IV
Le coupé de Morannes s’était arrêté devant un vestibule de bel aspect, dont les parois étaient revêtues de marbre de couleur sur lequel tranchait çà et là le feuillage vert de plantes exotiques émergeant de cloisonnés gigantesques ; d’un côté de la pièce, une vaste banquette à dossier en chêne noirci ; d’un autre, une table placée devant un fauteuil majestueux avec tout ce qu’il faut pour écrire et le plateau d’argent de rigueur pour présenter les lettres ou les cartes de visite ; sur le sol, un épais tapis rouge uni à large bordure noire. Au pied d’un escalier monumental, avec rampe en fer ouvragé, qui se dégageait à gauche de l’entrée du vestibule, une admirable statue d’Abyssinienne en marbre polychrome, signée Cordier, et tenant à la main un candélabre à dix branches, éclairait la pièce.
À l’arrêt de la voiture, un groom se précipita à la portière et l’ouvrit rapidement, tandis qu’un valet de pied accueillait sur le seuil du vestibule le marquis de Morannes et la comtesse. Domestique, maison, tout était d’une tenue parfaite en sa distinction qui frappa Josiane. En montant l’escalier au bras d’Hubert, elle ne put s’empêcher de lui glisser à l’oreille :
– Mais cela a très bon air ici !…
– Attendez, lui répliqua le marquis sur le même ton, vous n’êtes pas au bout de vos surprises.
Au palier du premier étage, où l’on remarquait deux bustes de Bacchantes plus grandes que nature, sur leurs piédouches d’onyx, de chaque côté d’une porte d’aspect seigneurial et richement sculptée, se tenait un huissier, habit, culotte et bas de soie noirs, qui, tournant un des boutons de la porte, introduisit respectueusement et sans les annoncer le marquis et la comtesse dans un petit salon qu’éclairait, autant que les lampes allumées sur des consoles, un grand feu flambant dans la cheminée.
À l’entrée du couple, une femme se leva vivement d’un canapé capitonné placé près du foyer et vint à la rencontre des arrivants. Sans lui laisser le temps d’ouvrir la bouche :
– Madame Farelli, dit à haute voix le marquis en la désignant à Josiane ; ma chère Julia, la comtesse Lilas blanc.
Par un mouvement dont l’extrême courtoisie en sa spontanéité n’échappa point à celle qui en était l’objet, Josiane tendit, à l’anglaise, la main à la maîtresse de céans, qui la serra doucement.
– Voici la présentation faite et bien faite, je m’en flatte, s’écria joyeusement Hubert en échangeant à son tour un amical shakehand avec la Farelli ; ma mission est maintenant remplie et je n’ai plus, je crois, qu’à me retirer pour vous laisser toutes deux en tête à tête, faire plus ample connaissance.
Tout en avançant un siège à Josiane :
– Avant de vous rendre votre liberté, mon cher marquis, répliqua Julia avec un accent italien très prononcé qui, dans sa bouche, devenait un charme de plus, je tiens à vous remercier du fond du cœur de l’attrayant honneur que vous me valez ce soir. C’était une fête très ambitionnée par moi, mais presque inespérée, de pouvoir connaître de près votre amie que j’admirais si fort de loin.
Josiane esquissa un sourire aimable en payement de ce compliment, dont l’intention mitigeait la banalité, et laissant Morannes répondre à celle qui l’avait prononcé, elle se mit à la considérer avec attention. Elle était vraiment splendide, cette créature, avec son type italien d’une beauté si voluptueuse, ses yeux noirs lumineux, son nez droit aux narines palpitantes, et ses lèvres d’un rouge vif laissant entrevoir des dents éblouissantes. Ses cheveux de jais étaient tirés lisses au-dessus de l’oreille et formaient sur le sommet de la tête une double natte en diadème. Le corps élancé était moulé dans une robe de satin paille à longs plis, et elle avait passé négligemment pour rester chez elle une casaque de chambre en crêpe de Chine cerise à broderies d’oiseaux chatoyants et de fleurs multicolores qui, bâillant aux mouvements qu’elle faisait, permettait d’apercevoir, par échappées, une gorge nacrée.
