V
Le prince Boris Saviloff, le soir même qui précéda ces évènements, était étendu tout de son long dans son fumoir sur un grand canapé de moleskine, vêtu simplement d’un large veston en drap molletonné à broderies multicolores, rapporté de Circassie, et les pieds ballant dans des pantoufles en cuir jaune damasquiné, un souvenir de la foire de Novogorod. Il attendait nonchalamment l’heure de s’habiller pour aller à la redoute de la princesse de Metternich, en buvant du thé et en fumant un cigare, dont il suivait d’un œil vague la fumée bleuâtre.
Ses pensées semblaient délicieusement l’absorber, car il n’avait fait aucune attention aux allées et venues de son valet de chambre apparaissant discrètement par intervalles dans le fumoir, sous un prétexte ou sous un autre, pour rappeler tacitement à son maître que le moment était venu de vaquer à sa toilette. Il avait retiré de sa poitrine un médaillon, retenu à son cou par une chaînette d’or, et ne cessait de le contempler que pour le couvrir de baisers. Si vous aviez pu voir le portrait renfermé dans le médaillon, vous y auriez reconnu les traits de la comtesse Josiane de Creuil.
Boris Saviloff, le boyard au cœur de glace qui avait défié les assauts de toute la galanterie parisienne coalisée pour sa conquête, l’impeccable fiancé de sa cousine Vera Deckendorf, cette nature fermée à tous, que rien ne pouvait émouvoir, et qui promenait à travers le monde de haute vie son implacable indifférence, était amoureux, comme un collégien, de la comtesse Lilas blanc. Ses vingt-deux ans avaient enfin trouvé matière à se détendre, et il aimait avec l’extase passionnée, l’enthousiasme mystique qui caractérisent sa race.
Boris appartenait à une de ces familles de la haute noblesse russe qui font remonter leur origine jusqu’à Rurik, fondateur de l’empire. Possesseur de domaines patrimoniaux de l’étendue d’une province française, sa fortune, une des plus considérables déjà de son pays, s’était encore accrue dans des proportions absolument féeriques par suite de l’exploitation de mines d’argent dans l’Oural. On n’évaluait pas à moins de quatre millions de rentes le revenu annuel du prince Saviloff. Aussi, quand on avait vu arriver à Paris ce tout jeune homme à trésors sans fin, et joignant au prestige que donne l’argent dans des proportions colossales le relief d’un grand nom, l’émoi avait été vif.
Les salons s’étaient disputé sa présence comme les boudoirs sa sacoche : il était devenu un des hôtes privilégiés des lundis de l’impératrice, et d’emblée les cocodettes l’avaient promu au meilleur grade dans le bataillon des hommes d’élégance, de fortune et de vie à fracas qui leur faisait escorte. Boris avait accepté toutes ces avances avec courtoisie, mais sans en avoir la tête tournée, comme tant d’autres fastueux étrangers d’alors, qui se ruinèrent pour reconnaître l’hospitalité de Paris ; il recueillait les sourires aimables sur son passage, mais ne les rendait pas ; il faisait sa partie dans les fêtes, les prodigalités, les excentricités de l’époque, mais à sa façon et sans s’enivrer à la griserie des autres.
Au club, il n’était pas de joueur plus beau, plus insensible au gain comme à la perte ; aux ventes artistiques de l’hôtel Drouot, il n’était pas de surenchérisseur plus intrépide, et il était la terreur des collectionneurs désireux de concilier leur passion pour les arts et les ressources de leur caisse ; une fois d’ailleurs le tableau ou la statue enlevé à la convoitise d’autrui, à coups de billets de banque et comme pour satisfaire un malin plaisir, Boris ne les regardait même plus, de même qu’il comblait de diamants et de cadeaux les grandes demoiselles en vogue sans s’inquiéter de dénouer la ceinture qu’il avait dorée. Toutes le connaissaient et il les connaissait toutes, mais pas une ne pouvait se vanter d’avoir reçu de lui le mouchoir légendaire. Il s’en tenait aux prévenances de la porte et ne franchissait pas le seuil. Dans le monde bruyant où il vivait, il était un contraste, et il gardait au milieu du pêle-mêle général une individualité très marquée.
Frêle, petit de taille, avec une tête fine où se révélait le type kalmouk et qu’accentuaient encore une chevelure et une barbe taillées à la Charles IX, le prince Saviloff sentait son grand seigneur moscovite depuis les talons de ses bottes jusqu’à la pointe de ses cheveux. Il intriguait plus qu’il n’attirait, et il semblait une énigme ambulante dans le monde bruyant où il vivait.
