III

2092 Words
III Il me faut vous dire maintenant quelle était cette comtesse de haute volée, connue sous le surnom de Lilas blanc, que traitait avec une si étrange désinvolture Hubert de Morannes, puis vous faire pénétrer plus avant cet Hubert lui-même, sur le pied d’une familiarité si parfaite, à la fois, avec la grande dame et Julia Farelli, la demi-mondaine. Grande dame, la comtesse Josiane de Creuil l’était sans conteste par sa naissance, par son mariage et par le train d’existence magnifique qu’elle menait. Elle faisait partie du clan des Cocodettes, mais y occupait une place à part. Elle le dominait non seulement de toute la hauteur de sa beauté et de son intelligence, mais aussi de toute la hauteur de ses passions. Elle avait le vice souverain et superbe, et ce n’est pas elle qui, son bonnet lancé par-dessus les moulins, s’efforçait, à l’exemple de tant d’autres femmes de son monde, de le rattraper par la bride. Grande et svelte, les cheveux châtain clair, elle avait la nuque ronde et volontaire qu’on remarque dans l’admirable buste de l’impératrice Poppée, au Louvre. Le nez était aquilin, mince et d’un dessin très net ; la bouche, petite, empruntait au pli légèrement prononcé de la lèvre supérieure une grâce altière, qui était pour elle un attrait de plus. Le front proéminent, plein et audacieux, venait confirmer chez elle la hauteur dans l’esprit, l’ironie froide et la volonté implacable que dénotait la bouche. Les yeux, d’un gris bleuté, abrités par des cils longs et fournis, rappelaient la teinte de l’Océan quand ses vagues profondes se confondent au loin avec l’horizon, par une belle journée d’automne ; ils étaient rendus plus saisissants encore par la façon délicieuse dont Josiane dépliait ses paupières, et dont aucune femme de cette époque – sauf peut-être l’impératrice Eugénie – ne semblait avoir le secret. Le port du cou, d’une distinction suprême, procédait de celui de la reine Marie-Antoinette, de même que les pieds petits, les mains longues et fines avec des doigts allongés en fuseaux, et les attaches du poignet, délicates, décelaient la grande race de la comtesse. Les épaules et les bras d’une ligne sculpturale, bien en chair, sans être empâtés par la graisse, complétaient l’aspect splendide de cette créature d’élite, l’incarnation parfaite de la femme de trente ans. On avait surnommé Josiane Lilas blanc à cause de sa prédilection pour cette fleur, et elle avait accepté de bonne grâce le surnom. Non contente de faire entrer dans sa parure sa fleur favorite, elle timbrait son papier à lettre d’une branche de lilas traversant une couronne de comtesse, et souvent même il lui arrivait de déposer, en guise de carte de visite, sa fleur emblématique chez quelqu’une de ses relations. Le tout Paris des clubs, du Bois, des premières représentations, la connaissait sous ce surnom fleuri et le lui donnait familièrement. Très en vue par l’éclat de son existence, par le compte rendu presque quotidien que les journaux du high-life publiaient de ses faits et gestes, très attrayante par les aventures mystérieuses qu’on lui prêtait, par les hardiesses de conduite qu’on lui attribuait, elle était de ces femmes du monde qui semblent appartenir au public, tout comme les femmes de théâtre, et dont il estime absolument naturel de pénétrer la vie intime. Artiste d’instinct et par éducation, la comtesse Josiane ne dédaignait pas d’attirer à elle ceux qui tenaient la plume et le pinceau ou même triomphaient devant la rampe. On portait à son actif un caprice d’imagination pour un poète et pour un comédien, et l’on insinuait qu’un portrait d’elle qui avait fait sensation au Salon n’était qu’un témoignage de gratitude inspiré par l’homme au peintre signataire du tableau. Mariée à un gentilhomme de haute lignée, mais incapable de la comprendre, – abêti qu’il était déjà par la vie du club et de cabinet particulier – et qui, en fait de femmes, s’en tenait aux demoiselles à ceinture dorée, cultivées depuis sa sortie de la rue des Postes, – elle avait vite fait son deuil de ce rêve de toute jeune femme : l’amour dans le mariage, et n’avait pas assombri son foyer de ses pleurs et ses grincements de dents. Ne considérant son époux que comme une raison sociale dans le ménage, lui laissant toute liberté à condition qu’il lui rendrait la réciproque, elle vivait avec le comte sur le pied d’une bonne et aimable camaraderie qu’il appréciait très fort et qui lui faisait trouver son état conjugal une situation absolument enviable. « J’ai rencontré la femme qu’il me fallait, répétait-il souvent, et je suis le plus heureux des maris !