La Farelli, née dans la campagne romaine, était l’incarnation parfaite de ces courtisanes italiennes de la grande époque de la Péninsule, maîtresses de cardinaux ou de podestats pour remplir leur coffre et alimenter leur luxe, mais compensant ces amours officielles et à la glace, par d’autres amours tout enfiévrées, toutes brûlantes celles-là, pour quelque condottiere de belle mine ou quelque capitaine Phœbus aussi brillant que son nom sous son galant uniforme et n’ayant, comme tout bien, que sa prestance et son épée. Elle n’avait qu’un culte, sa beauté, qu’un but la satisfaction de ses passions, et pour arriver à ses fins elle ne chicanait pas sur les moyens. Malheur à qui se mettait en travers de ses désirs, malheur à qui détournait d’elle la proie conquise ou seulement convoitée. À défaut du poignard ou du poison, dont elle aurait joué sans plus de scrupule que ses aïeules du XVIe siècle, n’était la cour d’assises qui ne badine pas avec ce genre de fantaisie, elle trouvait, pour servir sa vengeance et contenter sa haine, des procédés à l’abri du Code, mais plus redoutables peut-être encore que ceux qu’il châtie, et sa perfidie native savait imaginer des tortures morales infiniment plus cuisantes que tous les supplices pratiqués par l’Inquisition.
Cette créature de chair et de sang qui tranchait si radicalement sur les poupées en sucre candi, formant le bataillon des « belles petites » du monde galant, avait fait sensation à Paris, et elle était à peine débarquée sur les quais empierrés qu’arrose la Seine, que son alcôve avait été cotée au taux le plus élevé auprès des clubs. Il lui avait suffi de se montrer pour avoir immédiatement hôtel, chevaux, diamants, et une liste civile qu’aurait enviée une reine. Elle se plaisait au faste qui l’entourait, parce qu’il cadrait avec sa personnalité rayonnante, et si elle amenait à flots l’or dans ses caisses, c’était moins pour cet or lui-même qu’elle ne songeait guère à thésauriser, – comme tant de ses pareilles, – que parce qu’il lui permettait de satisfaire ses prodigalités et l’aidait, au besoin, à acheter le contentement de ses vices. Amie sûre et serviable, d’ailleurs, elle avait tiré d’embarras avec autant de délicatesse que de discrétion, plus d’un clubman qui avait pris « la culotte » à la grosse partie et ne savait où donner de la bourse, et elle comptait autour d’elle des dévouements éprouvés. Nature toute de premier mouvement, – amour ou haine, – elle-même passionnait tous ceux qui l’approchaient. On l’adorait avec délire ou on la détestait avec frénésie. À personne elle ne demeurait indifférente.
Les deux femmes qui se trouvaient réunies dans l’hôtel de la rue Vernet se valaient chacune dans leur genre.
– Bonne nuit, mesdames, fit Hubert après avoir rendu à la Farelli la monnaie de sa politesse et en tirant par ces mots la comtesse de sa contemplation, et souvenez-vous que les gens vertueux… comme nous, aiment à voir lever l’aurore !
Cet adieu prononcé, le marquis laissa retomber – sur lui la lourde tenture qui masquait la porte et, regagnant sa voiture, se fit conduire au cercle de la rue Royale.
Lilas blanc et la Farelli étaient maintenant livrées à elles-mêmes.
Ce fut la courtisane qui la première rompit le silence.
– À présent que nous voilà seules, dit-elle, avec toutes sortes de caresses dans la voix, et qu’il est bien entendu qu’oubliant pour une heure qui nous sommes chacune, nous formons simplement un duo de curieuses… de nationalité différente, cherchant à se pénétrer l’une l’autre, deux camarades improvisées par une fantaisie mutuelle comme dans une rencontre de voyage, mais qui demain prendront une route opposée, voulez-vous bien que nous bénéficions tout de suite du programme convenu, il est l’heure de souper, – après un bal masqué, c’est de rigueur, – allons nous mettre à table !…
– Très volontiers, répondit Josiane en se levant de son siège et suivant son interlocutrice, qui lui montrait le chemin, elle traversa la pièce voisine, un grand salon de style Louis XV blanc et or avec – des tentures de soie bleu pâle sur laquelle de mignons amours brochés jouaient en se donnant la – chasse, elle se trouva dans un petit jardin d’hiver treillagé d’or, voluptueusement éclairé par des lampadaires dissimulés dans des massifs de verdure et de plantes rares, et dont la voûte fleurie était formée de camélias disposés avec art. En guise de gazon sur le sol, un tapis de moquette mousseuse – vert foncé ; comme bancs, des divans de peluche réséda larges et moelleux avec des coussins gigantesques. Dans un coin, au-dessus d’une vasque remplie d’eau odorante, une copie de la Source, d’Ingres, encadrée par des feuillages sombres et éclairée par un réflecteur invisible et disposé avec tant d’habileté qu’on pouvait croire à une apparition vivante ; ailleurs une Psyché en marbre dans l’attente de l’Amour, donnant une note blanche éclatante sur le fond ombreux du jardin. La table était toute dressée avec deux couverts et au milieu une merveilleuse corbeille de lilas blanc et sur des dessertes volantes et permettant de se servir soi-même, sans le secours des domestiques, se trouvait tout ce qu’il faut pour un souper de femmes – au palais délicat et qui s’attablent bien moins pour manger que pour avoir un prétexte à causerie.
