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Il y avait cette nuit-là redoute à la viennoise chez la princesse de Metternich. Tout le monde en domino ou en camail vénitien – et masqué. Le masque était la grande attraction de cette fête et sa grande originalité : les bals costumés dans les salons de Paris ayant supprimé de nos jours ce point si essentiel de leur programme autrefois. La princesse de Metternich, qui se plaisait aux audaces, avait voulu ressusciter l’ancien usage, non sans un grain de malice à l’adresse de ceux-ci et de celles-là, et sa résolution avait mis en émoi toutes les cervelles du beau monde.
Il y a toujours un côté par où pèche l’esprit, c’est celui par lequel il n’est pas libre. Le caractère le plus ferme, la conscience la plus pure, la plus vive intelligence, ont un défaut de cuirasse, un talon accessible aux plus misérables attaques. Cette taie, touchée par un eunuque, par un perfide ou par un s*t, abat les plus forts, trouble les plus honnêtes, hébète les plus spirituels. La piqûre est d’autant plus poignante qu’elle est plus petite et faite à une partie plus secrète de l’individualité humaine. Venant d’un bipède de votre espèce, en chair et en os, vous restez confondu, tout bon esprit que vous êtes, sous la pression de cette tenaille diabolique, vous vous laissez emporter par le démon à qui vous appartenez corps et esprit, et qui fait de vous ce qu’il veut. De là l’explication de l’attrait, presque universel, du bal masqué.
Chacun croit avoir son secret bien profondément enfoui dans les plis les plus reculés de son intelligence ou de son cœur, et le masque l’attire comme la lumière les phalènes, comme le vide ceux qui marchent sur le bord d’un précipice.
Là, dans cette foule, se trouve peut-être la bouche qui peut venir murmurer à votre oreille la syllabe maudite, la révélation vengeresse, le secret d’où dépend l’honneur ou la vie de ce que vous avez de plus cher. Il n’y a pas de mystère accompli dans les plus épaisses ténèbres, pas de secret tendre ou terrible, dit seulement au vent, à la mer, aux étoiles, qui ne puisse vous revenir là, dans un éclat de rire strident. C’est une sensation acérée et corrosive comme l’inconnu de la roulette, comme la veille d’un duel ou d’une bataille, mais aussi une sensation fascinatrice à laquelle on ne saurait résister.
Le monde parmi lequel se recrutaient les invités de la redoute de l’ambassade d’Autriche était un relief de plus pour cette sensation. Ce monde, plein de mystères, d’intrigues, de plaies secrètes, de hontes cachées, allait se retrouver entre soi dans les salons de l’hôtel de la rue de Grenelle, pouvant à l’ombre du masque satisfaire ses inimitiés sourdes, ses rancunes longtemps concentrées, et se déchirer impunément à belles dents, à travers la dentelle du loup de velours. C’était effrayant et à la fois excitant au possible.
Depuis plusieurs semaines, les journaux annonçaient à grand renfort de phrases cette fête exceptionnelle, stimulant encore à son endroit la fièvre qui s’était emparée des mondains. On promettait la présence chez la princesse ambassadrice d’augustes hôtes se mêlant à la faveur du domino et du masque, dans le plus strict incognito, à la foule des invités. Jugez dès lors de quelle imprudence ou de quel avantage pourrait être un propos !… On savait de plus qu’on retrouverait à l’ambassade une partie de la société du faubourg Saint-Germain qui boudait les Tuileries, mais coudoyait volontiers le monde impérialiste dans les salons de la princesse de Metternich, utilisant ce rapprochement officieux pour obtenir des faveurs, de l’avancement pour les siens, en place dans l’armée, la diplomatie ou le clergé ; pour négocier des mariages avantageux, – ou se faire acheter par quelque grasse sinécure sa présence aux chasses de Compiègne ou aux lundis de l’impératrice.