… » Elle, de son côté, paraissait la plus heureuse des femmes. Elle menait la vie à outrance, régnant sur tout un peuple d’adorateurs heureux de se soumettre à sa loi, marchant de succès en succès, fêtée, enviée, osant beaucoup parce qu’elle pouvait beaucoup oser, se moquant d’ailleurs du qu’en dira-t-on, et s’en tenant à sa devise : Ego sum qui sum. Tant pis pour ceux qui protestaient, pour les puritains qui s’effarouchaient, pour les médisants qui clabaudaient, elle ne s’inquiétait pas d’eux, elle ne se souciait que d’elle – et c’était assez. Le vice chez Josiane, je l’ai dit, était grand seigneur et ne connaissait pas d’obstacle. Son caprice était sa loi et, pour satisfaire une fantaisie, elle brisait, sans la moindre hésitation, toutes les conventions. C’est ainsi qu’à plusieurs reprises, rendue méconnaissable avec art, elle avait osé affronter, elle, la femme de toutes les élégances et de toutes les aristocraties, les bals populaciers des boulevards extérieurs de Paris. Là, elle ne dédaignait pas de livrer sa taille de comtesse aux bras puissants de quelque gars de l’endroit qui, la serrant étroitement contre lui, l’entraînait dans le tourbillon du galop ou de la valse, et elle était radieuse des passions foudroyantes qu’elle inspirait à ses danseurs en cotte et en pantalon de velours, passions qu’elle laissait sur le trottoir en remontant, à la sortie du bal, dans la voiture qui l’y avait conduite. C’était pour cette grande blasée, vouée à l’adoration perpétuelle d’hommes brillants, titrés et riches, mais qui n’avaient jamais su faire parler ni son cœur ni ses sens, c’était un ragoût exquis et piquant, quelque chose de savoureux et d’inattendu comme la pipe des gardes suisses que fumaient les filles de Louis XV, comme le cornet de pommes de terre frites d’un sou que la duchesse de Berry, lasse des truffes de la table royale, envoyait chercher et qu’elle croquait avec délice. Au rude contact de ces poitrines robustes et fumantes, aux compliments qui lui arrivaient tout pleins de désirs brûlants et d’ardeurs de la chair, je ne sais quoi d’inassouvi remuait en elle et ses tempes battaient à tout rompre. Les flots d’un sang chaud et tumultueux montaient du cœur à ses joues, et elle éprouvait une sensation dont l’âpreté même devenait une jouissance. C’est une fantaisie de ce genre pour l’étrange et le nouveau qui la conduisait, cette nuit même, chez Julia Farelli et lui faisait déserter les salons de l’ambassadrice d’Autriche pour le boudoir de la courtisane. La comtesse Josiane se plaisait à ces contrastes et c’est vraiment pour elle que les extrêmes se touchaient. Un jour, elle avait manifesté à Morannes son envie de se rencontrer avec la célèbre créature, qui régnait sur son monde comme elle sur le sien, et le marquis s’était empressé de porter l’expression de cette flatteuse curiosité à l’Italienne. Celle-ci, qui avait ses raisons pour accueillir avec enthousiasme la demande de la comtesse, avait répondu à Morannes qu’elle était aux ordres de son amie. Malheureusement, par suite de ces mille et un empêchements imprévus de la vie parisienne, la chose n’avait pas pu s’arranger immédiatement, et de là l’inquiétude manifestée par Julia sur l’issue des négociations qu’elle avait chargé le marquis de renouer à la fête de l’ambassade. Plus que jamais pourtant elle tenait à l’entrevue mise sur le tapis et sa joie avait été immense du succès remporté par Hubert. Descendant d’une longue suite de preux, le marquis Hubert de Morannes, orphelin de bonne heure, s’était trouvé à sa majorité libre possesseur d’une soixantaine de mille livres de rente en terre. Son enfance avait été triste et sévère ; privé des affectuosités de la famille, des douces joies du foyer domestique, il n’avait guère connu, en fait de réjouissances, jusqu’à ses dix-huit ans, que les récréations édictées par les Pères du collège de sa province. Aux vacances, il sortait chez son tuteur, ancien officier de Charles X, démissionnaire en 1830, bien plus préoccupé de ses rhumatismes que de son pupille et dont toutes les instructions se résumaient à lui inculquer l’amour des princes légitimes et le mépris de ces misérables bourgeois qui avaient fait les journées de juillet et du même coup brisé le brillant avenir militaire qui l’attendait. Au reste, il laissait Hubert libre de courir les champs, de monter à cheval, de chasser comme bon lui semblait, et même de voisiner avec les châteaux bien pensants entourant son domaine. Là, le jeune marquis rencontrait