– Mais c’est un décor de féerie, s’écria gaiement Josiane, à la vue de cette serre boudoir, et d’un coup de votre baguette magique, vous me transportez dans un jardin enchanté !…
– C’est votre présence seule, s’empressa de riposter Julia, qui prête un air de fête à ce petit bosquet. N’ensoleillez-vous pas tout autour de vous ?
Tout en faisant assaut de compliments mutuels, on s’était mis à table. La Farelli servait elle-même son invitée, attentive à lui verser le vin de Porto contenu dans des carafes à facettes et à montures d’argent richement ciselées, s’ingéniant à garnir son assiette des morceaux les plus délicats, séduisante et gracieuse au possible dans son rôle de maîtresse de maison. Les deux femmes devisaient, tout en mordant du bout des lèvres aux succulences étalées devant elles. La conversation, en commençant, s’était établie sur des riens insignifiants : la pluie et le beau temps, le froid et le chaud, les installations à Paris et les nouvelles pièces en vogue, langage incolore de gens qui ont à se dire les choses les plus intéressantes et qui prennent le chemin des écoliers dans l’espérance que le courage leur viendra pendant la route.
– Je dois lui paraître bien inepte, pensait la comtesse, en faisant tous ses efforts pour triompher de son embarras.
– Quelle idée doit-elle avoir de moi, se disait de son côté la Farelli, en me voyant ainsi troublée en sa présence ?…
Cependant, petit à petit, la glace avait fini par se rompre, moins par la volonté réciproque des deux convives d’en arriver à ce but, que sous l’influence des vins capiteux que leur poitrine en feu et leur gosier desséché par l’émotion invincible qu’elles ressentaient, leur faisaient boire à pleine rasade.
Après avoir épuisé le thème des couturières, énoncé leur goût à chacune en matière de modes, rappelé aimablement les toilettes entrevues sur l’une et sur l’autre un jour au Bois, un soir au théâtre, – toilettes réussies à miracle ! – elles en étaient venues à traiter des préjugés du monde et à les mettre sans pitié sous leurs pieds mignons. Le monde n’était qu’un s*t et ses conventions n’avaient pas le sens commun. Si les femmes s’entendaient mieux entre elles et savaient revendiquer leurs droits, elles auraient bien vite fait de retourner l’opinion. Mais elles étaient trop timides, trop timorées, trop soucieuses du qu’en dira-t-on ?… Elles n’avaient pas assez le sentiment de leur force. Au fond, pourquoi ne jouiraient-elles pas des mêmes immunités que les hommes ! Ainsi quel feu et flamme ne jetterait pas le monde s’il apprenait le souper de cette nuit – et cependant Dieu sait le mal qu’elles faisaient ? – Il crierait à l’abomination de la désolation, au scandale éhonté, à l’écroulement de tous les principes !… Or, si au lieu de la grande dame c’était son mari qui soupait tête à tête avec la courtisane, non seulement ce même monde ne dirait rien, mais il trouverait la chose toute naturelle. En vérité, était-elle assez stupide, assez illogique la société ?… Aussi il fallait s’en moquer et ne faire qu’à sa guise. Tant pis pour ceux qui n’étaient pas contents !…
La conversation allait ainsi son train de-ci, de-là, par monts et par vaux, passant d’un extrême à l’autre, et devenue maintenant chaude et colorée, de froide et languissante qu’elle était au début.
La comtesse questionnait la courtisane sur les hommes de son monde, reçus à l’hôtel de la rue Vernet, et elle prenait un plaisir extrême à entendre les indiscrétions de la Farelli sur leur compte, à écouter les historiettes plus ou moins scandaleuses ou piquantes dont ils faisaient les frais. L’Italienne, heureuse de son succès, n’y mettait pas de réticences et c’était un déshabillage complet. Un racontar, comme les poules qui vont aux champs, en appelait un autre, et Josiane était tout oreilles au défilé des chapitres de cette histoire amoureuse du Paris élégant. Il y avait le cas du comte de G…, engageant sa croix d’honneur chez une couturière en vogue comme garantie du payement qu’il promettait des notes d’Antonia Varades ; il y avait celui de la marquise de T…, une héritière de la Bourse entrée, par la porte du mariage, dans le monde aristocratique grâce aux écus paternels, couvrant d’or et de diamants Ketty-Bijou pour qu’elle lui renvoyât de temps à autre son mari. À ces échéances-là, Ketty mettait à la porte le marquis sans autre forme de procès.