Une telle nature devait fatalement appeler l’attention d’une femme comme Josiane : elle résolut d’avoir la clef de cette énigme que personne ne parvenait à déchiffrer. Ce fut pour elle une sorte de sport excitant au possible, et où elle employa tout son art et toute son habilité. D’amour, il n’était point question ; sa curiosité et son amour-propre étaient seuls en jeu. Cette fois, Boris avait trouvé partie plus forte que lui et sa défaite fut complète. Josiane le tenait enchaîné à sa merci, et pouvait faire de sa victoire tel usage qu’il lui plaisait.
Pour le moment, la satisfaction de son triomphe qui commençait à s’ébruiter dans son monde, – elle en avait eu une preuve nouvelle par la conversation de Morannes, – lui suffisait et elle refusait de se prêter à tous les projets que Boris lui soumettait pour couler désormais ensemble librement, au grand jour, une vie tissée d’or et de soie. Elle le raillait doucement lorsqu’il lui parlait de faire rompre par le czar ses fiançailles avec sa cousine Vera Deckendorf, d’obtenir ensuite qu’elle fût naturalisée dans quelque pays où le divorce ait cours, et là couronnant l’édifice, son mariage avec le comte de Creuil annulé, de devenir la plus belle, la plus riche, la plus aimée des princesses russes.
Aux plaidoyers enfiévrés de Boris elle opposait toutes sortes de raisons qui ne faisaient, d’ailleurs, que l’enflammer davantage et le confirmer plus énergiquement dans ses résolutions, et s’amusait, avec cette légèreté cruelle que possèdent à fond les Célimènes du monde, à aviver encore la passion qu’elle avait suscitée, oubliant trop peut-être que le poète a dit et prouvé qu’il ne faut pas toujours badiner avec l’amour.
Cependant la pendule avait marché et Boris avait dû s’arracher à ses rêveries pour procéder à sa toilette. Il n’avait pas encore fait un choix parmi les innombrables boutons de manchette qui garnissaient son coffret à bijoux, quand son valet de chambre se présenta en lui apportant un billet microscopique qui contenait ces seuls mots :
« J’ai à vous parler : urgence. Venez cette nuit à deux heures chez moi. – Julia. »
Le prince était habitué à ces sortes de correspondances féminines où le mystère, fait pour aiguillonner la curiosité, ne déguise qu’un motif très simple, une demande d’argent, un renseignement sur celui-ci, une commission pour celui-là, et il ne prit pas autrement souci du billet à ordre de la Farelli.
L’Italienne figurait en belle place parmi les femmes galantes adoptées par sa coterie au club, elle était de celles qui s’étaient montrées les plus empressées autour de lui. Il était naturel qu’en retour de ses sourires et de ses œillades, elle lui réclamât quelque service.
Boris était par tempérament beaucoup trop grand seigneur pour se dérober à une requête de ce genre, et il résolut au sortir de la redoute de l’ambassade d’Autriche de se rendre chez la Farelli :
– Le porteur de ce billet est là ? demanda-t-il à son valet de chambre.
– Oui, mon prince.
– Eh bien ! dites que j’irai.
Puis, sans plus s’occuper de cet incident, Boris acheva sa toilette et partit pour l’hôtel de la rue de Grenelle.
À peine entré dans les salons de l’ambassade, il fut assiégé, circonvenu, accaparé par une suite incessante de dominos plus affriolants, plus aimables, plus piquants les uns que les autres. On cherchait, par tous les moyens, à piquer sa curiosité, on l’intriguait sans merci ; en vain sous tous ces loups de dentelle, aux sons de toutes ces voix diverses, cherchait-il à reconnaître la seule femme qui l’intéressât dans la fête, sa Josiane adorée. Au moment où il croyait tenir sa proie, la sirène s’échappait et le laissait ignorant comme devant. Lassé de faire éternellement domino creux, d’être mystifié à droite et à gauche, d’être renvoyé de jupe en jupe, il renonça à poursuivre plus longtemps la recherche de la comtesse, et, quittant la rue de Grenelle, il se débarrassa dans sa voiture de son camail vénitien et prit le chemin de l’hôtel de la Farelli.
Il fut reçu là par la camériste de confiance de la courtisane et introduit avec toutes sortes de précautions dans un petit salon attenant à la serre. Vous savez déjà le spectacle qui l’y attendait.
Fou de rage au tableau qu’il avait sous les yeux, Boris Saviloff s’élança dans la serre comme une bête fauve, prêt à tout mettre en pièces. Le cosaque dominait alors complètement le Russe, et tout l’instinct sauvage de sa race revivait en son être. Avant que les deux femmes eussent pu faire un mouvement, Boris s’était abattu sur la Farelli, et lui saisissant le bras :
– À genoux, misérable, à genoux ! cria-t-il d’un ton strident, et demandez pardon à la comtesse de Creuil de l’avoir entraînée ici par quelque guet-apens infâme comme celui qui m’y a conduit moi-même !
