Chapter 2

1686 Words
§ Ier. – Un Pèlerinage à CambridgeÀ MON FRÈRE ALEXIS LE GO Dans les premiers jours de juin 1833, après avoir revu Oxford, je voulus revoir Cambridge, que j’avais visité une première fois dix années auparavant : je ne faisais pas un pèlerinage scientifique aux deux anciennes universités anglaises. Je n’avais d’autre but que de retremper en quelque sorte mes souvenirs dans une course rapide à travers les provinces les plus voisines de Londres. J’étais, d’ailleurs, le cicerone de Z… e, et plus jaloux de recueillir ses naïves impressions que de faire provision de nouvelles notes historiques ou littéraires. Je lui avais promis un contraste plein d’intérêt entre l’aspect italien ou grec d’Oxford et l’aspect gothique de Cambridge ; l’effet de cette transition me frappa moi-même qui y étais préparé. À Oxford, tout est vie, tout est mouvement, tout est pompe bruyante autour des palais qu’habite l’étude ; la science a un air mondain, un air de représentation jusque dans ses plus vieux temples, qui sont tous richement restaurés. Cambridge, dès la première vue, inspire plus de recueillement ; dans ses édifices, dans ceux même qui égalent par la magnificence de l’architecture les collèges de l’université rivale, on éprouve une admiration plus religieuse ; il leur est resté quelque chose du génie claustral qui présida à la fondation primitive du plus grand nombre. Enfin, les promenades de Cambridge sont plus solitaires, plus favorables à la méditation, et par suite aux idées poétiques. On a peine à croire que tous les professeurs, tous les étudiants égarés sous ces ombrages qu’arrose le Cam, soient encore plus occupés de chercher la solution de quelque problème d’Euclide qu’à rêver tout bas avec la Muse. Cambridge cite, parmi ses illustrations académiques, des poètes tels que Ben. -Jonson, Waller, Milton, Dryden, Otway, Gray, Byron ; mais il est un nom que ses professeurs mettent bien au-dessus de tous ces noms, celui de Newton ; il est une étude qui passe avant toutes les autres : celle des mathématiques. Nous venions de parcourir avec le plus complaisant et le plus aimable de tous les Fellows de Cambridge, à qui nous avait adressés sir Henry Bulwer, les rues presque désertes de la ville, et ses principaux édifices ; nous venions de visiter cette succession pittoresque de collèges dont les façades occidentales bornent les fraîches prairies où le Cam déroule son eau paresseuse, comme un grave professeur de théologie, fatigué du bruit de la classe, étendrait son manteau de soie sur l’herbe pour dormir et rêver de la mitre épiscopale, dernière récompense de son zèle ; un peu fatigués nous-mêmes d’admiration et de promenade, nous étonnâmes le baron R… lorsque, au lieu de le remercier de nous avoir montré tout ce qu’il y a de curieux à Cambridge de manière à pouvoir repartir sans regret, le lendemain matin, saisis tout à coup d’un tardif souvenir, comme d’un remords de conscience, nous nous écriâmes que notre voyage était manqué ; le baron R… avait justement oublié de nous conduire à Christ-College, au Collège où étudia Milton. Depuis trois ans et plus, que le baron R… habitait Cambridge, et jouissait de son canonicat universitaire, de sa fellowship de Trinity-College, il n’avait jamais pensé à aller saluer le mûrier planté par le poète du Paradis perdu : remarquez qu’à part sa spécialité, le baron aime les arts et la poésie, qu’il fait, je crois, des vers lui-même, qu’il parle avec goût de notre littérature et de celle de l’Italie comme de la sienne ; mais encore une fois il nous avait tenus au moins une demi-heure de trop autour de la statue du grand sir Isaac, vrai chef-d’œuvre d’un ciseau français, pendant que le bedeau semblait nous défier de démentir l’inscription fameuse : QUI GENUS HUMANUM INGENIO SUPERAVIT« Celui qui, par son génie, surpassa tous les hommes. »Or pendant cette demi-heure la nuit était tombée : le portier de Christ-College refusa de nous ouvrir, malgré une admirable lune qui éclairait le jardin, malgré mes invocations à cet astre cher au poète, que je pris à témoin de cette inexorable barbarie, en répétant les vers du Paradis perdu : – Less bright the moon,But opposite in level’d west was setHis mirror, with full face borrowing her lightFrom him, for other light she needed none, etc.Que faire ? Nous nous décidâmes à retarder notre départ de quelques heures le lendemain matin. En attendant, le baron R… crut devoir une réparation à un Français qui citait Milton en anglais aux portiers de Cambridge, et il nous invita à un élégant symposium qu’il avait fait improviser pour nous dans son appartement de la TRINITÉ, sans nous en prévenir. Un de ses collègues était du souper. Nous fûmes éblouis non pas précisément du luxe, mais de l’élégant comfort introduit dans les cellules monastiques de ces saintes fondations. J’étais, pour ma part, si reconnaissant d’une hospitalité si aimable, que je m’imposai un des actes les plus difficiles que puisse faire un estomac délicat : il n’y avait que deux heures que j’avais copieusement dîné en voyageur prosaïque : je fis honneur au souper et au vin de Champagne, comme si mon dîner eût daté de la veille : ceux qui connaissent ma sobriété attribueront, j’espère, ce phénomène encore plus à la courtoisie qu’à l’air appétissant qu’on respire sur les bords du Cam et de la Grenta. En retour, nos hôtes s’abstinrent de parler géométrie, algèbre et mathématiques transcendantes. Ils furent tout aussi discrets sur la théologie, cette autre muse de Cambridge, et quelques questions qui auraient pu y toucher furent