Comme la plupart des parvenus, les souverains d’alors étaient fort avides d’avoir des gens à titre retentissant autour d’eux et ne négligeaient aucun moyen de les attirer à la cour. Un gentilhomme de nom sonore venait-il à être ruiné, se montrait-il à bout de ressources, vite, selon les traditions de Napoléon Ier, les occupants du trône impérial lui tendaient la perche revêtue d’un habit de chambellan ou d’écuyer, ou bien enveloppée d’un contrat de mariage avec quelque riche héritière de la finance, honorée de la protection de Leurs Majestés. Dans les dix dernières années du règne, bien des membres les plus qualifiés de l’armorial avaient été amenés ainsi aux Tuileries ; et si l’empire avait duré, la majeure partie de cette noblesse de France, qui, plus tard, sous le gouvernement du maréchal de Mac-Mahon, devait se ruer avec tant de furia sur les fonctions publiques et les dignités, aurait fini par se ranger sous les ailes de l’aigle impérial.
Donc, il y avait redoute chez la princesse de Metternich, et l’empressement à s’y rendre avait été si vif, que dès onze heures du soir les salons de l’hôtel de la rue de Grenelle étaient encombrés d’une foule chatoyante, froufroutante et ronronnante à plaisir. En arrivant, les invités se démasquaient dans un petit salon spécial où ne se trouvaient que les maîtres de céans, désireux de s’assurer ainsi que pas un intrus ne s’était faufilé à leur fête ; puis, le loup de velours remis sur le visage, ils s’élançaient dans le tourbillon.
On ne dansait pas ; – tout au plus quelques groupes risquaient-ils çà et là un tour de valse ; on causait aux sons de l’orchestre exécutant les meilleurs morceaux du répertoire dansant de Vienne. Le murmure des conversations, le bruissement des jupes de satin et de faille, se mêlaient aux accords des valses et des mazurkas. C’était un fouillis multicolore d’étoffes soyeuses, un mélange des dominos de toutes les époques et de tous les styles, à l’exception toutefois de l’horrible robe de chambre passée à l’état de domino classique à l’Opéra ; on percevait des petits rires étouffés sous la dentelle du masque, on entendait des oh ! d’étonnement ou des ah ! de terreur ; par-ci, par-là, on saisissait au passage des bribes d’entretien : « Vous êtes fou ? » ou bien : « Bredouille, mon cher ! » – « Vous avez beau dire, comtesse… » – « Et mon mari ?… » C’était encore, et cela un peu partout, cette même phrase qui semblait stéréotypée : « Avez-vous reconnu l’empereur ? » Et alors des réponses comme celle-ci : « Oui, c’est lui qui est là-bas en domino vert. » – « Mais non, je vous assure qu’il est en domino gris ; tenez, le voyez-vous causer avec ce domino de satin vert d’eau tout enguirlandé de fleurs de lis. » – « Oh ! ces fleurs-là, je sais qui les porte : c’est la duchesse de Bisaccia : – une protestation ou une enseigne, ad libitum. » – « Vous n’y êtes pas ; la fleurdelisée est l’impératrice : une façon de se mieux déguiser !… » – « Mais pas tant que cela : son père était carliste !… » – « Oh ! son père… » – « Vous, méchante langue, je vous reconnais : vous aviez un sautoir ancré d’azur sur votre berceau. » – « Voyez-vous ça, beau masque ! » – « Et l’archiduc ?… » – « Pour celui-là, pas difficile à dénicher ; la princesse Jeanne – ce domino caroubier qui n’en finit pas là-bas avec ses cheveux blonds dans le dos, – l’a accaparé dès son entrée et elle ne le lâchera qu’à la sortie. Vous savez si elle raffole des altesses !… »
On surprenait encore des bouts de dialogue dans ce genre. – « Où prenez-vous donc vos renseignements ? la marquise ne peut plus le souffrir ; elle est folle du prince de Galles… » – « Si une petite comtesse de ma connaissance était bien gentille, elle s’en irait d’ici sans en avoir l’air et viendrait souper avec son très humble serviteur au café Anglais… Masquée comme elle est, personne ne la reconnaîtrait. Ce serait si amusant !… » – « Promettez-moi d’avance que vous m’accorderez ce que je vous demanderai ? » – « Et en échange ?… » – « C’est elle, j’en suis certain. – Quel impair alors, mon bon, quel impair !… » – « Un bouquet de roses retenu par un nœud en diamants, qui ça peut-il être ?… Elle m’a donné rendez-vous après-demain, à cinq heures, chez Guerre, le pâtissier. » – « Tu attendras sous les choux – à la crème !… »
Cependant, tandis que les maîtres de céans circulaient seuls à visage découvert parmi leurs invités, une femme merveilleusement habillée dans un domino du plus pur style Marie-Antoinette, en soie mordorée changeante garnie de malines, s’était approchée d’un manteau vénitien à tournure de ténor de la Scala, et d’un ton où se révélait l’habitude d’être obéie à la parole, lui avait dit :
– Donnez-moi votre bras, je vous prie, monsieur le duc.