À cet ordre impérieux et terrible, un flot de sang était monté au visage de la courtisane, et sa nature orgueilleuse reprenant le dessus, elle regarda Boris avec un air de défi, et d’une voix pleine de menace, à son tour :
– À genoux, rugit-elle sourdement, moi ? vous êtes ivre, mon cher !…
Et elle fit mine de se dégager de l’étreinte du prince. Mais Boris lui broyant le poignet :
– À genoux, vous dis-je, malheureuse, répéta-t-il, ou voulez-vous donc que je vous écrase comme une vipère immonde que vous êtes.
Vaincue par la douleur que lui causait la main de fer de Saviloff et aussi par l’intonation sans réplique de son commandement, la courtisane suivit le mouvement qu’il lui imprimait et tomba à genoux devant la comtesse frappée de stupeur par cette scène et trouvant à peine la force de murmurer :
– Ah ! Boris !… ah ! Boris !
Mais l’autre ne l’entendait pas. Tout entier à sa furie, voyant rouge autour de lui, il eût écrasé à coup de talon, comme il l’en menaçait, la créature qu’il tenait sous ses griffes, sans hésiter une seconde.
– Ainsi donc, rugit-il, en secouant furieusement la malheureuse à sa merci, il ne vous suffit plus de notre fortune et de notre honneur à nous autres, immondes que vous êtes, il vous faut encore souiller les femmes de notre sang et de notre âme !… un soir de malheur, abusant de leur imprudence, de leur égarement d’une seconde, – au fond de l’immensité de son désespoir surnageait chez Boris un reste de l’immensité de son amour pour Josiane, – vous les attirez dans votre antre, puis vous nous les renvoyez maculées à jamais en nous disant avec un rire moqueur : Bah ! valent-elles donc mieux que nous !
Dieu merci ! le ciel a permis que je déjoue cette fois votre perfidie. La comtesse de Creuil sortira d’ici le front haut comme elle y est entrée : il n’y a qu’une honte et qu’un remords de plus pour Julia Farelli !… Vous entendez, madame la comtesse, cette fille vous demande grâce et pardon !…
– Au nom du ciel, Boris, finissez, soupirait Josiane d’une voix mourante et en faisant des mains un geste suppliant, vous ne savez pas le mal que vous me faites !…
Tandis qu’elle parlait :
– Eh bien ! non, haletait de son côté la Farelli, redressant la tête et ses yeux noirs lançant des éclairs, vous me tuerez, si vous voulez, mais je ne m’abaisserai pas devant qui ne vaut pas mieux que moi. Il y a une minute encore, sur un mot de madame de Creuil, Dieu m’est témoin que je me serais sacrifiée pour elle, corps et âme, tant j’étais enivrée et sous le charme, mais puisque vous rappelez si cruellement à la Farelli qui elle est, vous allez la retrouver tout entière. Ma vengeance, un instant oubliée, me reprend le cœur, et la femme fait place à la fille, puisque fille vous dites ?… Sachez donc, prince Saviloff, continua la Julia en hurlant, que c’est cette grande dame elle-même que vous placez si haut qui a souhaité d’être reçue chez la courtisane, et que, si vous êtes ici en ce moment tous les deux, c’est pour me venger à la fois d’elle et de vous ; d’elle, pour l’amour que vous lui portez ; de vous, pour mon amour à moi qu’elle vous a fait dédaigner…
– Votre amour ! s’exclama Boris sur un ton de mépris indicible.
– Oui, mon amour, prince Saviloff… et qui en vaut bien un autre. Vous n’avez rien voulu voir, vous n’avez rien voulu entendre. Tant pis pour vous, tant pis pour elle, je brise qui ne me cède. La comtesse de Creuil a pris son amant à la Farelli, la Farelli a pris sa maîtresse au prince Saviloff !…
– Taisez-vous, infâme, éclata Boris en poussant si violemment Julia, que la tête de la courtisane alla heurter contre le pied en fer doré de la table et qu’elle resta étendue tout de son long, inanimée, sur le sol ; taisez-vous !…
Et s’avançant brusquement vers la comtesse :
– Votre bras, madame, commanda-t-il impérieusement ; ma voiture est en bas qui vous attend.
Josiane se releva comme par un mouvement automatique du divan où elle était abîmée, la figure dans les mains, et elle le suivit chancelante jusqu’au dehors de la maison, sans échanger avec lui une parole.