écartées avec une charmante adresse. Au dessert par exemple, – When with meats and drinks the had sufficed,ou plutôt, pour citer au moins une fois la traduction parfumée de l’abbé Dellile : Dès que leur doux banquet, frugale nourriture,Eut, sans la surcharger, satisfait la nature,Adam sent naître en lui le désir curieuxDe connaître les mœurs de ces enfants des cieux,Qui, de gloire et d’éclat revêtus par Dieu même,Sont les brillants reflets de la grandeur suprême…Au dessert, dis-je, ayant senti naître en moi le désir curieux de connaître comment vivaient dans les divers collèges de Cambridge les Fellows, ces nobles piliers de l’Anglicanisme, le système de la vie universitaire nous fut expliqué avec une délicate précision, sans que nos hôtes imitassent Raphaël, qui répond à la question d’Adam par une grande dissertation théologique : – Adam, répond l’archange, il est temps de connaîtreEt les anges et l’homme, et le monde et son maître.La politique terrestre fut aussi exclue de ce délicieux banquet ; jamais, en un mot, philosophes ne sacrifièrent aux grâces avec plus d’esprit et de goût. Aussi le lendemain matin, rien n’étant changé, depuis la veille, au monde moral ni au monde physique, nous nous réveillâmes avec la suite naturelle de nos idées, inhabiles peut-être à démontrer la 47e proposition d’Euclide, sur le carré de l’hypoténuse, mais émus d’une joie naïve en voyant une matinée pure, et courant tout droit avec un poétique empressement au collège du Christ. J’avais préparé une invocation nouvelle pour toucher le concierge, si nous arrivions trop tôt ce matin, comme la veille nous étions arrivés trop tard : Awake : the morning shines…« Voici le vrai moment de voir ce beau séjour. »DELILLE. Mais la porte était ouverte ; nous ne fûmes même pas arrêtés par la question officielle du classique janitor : ce ne fut qu’à la seconde cour qu’une grille claustrale nous força de nous suspendre à la chaîne d’une cloche qui troubla le silence de cette retraite. À ce son bien connu, un jardinier, un souriant jardinier, digne d’arroser les parterres d’Éden, vint à nous et nous introduisit dans son domaine. Nous voulions aller d’abord au mûrier de Milton ; mais le jardinier était méthodique dans sa gracieuseté. Il avait, d’ailleurs, un petit amour-propre à contenter, son amour-propre de jardinier universitaire : il était botaniste… et jaloux de donner à chaque arbuste, à chaque plante son nom savant. Comme il y a un peu loin du sixième jour de la création à aujourd’hui, alors que notre premier père nommait par une sorte d’instinct chaque specimen des trois règnes, My tongue obeyed and readily could name whate’er I saw…« Et ma langue étonnée articule des sons ;À tout ce que je vois elle donne des noms ; »on ne pouvait douter que le jardinier était le disciple de la science et non de la nature, admirable enseigne vivante pour faire deviner la science supérieure du professeur. Heureusement la matinée était belle, les sentiers du jardin proprement sablés, les gazons verts et diaprés de fleurs. Nous nous prêtâmes à tous les caprices de notre guide, jusqu’à ce qu’enfin nous vîmes le mûrier sacré. « Le voilà, nous dit-il, l’arbre vénérable, morus nigra !… » Mais je lui pardonnai son latin en voyant que c’était en effet un monument vénérable pour lui, et auquel il prodiguait religieusement tous les soins, tous les appuis dus aux infirmités de l’âge. Le pauvre mûrier a des tuteurs pour soutenir ses rameaux que leurs lourdes nodosités font plier vers la terre ; dans son tronc incliné un sillon caverneux menaçait de détruire tous les canaux nourriciers de la sève ; mais des lames de plomb protègent cette dangereuse blessure. Aussi son feuillage est touffu, des baies nombreuses couronnent sa féconde vieillesse. Les oiseaux qui viennent les becqueter librement lui prêtent une voix harmonieuse. Parmi ceux que notre approche parut un peu déranger, nous remarquâmes un joli petit rouge-gorge, un joyeux Robin, comme les Anglais l’appellent, qui nous regardait avec une visible inquiétude, et qui semblait être le génie familier de l’arbre. Nous sûmes bientôt pourquoi le joli Robin sautillait ainsi de branche en branche : le mûrier de Milton était plus pour lui qu’un arbre chargé de fruits : c’était sa maison, il contenait sa jeune famille. Dans la caverne même du vieux tronc, à l’abri de la toiture artificielle dont je parlais, le Robin avait son nid. Le jardinier y plongea la main et la retira avec un des petits de l’oiseau qu’il nous fit caresser avant de le remettre doucement auprès de ses frères. C’est depuis des années que Robin rouge-gorge a pris possession de l’arbre du poète, et qu’il y a établi son ménage, plus heureux que le mieux logé des professeurs ou des Fellows titulaires, et respecté dans sa demeure comme eux dans leur chambre. Enfin le jardinier, voyant qu’il avait affaire à des pèlerins dévots de Milton, nous coupa lui-même avec sa serpette de poche l’une des branches mortes du mûrier, relique précieuse que nous rapportâmes à Paris avec un fragment des lierres de Kenihworth, et quelques feuilles de saule dérobées par Z…e à la villa de Pope. Nous repartîmes le même jour de Cambridge, mais avec l’espoir secret de revenir saluer le vieux mûrier planté par Milton au collège du Christ, les chênes et les ormeaux des bords du Cam, sous lesquels il aimait à promener ses chastes rêveries, et tous ces édifices solennels du catholicisme détrôné, dont la poésie prévalut toujours dans ses inspirations sur l’esprit étroit du puritanisme.
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