Le camail vénitien à ces mots eut un haut-le-corps de saisissement et arrondit le coude. Le domino y passa le bras ; puis, se penchant gracieusement près de la tête à cheveux noirs bouclés et à moustache en croc de son cavalier :
– La princesse a eu, dit-elle, une idée heureuse avec cette fête : sans ce masque jamais très probablement nous ne nous serions parlé.
– Croyez, madame, que je le bénis, puisqu’il me vaut cette haute fortune, répliqua le camail vénitien en s’inclinant.
– Et cependant vous vous adressez à une femme que vous considérez en ennemie, bien injustement d’ailleurs.
– Comment, madame ?…
– Oh ! je suis fixée sur ce point, continua le domino en secouant la tête ; je sais avec quelle légèreté on me traite dans votre monde, et pourtant sans moi où en seraient les intérêts qui vous sont le plus chers, les intérêts de l’Église ?… C’est moi qui ai voulu que mon fils fût filleul du pape ; c’est moi qui suis la sauvegarde la plus sûre du saint-siège, moi qui, en favorisant de toutes mes forces et par tous les moyens, les établissements religieux dans l’empire, arriverai à remplacer la France voltairienne de Louis-Philippe par une France catholique… Vous ne me tenez pas assez compte de tout cela, vous autres légitimistes !… Plus tard, vous me rendrez meilleure justice. – Si l’empire disparaissait, que deviendraient le pape, l’Église, que deviendriez-vous, vous-mêmes ? Après nous, c’est la République – il n’y a pas à s’illusionner à ce sujet. Vous avez le devoir de songer à cela, monsieur le duc, comme moi j’ai le devoir de songer à l’avenir de la France et de mon fils. Eh bien ! j’ai formé un grand projet et j’ai compté sur vous pour m’aider à l’accomplir : l’alliance de la vieille France royaliste avec la nouvelle France de l’empire. M. le comte de Chambord est sans postérité. Après lui, à qui vous rattacher ?… Je ne vous fais pas l’injure de croire que vous iriez aux héritiers de Philippe-Égalité… Alors, il n’y a que l’empire… Il faut qu’un jour vos enfants se serrent autour du trône de Napoléon IV et saluent en lui leur chef très chrétien.
Le camail vénitien, abasourdi par ce langage qui s’accordait si peu avec le milieu où il se produisait et les valses de Gung’I qui l’accompagnaient, ne savait trop quelle contenance tenir ; toutefois, flatté au fond de l’importance qu’on lui prêtait, fier d’avoir été choisi pour recevoir de telles confidences et curieux de connaître jusqu’où elles pourraient s’étendre, il répondit à son interlocutrice par quelques paroles engageantes, et celle-ci, l’entraînant dans un petit salon donnant sur le jardin de l’hôtel et dédaigné par la foule des masques, poursuivit l’entretien.
Tandis qu’il se continuait, un domino en crêpe de Chine vert pâle, rehaussé de bouquets de violettes, allait, furetant de groupe en groupe, scrutant le masque de celui-ci, écoutant le son de voix de celui-là, tantôt prêt à s’élancer, puis se reprenant au même moment avec un petit mouvement de dépit. La taille svelte de ce domino, la vivacité de son allure, décelaient une très jeune femme. On sentait en lui la grâce pimpante de la vingtième année, la témérité délicieuse de la femme qui tient encore de l’enfant gâté. Tout à coup notre domino s’arrêta derrière un manteau vénitien à la démarche pesante, au visage habilement dissimulé, et qui venait, une minute auparavant, de répondre quelques mots en allemand, avec un accent traînard, à une dame qui l’avait accosté. Vivement, le domino vert d’eau passa son bras sous celui du personnage en question et lui glissa à l’oreille ces mots :
– Sire, vous êtes mon prisonnier, et je vous préviens que je ne serai pas facile sur la rançon.