Et le gentilhomme, contrit et penaud, revenait chercher des consolations dans l’alcôve conjugale. Cela durait un temps, puis Ketty lui remettait la chaîne – jusqu’à conclusion d’un nouveau marché avec la marquise. Ketty-Bijou appelait cela « ses entractes ».
C’était encore la façon dont le baron de M…, ruiné à plates coutures par la grande partie du club, les courses et les demoiselles à ceinture qu’on dore, s’était refait au moyen d’un mariage avec la fille d’un maître de forges. Sa bonne étoile lui avait fait rencontrer aux bains de mer cette dot inespérée : notre décavé plut au père comme à la fille, parla mariage et fut écouté. Vint le chapitre des apports matrimoniaux :
– Je donne six cent mille francs de dot à ma fille, dit le père. Sans être exigeant sur la question d’argent, je ne veux pas d’un gendre absolument sans fortune. Qu’apportez-vous à votre tour ?…
– Deux cent mille francs.
– Placés comment ?
– Valeurs diverses au porteur.
– C’est peu, mais c’est assez. Vous allez partir pour Paris, dans trois jours je vous y rejoindrai et nous signerons le contrat.
Vous le savez, notre aspirant époux était tout à fait à la côte : il n’était pas jusqu’à son mobilier qui n’eût été jeté en pâture à ses créanciers. Il ne se décontenança pas pour si peu ; il partit pour Paris et s’en alla tout droit trouver celle qui l’avait aidé à croquer la majeure partie de son patrimoine. C’était une bonne âme. Il lui conta son cas ; elle s’y intéressa, et son appartement devint celui du baron. En le quittant, elle eut soin d’y oublier deux cents et quelque mille francs sur une table à jouer. La situation était sauvée.
M. de M… reçut son futur beau-père dans ce merveilleux réduit, l’y logea et le défraya de tout. Les deux cent mille francs furent soigneusement déposés chez le notaire du maître de forges. On signa le contrat, le mariage fut consommé au milieu du contentement général, et voilà comment le bataillon des cocodettes compta une recrue de plus en la personne de la baronne de M…
La Farelli conta bien d’autres histoires à la comtesse et l’initia à bien d’autres dessous de la société aristocratique d’alors. Josiane n’en revenait pas de la voir si au courant des tours et détours d’un monde où elle n’avait pas été nourrie. Secrets des intérieurs, plaies cachées des familles, scandales déguisés à grand renfort de stratégie, véritable état des fortunes, rien n’était un mystère pour la courtisane. De temps à autre. Josiane ponctuait la narration de son interlocutrice par de petits oh ! d’étonnement, des « est-il possible » ? de stupeur, l’excitant, par des points d’interrogation habilement posés, à marcher de l’avant et fouillant à fond le champ d’investigations ouvert devant elle.
À son tour, la courtisane s’enquérait auprès de la grande dame des faits et gestes de celui-ci, des aventures de celle-là, et Josiane satisfaisait complaisamment la curiosité de son hôtesse, – juste retour des confidences qui lui étaient faites à elle-même.
Le chapitre des hommes qui les intéressaient plus particulièrement toutes deux, dans leur passé eu dans leur présent, ne fut pas le moins attrayant de la conversation. Elles faisaient assaut mutuel d’habileté pour déguiser le vrai mobile qui les amenait à s’inquiéter d’une individualité plutôt que de telle autre, cherchant à se donner le change l’une l’autre sur les sentiments réels qui les agitaient, mais infatigables dans leur désir de tout apprendre, de tout découvrir. L’amour vint compendieusement sur le tapis et chacune des deux causeuses exposa sa théorie sur la matière. À ce sujet ancien, elles trouvaient des développements nouveaux, voyant toutes deux les choses à un point de vue personnel et presque toujours différent, mais s’entendant au total pour arriver à cette conclusion : « Sont-ils assez bêtes les hommes ?… »
À ce moment, la comtesse, tout en parlant, et par un mouvement machinal bien plus que pour reconnaître l’attention de la maîtresse de céans, avait enlevé du surtout une branche de lilas et l’avait arborée à son corsage.
