, je le crains ; car depuis longtemps les ténèbres se sont épaissies autour de moi ; mais depuis que Dieu m’a ôté cette espérance, il a su me dédommager de la perte des yeux du corps par les brillantes clartés dont il a illuminé mon âme. Je suis résigné ; car je savais d’avance quel sort m’attendait pour prix de mes travaux.
– Vous fûtes, en effet, prévenu à quel prix vous pouviez continuer vos veilles.
– Oui, ce fut lorsque j’entrepris la Première Défense du Peuple anglais, que les médecins m’avertirent de la perte inévitable de ma vue. Mais j’avais à choisir entre la cécité et l’honneur de remplir mon devoir ; tous les oracles d’Esculape et d’Épidaure n’auraient pu m’arrêter. Que penseriez-vous d’un soldat qui jetterait ses armes de peur de se blesser lui-même en repoussant l’ennemi ? Je souris d’entendre dire quelquefois que c’est le jugement de Dieu qui m’a frappé, lorsqu’il me semble que c’est bien moins de la faiblesse de mes yeux que proviennent les ténèbres fixées sur ma vue que de l’ombre de deux ailes célestes qui se déploient pour me protéger. Si j’eusse été maudit, mes amis ne se seraient-ils pas retirés de moi en même temps que la lumière extérieure ? ne fus-je pas, au contraire, entouré de leurs soins plus tendres et plus assidus ? La république me priva-t-elle de mes fonctions et de ses faveurs, sous prétexte que j’étais devenu un instrument inutile ? une subsistance honorable ne me fut-elle pas aussitôt garantie comme à ces citoyens qu’Athènes nourrissait jadis dans le Prytanée ? Ma cécité ne me procura-t-elle pas des amis nouveaux, entre autres un digne descendant des anciens Grecs, Léonard Philaras, resté fidèle au poète, quoique la fortune du poète ait changé ? n’ai-je pas puisé enfin dans ma cécité une nouvelle source de vigueur pour mon âme ? Mais vous dire toutes mes consolations, c’est tomber dans le péché d’orgueil.
– Que j’aime à vous entendre ! que j’aime à retrouver dans vos paroles le sentiment exprimé par des vers que j’ai retenus depuis plus d’un quart de siècle :
« These thoughts may startle well, but not astoundThe virtuous mind, that ever walks attendedBy a strong siding champion, Conscience.O welcome pure ey’d Failli, whith-handed HopeThou hovering angel girt with golden wings,And thou unblemish’d form of Chastity,I see ye wisibly, and now believeThat he the supreme God to whom all things illAre but as slavish officers of vengeance,Would send a glittering guardian, if need were,To keep my life and honour unassail’d. »– Quoi donc ! vous citez les vers d’un pauvre poète du Nord, vous qui avez vécu dans le pays des poètes harmonieux : si vous ne veniez de faire naître en mon cœur un sentiment de vanité coupable, je croirais que c’est un ange du ciel chrétien qui est descendu près de moi ; ou si je pouvais ajouter foi à mes propres inventions, je vous demanderais si vous êtes la fée de Comus. Elwood, mon ami, l’étrangère a-t-elle des ailes visibles ? Sa voix a ressuscité pour moi les superstitions de mes premiers vers.
– Il se fait tard, dit Elwood, à qui un signe de l’Italienne suggéra cette réponse ; demain l’ange ou la fée viendra continuer cet entretien.