de temps à autre quelques élégants, en rupture de Paris, pour villégiaturer sur les terres paternelles et se refaire au calme régime de la famille, et il n’avait pas assez d’oreille, alors, pour écouter tout ce qu’ils lui racontaient sur la capitale, ses pompes et ses œuvres, sur cette ville de féerie où le plaisir régnait du matin au soir et du soir au matin, sur cet Éden où toutes les femmes étaient jolies et où tous les hommes leur faisaient croquer la pomme. Hubert n’avait en tête que ce Paris enchanteur et diabolique, et il se promettait bien, dès qu’il serait son maître, d’y courir par l’express et d’y passer sa vie. Ce jour ne se fit pas attendre. Ses dix-huit ans étaient à peine sonnés que son tuteur, sous prétexte qu’il était armé de pied en cap pour « le combat de la vie » ; mais, au fond, pas fâché de se libérer de sa mission protectrice, le faisait bel et bien émanciper et le mettait en possession de sa fortune. Libre, riche le marquis mit immédiatement à exécution son rêve de collégien et partit pour les bords de la Seine. Accueilli à bras ouverts par ses connaissances de vacances, promptement initié par eux aux tours et détours de l’existence à grandes guides, aux divers articles du code du chic, il ne tarda pas à devenir une des individualités les mieux cotées du monde de la haute gomme. La taille bien prise, d’une tournure naturellement élégante, brun avec un teint nacré, un sourire charmant, des mains blanches soignées, aux ongles polis, Morannes était fort séduisant et le type accompli de l’homme à femme. Montant à cheval, à merveille, habile à tous les exercices du sport, sachant manier l’épée ou tirer le pistolet d’une façon très présentable, il réalisait à point les conditions que le Paris du high life réclame pour ses premiers rôles. Il eut de grands succès au boulevard Haussmann comme au faubourg Saint-Germain et dans les deux mondes – le monde pour de vrai et le monde pour rire – des liaisons retentissantes lui conquirent une indéniable célébrité. Membre du Jockey et du Baby, habitué de la loge du Club a l’Opéra, toujours habillé avec une correction suprême, jouant cher et sachant perdre sans regretter ses billets, aimant les chevaux de prix et les femmes de même, habitant un appartement de garçon, mais en plein boulevard Malesherbes et avec un mobilier de deux cent mille francs, tout chez lui était marqué au coin d’un faste de bon goût et d’une élégance raffinée. À l’époque où commence ce récit, il y avait plus d’une douzaine d’années que le marquis de Morannes menait sur ce pied la vie à Paris, et bien qu’il eût semé aux buissons du chemin les trois quarts de sa fortune, vendu de longue date ses domaines patrimoniaux pour les transformer en valeurs de Bourse de meilleur rapport, valeurs liquidées à leur tour le plus lestement du monde, il ne changeait rien à son allure. C’était toujours le même train, le même luxe, la même prodigalité de bon ton. De temps à autre, quelque malveillant poussait bien cette exclamation : « Où diable Morannes peut-il prendre l’argent qu’il dépense ?… » Mais le monde, qui n’aime pas à creuser les choses et se contente de la surface, de peur d’une découverte qui viendrait troubler sa quiétude, laissait l’interrogation sans réponse. On savait le marquis un homme plein de ressources et trop de son temps pour avoir le moindre scrupule à se mêler d’affaires de finance. Lié à la fois avec les gros bonnets de la Bourse et les notoriétés du monde aristocratique, il servait de trait d’union entre ceux-ci et ceux-là, facilitait la composition des conseils d’administration et, par les influences dont il disposait, amenait souvent, en un tour de main, la conclusion d’opérations importantes. Naturellement ces bons offices étaient reconnus par des commissions, qui, pour être dissimulées avec la plus extrême délicatesse, n’en constituaient pas moins un magnifique revenu à celui qui en était l’objet. En un mot, le marquis de Morannes avait mis en exploitation sa situation sociale et en tirait plus de rentes qu’à élever des lapins. Ayant l’art suprême de faire entrer dans son jeu les femmes capables de l’aider à retourner le roi, à quelque monde qu’elles appartinssent, après l’ère des bonnes fortunes commençant à décliner pour lui, il s’ouvrait celle des amitiés fécondes et s’assurait ainsi de ne jamais rester en plan. La connaissance faite maintenant avec la comtesse Josiane et son compagnon Hubert, entrons sans plus tarder à leur suite dans l’hôtel de Julia Farelli.
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