– Que c’est aimable ce que vous faites là, s’écria la Farelli avec impétuosité, je n’avais pas osé vous offrir une de ces fleurs.
– Eh bien ! moi, je me la donne de votre part, reprit Josiane, profitant vivement du terrain qui lui était offert, et je la garderai à jamais en souvenir de cette nuit charmante.
Ces mots n’étaient pas prononcés que l’Italienne, penchant la tête ; par un mouvement d’une rapidité telle que la comtesse n’eut pas le temps de s’en rendre compte, approchait ses lèvres de la main de Josiane, tandis qu’elle ajustait la branche de lilas et y déposait un b****r en signe de gratitude.
Une légère rougeur monta au visage de Josiane à cette démonstration inattendue, mais dont, au fond, l’élan ne lui déplut pas.
– Folle ! gronda-t-elle à mi-voix, avec un sourire d’absolution et en laissant tomber doucement sa main sur le bras de la courtisane.
– Ah ? oui folle ! murmura la Farelli avec un lent soupir, d’une expression pleine de mystère et d’aspirations douloureusement refoulées, qui fit passer un tressaillement dans tout l’être de la comtesse.
C’était une étreinte indéfinissable avec des effluves qui lui montaient à la tête et des frissons qui lui serraient le cœur. Julia, pour souper, avait rejeté sa casaque de chambre, et son corsage décolleté, retenu seulement aux épaules par une bandelette de satin, laissait à découvert son buste et ses bras d’un blanc mat et légèrement estompé par un duvet fauve. Elle avait l’air ainsi d’une femme du Titien descendue de son cadre, et il semblait qu’une irradiation infernale entourât sa provocante beauté d’une auréole de feu dévorant. Au contact fascinateur de cette merveilleuse créature, insufflant la volupté par tous ses pores, à la parole moelleuse comme une caresse, au regard comme chargé d’un fluide magnétique, Josiane se sentait envahie par cet enivrement délicieux que procure le haschisch, où le cerveau perd sa volonté pour laisser les sens dominer en maîtres absolus.
– Il fait ici une chaleur étouffante, dit-elle, en dégrafant le camail de son domino et en apparaissant à son tour dans la triomphante nudité de ses épaules, de sa gorge, de ses bras qu’on eût dit taillés dans du marbre rosé et que faisait ressortir encore davantage le satin noir de son corsage. Puis, s’étendant sur le divan, le dos appuyé sur une pyramide de coussins, sa jolie tête fine et hautaine mollement soutenue par sa main repliée, elle se mit à fumer une cigarette. La Farelli, de son côté, s’était couchée à terre à ses pieds, comme une esclave de harem auprès de la sultane favorite, et l’éventait doucement avec un écran en ailes de toucan. Les deux femmes parlaient à peine, comme alanguies sous le poids d’un demi-sommeil enchanteur et se laissant bercer par des songes aux ailes d’or. Les prêtresses de Lesbos devaient être ainsi dans leurs extases amoureuses.
La cigarette de Josiane vint à s’éteindre. Julia la lui prit des doigts et, la portant à ses lèvres encore humectée de l’haleine de Lilas blanc, se mit à la rallumer lentement. Ensuite elle la rendit à Josiane en lui disant avec un sourire :
– À l’italienne !… Dans mon pays, la politesse le veut ainsi.
– À mon tour alors, reprit Lilas blanc, après avoir humé quelques bouffées de tabac et en repassant la cigarette à sa compagne.
Ce jeu se renouvelait déjà depuis plusieurs tours, avec des ondulations charmantes de part et d’autre pour prendre et reprendre la cigarette, de petits cris joyeux à chaque reprise du manège, quand, tout d’un coup, en relevant la tête pour l’approcher de Julia, la comtesse aperçut à travers une glace sans tain encadrée de feuillage, qui séparait la serre d’un salon contigu, un visage d’homme livide, grimaçant, décomposé, qui regardait la scène :
– Ah ! fit-elle en se redressant comme mue par un ressort et, toute pâle d’épouvantement, je rêve, ce n’est pas possible !
Dans le spectre qui venait de lui apparaître, elle avait reconnu le prince Boris Saviloff.
Au mouvement de sa compagne, la Farelli avait tourné son regard dans la direction où s’était porté celui de la comtesse. À la vue de Boris :
– Misérable, qu’ai-je fait ? rugit-elle entre ses dents et en bondissant du tapis comme une panthère, et moi qui ne me souvenais plus !…